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Le préjudice moral de l’enfant non conçu au moment du fait générateur

La Cour de cassation refuse d’admettre le lien de causalité entre le préjudice moral invoqué par la victime indirecte et la disparition de la victime directe. Cette disparition est survenue trente ans avant la demande formée par la victime par ricochet.

par Henri Contele 24 mars 2021

Les faits sont tristement célèbres. Le 8 juillet 1987 la petite Charazed B…, âgée de 10 ans seulement, disparaît alors qu’elle descendait de chez elle pour jeter des déchets. L’information judiciaire fait l’objet d’une ordonnance de non-lieu en janvier 1989 et d’un autre en novembre 2014. Cependant, un supplément d’information a été ordonné. La prescription n’ayant jamais été acquise, cela a permis à la sœur de la disparue, née trois ans après l’enlèvement présumé de la jeune fille, de saisir la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) pour demander réparation de son préjudice moral sur le fondement de l’article 706-3 du code de procédure pénale.

La cour d’appel de Grenoble admet la réparation de ce préjudice ce qui conduit le Fonds de garantie des victimes et d’autres infractions (FGTI) à former un pourvoi devant la Cour de cassation.

Il se posait la question devant celle-ci de savoir si la sœur de la disparue, qui ne l’a pas connue, peut invoquer sur le fondement de l’article 706-3 du code de procédure pénale la réparation de son préjudice moral consistant dans le traumatisme de la disparition entretenu en permanence au sein du foyer familial.

La deuxième chambre civile, sur le fondement de l’article 1240 du code civil et de l’article 706-3 du code de procédure pénale, refuse d’admettre le lien de causalité entre la disparition de l’enfant et le préjudice moral de sa sœur qui n’était pas née au moment de la survenance du fait générateur.

La deuxième chambre civile, juge du fond. Les juges de la Cour de cassation font, ici, application de la loi Justice 21 du 18 novembre 2016 et de son décret n° 2017-396 du 24 mars 2017 qui ont prévu la possibilité pour la Cour de cassation de statuer au fond sans renvoi, si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie (COJ, art. L. 411-3). Toutes les questions étant résolues, il paraissait inutile de renvoyer l’affaire devant une cour d’appel pour qu’elle se contente de dire qu’il n’existait pas de lien de causalité. Cela évite toutefois tout débat et toute résistance de la part des juges de la juridiction inférieure au moment du renvoi.

Une question récurrente

Depuis un fameux arrêt de 2017 (Civ. 2e, 14 déc. 2017, n° 16-26.687, Dalloz actualité, 10 janv. 2018, obs. A. Hacène ; D. 2018. 386 , note M. Bacache ; ibid. 2153, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; ibid. 2019. 38, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; AJ fam. 2018. 48, obs. M. Saulier ; RDSS 2018. 178, obs. T. Tauran ; RTD civ. 2018. 72, obs. D. Mazeaud ; ibid. 92, obs. A.-M. Leroyer ; ibid. 126, obs. P. Jourdain  ; Gaz. Pal. 2018. 214, note M. Dupré ; JCP 19 févr. 2018, p. 204, note J.-R. Binet ; JCP 26 févr. 2018. Doctr. 262, obs. P. Stoffel-Munck ; RDF n° 6, juin 2018, comm. 165, obs. D. Galbois ; Lexbase, n° N2094BXT, note H. Conte), la question de l’admission de la réparation du préjudice moral ressurgit régulièrement dans la jurisprudence et devient la source de débats doctrinaux. Il est désormais établi que l’enfant, simplement conçu au moment de la survenance du fait générateur ayant entraîné la mort de la victime directe, peut demander réparation de son préjudice. À cette occasion, un nouveau chef de préjudice a été créé : le préjudice d’affection lié à l’impossibilité de pouvoir nouer des liens d’affection avec un parent. Ce préjudice est objectif et présumé pour permettre à toutes les victimes concernées de pouvoir s’en prévaloir sans avoir à démontrer la réalité de l’existence de lien affectif entre les personnes concernées. Au-delà de la question de la nécessité de se reporter à l’adage infans conceptus pour admettre la possibilité de conférer un droit d’agir rétroactivement à un enfant simplement conçu au moment du fait générateur – ce qui pose des problèmes de lien de causalité –, les juges du fond ont dû se demander jusqu’à quel degré de parenté ce nouveau chef de préjudice pouvoir valoir.

