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Premiers impacts concrets de l’arrêt Google Ireland sur la loi « Influenceurs » et le projet de loi « SREN »

Après le coup de tonnerre d’une mutation judiciaire, un coup de tonnerre d’une mutation législative ? L’arrêt Google Ireland, Meta Ireland, TikTok, de la Cour de justice de l’Union européenne, en date du 9 novembre 2023 (aff. C-376/22)1 a tranché une incertitude quant à l’interprétation de la clause « marché intérieur » de la directive e-commerce2, qui impacte fortement les lois nationales, récentes ou futures (aux rangs desquels la loi « influenceurs » et le projet de loi « SREN »), réglementant les fournisseurs de services de la société de l’information (c’est-à-dire, en particulier, les prestataires de services d’hébergement, de plateforme ou de moteur de recherche d’ores et déjà soumis au règlement sur les services numériques ou Digital Services Act)3.

La clause « marché intérieur » de la directive e-commerce4 a fait couler beaucoup d’encre, tant chez les spécialistes de droit international privé, que chez les spécialistes de droit institutionnel et matériel de l’Union européenne, depuis l’entrée en vigueur de la directive e-commerce. En effet, l’article 3 de la directive e-commerce, intitulé « marché intérieur », se compose de six alinéas, au contenu parfois elliptique, dont trois sont centraux pour comprendre la situation actuelle. Le premier alinéa précise qu’il incombe à l’État membre du lieu d’établissement du prestataire de services de la société de l’information de veiller au respect par ce prestataire des dispositions nationales qui relèvent du « domaine coordonné » par la directive (liberté d’établissement, informations, contrats par voie électronique, responsabilité…, à l’exception de quelques aspects visés dans l’annexe de la directive). L’alinéa 2 enjoint les autres États membres que celui du lieu d’établissement du prestataire de services de la société de l’information, de ne pas restreindre la libre circulation des services de ce prestataire, dans ledit domaine coordonné.

L’alinéa 4 prévoit que ces États membres, autres que celui du lieu d’établissement du prestataire de services de la société de l’information, peuvent prendre à l’égard d’un « service donné » des « mesures » dérogeant à l’interdiction de restriction de l’alinéa 2, si et seulement si ces mesures sont nécessaires et proportionnées pour garantir le respect de l’ordre public, de la santé publique, de la sécurité publique ou de la protection du consommateur et si ces mesures ont été précédées d’une demande auprès de l’État membre du lieu d’établissement du prestataire de services de la société de l’information d’une prise de mesures appropriées restée infructueuse et ont été préalablement notifiées à la Commission européenne.

La question principale que la Cour administrative autrichienne posait à la CJUE, dans l’affaire Google Ireland, était donc de savoir s’il fallait entendre par « mesure », au sens du paragraphe 4 de l’article 3 de la directive e-commerce, une mesure « générale et abstraite », du type d’une loi, à l’égard des plateformes en général, ou uniquement une mesure « au cas par cas », du type d’une décision individuelle prise par une autorité judiciaire ou administrative, à l’encontre d’une plateforme en particulier. La réponse énoncée par la Cour de justice est sans équivoque : « L’article 3, paragraphe 4, de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur, doit être interprété en ce sens que des mesures générales et abstraites visant une catégorie de services donnés de la société de l’information décrite en des termes généraux et s’appliquant indistinctement à tout prestataire de cette catégorie de services ne relèvent pas de la notion de "mesures prises à l’encontre d’un service donné de la société de l’information", au sens de cette disposition ».

Cette exclusion jurisprudentielle des mesures générales et abstraites, à l’encontre des services de la société de l’information et des plateformes, du champ d’application de l’alinéa 4 de l’article 3 de la directive e-commerce a deux principales conséquences, l’une relative aux mesures individuelles, l’autre relative aux mesures générales et abstraites prises à l’égard des plateformes.

L’impact sur les mesures individuelles prises à l’égard des plateformes : la confirmation d’une mutation judiciaire à peine amorcée

Tout d’abord, l’arrêt du 9 novembre 2023 confirme, par une analyse a contrario, le fait que seules les mesures individuelles, « au cas par cas »5, prises à l’encontre « d’un service donné » de plateforme, ou d’un service donné de la société de l’information, peuvent bénéficier des dérogations de l’article 3, paragraphe 4, de la directive e-commerce, sous réserve de la mise en œuvre préalable d’une notification de la mesure envisagée auprès de la Commission.

Ce premier aspect de l’arrêt Google Ireland s’inscrit dans le prolongement de deux précédents arrêts de la Cour de justice, l’un dans le domaine des mesures civiles individuelles6, l’autre dans le domaine des mesures pénales individuelles7. Aux termes du second d’entre eux, l’arrêt rendu dans l’affaire Airbnb Ireland, concernant le prononcé par un juge français, d’une sanction pénale pour non-respect par la plateforme Airbnb, établie en Irlande, des obligations administratives mises à la charge des agents immobiliers par une loi française, la loi Hoguet, la Cour de Justice a ainsi pu affirmer que « L’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive 2000/31/CE doit être interprété en ce sens qu’un particulier peut s’opposer à ce que lui soient appliquées, dans le cadre d’une procédure pénale avec constitution de partie civile, des mesures d’un État membre restreignant la libre circulation d’un service de la société de l’information qu’il fournit à partir d’un autre État membre, lorsque lesdites mesures n’ont pas été notifiées conformément à cette disposition ».

Cette solution est confortée par le point 90 de l’arrêt Airbnb Ireland : « Du point de vue de son contenu, l’obligation prévue à cette disposition (l’art. 3, § 4 de la dir. 2000/31/CE, dite directive e-commerce) présente donc un caractère suffisamment clair, précis et inconditionnel pour se voir reconnaître un effet direct et, partant, peut être invoquée par les particuliers devant les juridictions nationales (v., par analogie, CJUE 30 avr. 1996, CIA Security International, aff.C-194/94, [AJDA 1996. 739. Chron. H. Chavrier, E. Honorat et G. de Bergues ] pt 44) » et par le point 95 de ce même arrêt : « L’obligation de notification prévue à l’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive 2000/31/CE tend non pas, (…), à prévenir l’adoption par un État membre de mesures entrant dans le champ de compétences de ce dernier et susceptibles d’affecter la libre prestation des services, mais à...

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