Une nouvelle question

Les derniers arrêts sur ce sujet (Crim. 10 nov. 2020, n° 19-87.136, Dalloz actualité, 15 déc. 2020, obs. M. Recotillet ; D. 2020. 2288 ; AJ fam. 2020. 679, obs. L. Mary ; AJ pénal 2021. 31, note Y. Mayaud ; RJPF 1er jan. 2020, note M. Dupré ; RCA n° 1, janv. 2021, comm. 2, note S. Hocquet-Berg ; Civ. 2e, 11 févr. 2021, n° 19-23.525, Dalloz actualité, 1er mars 2021, obs H. Conte ; D. 2021. 349 ; AJ fam. 2021. 191, obs. J. Houssier ) incitaient, par ailleurs, à se demander si des parents plus ou moins proches pouvaient se prévaloir d’avoir souffert d’un tel préjudice alors qu’ils n’étaient pas conçus au moment du fait générateur.

Dans un arrêt récent (Civ. 2e, 11 févr. 2021, n° 19-23.525, préc.), rendu là aussi au visa de l’article 706-3 du code de procédure pénale, la Cour de cassation a admis qu’un enfant simplement conçu au moment du décès de son grand-père pouvait demander réparation de son préjudice moral. La question se posait, et se pose encore du cercle familial concerné par ce chef de préjudice. Aujourd’hui, le grand-père et demain, pourquoi pas, le cousin, le beau-père, etc.

Dans cet arrêt, la question se posait de la possibilité, pour les enfants non conçus lors de la survenance du fait générateur, de pouvoir bénéficier d’une créance de réparation. Après tout, ni l’enfant conçu au moment de la disparition de la victime directe ni la sœur ou le frère nés postérieurement au décès cette première n’ont eu la chance de la connaître. Pourquoi ne pas admettre que les enfants nés postérieurement au décès du parent ont souffert de ne jamais pouvoir nouer des relations affectives avec lui ?

Une nouvelle réponse

La Cour de cassation met un coup d’arrêt à l’extension du champ de la réparation du préjudice moral en affirmant qu’« en l’absence de lien de causalité entre le fait dommageable et le préjudice allégué, la demande de provision formée par Mme N… doit être rejetée ». On peut donc en conclure qu’il faut au moins avoir été conçu pour pouvoir prétendre à une réparation au titre du préjudice moral. Toutefois, deux questions se posent. Le chef de préjudice invoqué est-il le même que pour les arrêts antérieurs et pourquoi seuls les enfants conçus lors de la survenance du fait générateur peuvent bénéficier d’une créance de réparation au titre d’un préjudice moral ?

Sur la question du chef du préjudice moral, il n’est évoqué dans l’arrêt que le « traumatisme de la disparition entretenue en permanence au sein du foyer familial », ce qui est différent des chefs de préjudice évoqués dans les arrêts antérieurs qui avaient pour vocation de réparer l’impossibilité de nouer des liens affectifs avec un membre de la famille. Le premier est un préjudice qui est forcément présumé alors que le second ne l’est pas. Pour se prévaloir du traumatisme de la disparition, la victime indirecte a nécessairement dû apporter des éléments visant à en prouver la réalité. La différence entre les préjudices allégués aurait pu servir de prétexte à la deuxième chambre civile pour mettre un frein à une jurisprudence (trop ?) généreuse en matière de préjudice moral.

Le point n° 7 de l’arrêt incite toutefois à penser le contraire, car les juges du droit précisent bien que c’est parce que la victime indirecte a été conçue après la disparition de sa sœur que le lien de causalité ne peut pas être établi : « En statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses constatations que Mme N… avait été conçue après la disparition de sa sœur, de sorte qu’il n’existait pas de lien de causalité entre cette disparition non élucidée et le préjudice invoqué, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

L’arrêt porte à croire que le chef de préjudice moral invoqué importe peu. Dans tous les cas, il faut avoir été conçu au moment de la survenance du fait générateur pour pouvoir y prétendre. Cela est susceptible d’encourager les auteurs selon qui l’adage infans conceptus est nécessaire pour admettre le bien-fondé de la créance de réparation. Le recours à l’adage est, en effet, défendu comme étant nécessaire pour admettre l’existence du lien de causalité entre le fait générateur et le préjudice (v. not. M. Bacache, Nouveau préjudice moral pour l’enfant conçu au jour du décès accidentel de son père, D. 2018. 386, n° 11 ). En appréciant le lien de causalité à la date du fait générateur grâce à l’adage infans conceptus, on empêche des événements (comme la naissance) de s’interposer entre le fait générateur et le préjudice et on redonne au lien de causalité son caractère direct certain.

Cet arrêt du 11 mars 2021 porte un coup d’arrêt bienvenu à l’extension de l’admission de la réparation du préjudice moral subi par les victimes indirectes. Si on ne remet pas en cause les difficultés éprouvées par cette famille pour tenter de se remettre d’une disparition non encore élucidée aujourd’hui, il y a des demandes qui ne peuvent aboutir devant les juridictions au risque de faire perdurer l’inflation et le morcellement du préjudice moral (v. not. P. le Tourneau [dir.], Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, n° 2123.191). La Cour de cassation est là pour y veiller. C’est ce qu’elle a fait l’occasion de cet arrêt rendu en fait et en droit.