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Presse : application de l’article 53 de la loi de 1881 devant le juge des référés

L’article 53 de la loi sur la liberté de la presse, qui oblige à préciser, articuler et qualifier les faits constitutifs d’une infraction de presse dans la citation, doit recevoir application devant la juridiction civile, y compris dans les procédures d’urgence, et même dans le cas où l’action est exercée préalablement à toute publication.

par Sabrina Lavricle 18 octobre 2019

Soutenant que la société France Télévisions s’apprêtait à diffuser dans son magazine « Complément d’enquête », un reportage consacré au harcèlement sexuel, au cours duquel une ancienne salariée du groupe D. mettrait gravement en cause le président de la société, celui-ci et sa société, par acte du 17 juin 2016, assignèrent en référé à heure indiquée, la société France Télévisions, le rédacteur en chef de l’émission et le journaliste ayant réalisé le reportage, pour voir ordonner la production aux fins de visionnage dudit reportage. Les défendeurs excipèrent alors de la nullité de l’assignation, invoquant la méconnaissance des dispositions de la loi sur la presse.

Par deux arrêts du 14 juin 2018, la cour d’appel de Paris rejeta l’exception de nullité de l’assignation, estimant, d’une part, que la simple évocation, dans l’acte introductif d’instance, de faits susceptibles de porter atteinte à l’honneur ne pouvait entraîner ipso facto l’application des dispositions de la loi du 29 juillet 1881, d’autre part, que le litige trouvait son fondement dans les dispositions de l’article 809 du code de procédure civile et qu’il ne pouvait être fait grief à l’acte introductif d’instance de ne pas avoir précisé, articulé et qualifié des propos qui auraient dû être poursuivis sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881, dès lors que les propos n’avaient encore fait l’objet d’aucune diffusion et que les demandeurs ne savaient pas quels propos exacts étaient tenus dans le reportage en cause.   

Saisie par la société France Télévisions et les deux journalistes, la première chambre civile casse et annule en toutes leurs dispositions les arrêts rendus par la cour de Paris. Au visa des articles 29 de la loi sur la presse, qui incrimine la diffamation, et 12 du code de procédure civile, la Haute cour énonce d’abord que les faits dénoncés par la société D., à savoir une atteinte à l’image et à la réputation, étaient constitutifs de diffamation et ne pouvaient être poursuivis que sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881. Elle rappelle ensuite, au visa de l’article 53 de cette même loi, que « ce texte doit recevoir application devant la juridiction civile, y compris dans les procédures d’urgence et même dans le cas où l’action est exercée préalablement à toute publication ».

Le présent arrêt confirme que les abus de la liberté d’expression ne peuvent être réprimés que sur le fondement de la loi sur la presse (consacrant l’exclusion totale du droit commun de la responsabilité civile, v. Civ. 1re, 27 sept. 2005, no 03-13.622, Bull. civ. I, no 348 ; D. 2006. 485, et les obs. , note T. Hassler ; ibid. 768, note G. Lécuyer ; ibid. 1337, chron. E. Dreyer ; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain ; ibid. 2007. 1038, obs. J.-Y. Dupeux et T. Massis ; Just. et cass. 2006. 287, rapp. A.-E. Crédeville ; ibid. 293, concl. Sainte-Rose Jerry ; RTD civ. 2006. 126, obs. P. Jourdain  ; en dernier lieu, v. Crim. 7 févr. 2017, no 15-86.970, Dalloz actualité, 24 févr. 2017, obs. S. Lavric ; RTD civ. 2017. 406, obs. P. Jourdain  ; sur la question du fondement juridique de la demande portée devant le juge civil, v. encore, Rép. pén., vo Presse [Procédure], par P. Guerder, nos 182 s.). Ainsi les faits en cause, consistant à imputer au président de la société D. des faits de harcèlement sexuel, tombaient sous le coup de l’article 29 de la loi sur la presse, qui qualifie de diffamation « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ».

L’arrêt consacre encore l’extension au procès civil de presse des règles procédurales issues de la loi sur la presse (sur le mouvement d’unification procédurale du procès civil et pénal de presse, initié dans les années 1990, v. Rép. pén., préc., no 186), en confortant l’application pleine et entière de l’article 53 devant la juridiction civile.

La deuxième chambre civile a admis l’application de ce texte à l’assignation au fond dans un arrêt du 19 février 1997 (Civ. 2e, 19 févr. 1997, n° 94-13.877, Bull. civ. II, no 44 ; D. 1998. 80 , obs. C. Bigot  ; JCP 1997. II. 22900, note Pierchon) et précisé les modalités de cette application dans sa jurisprudence ultérieure (v. C. Bigot, D. 2002. 2771 ). Par la suite l’assemblée plénière de la Cour de cassation a confirmé, en 2013, que l’assignation délivrée en matière de presse était soumise au strict formalisme de l’article 53 de la loi de 1881 (Cass., ass. plén., 15 févr. 2013, no 11-14.637, Dalloz actualité, 20 févr. 2013, obs. S. Lavric , note E. Dreyer ; ibid. 718, point de vue C. Bigot ; ibid. 2487, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; ibid. 2014. 508, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2013. 152, Étude J.-C. Marin et P. Guerder ; Constitutions 2013. 252, obs. D. de Bellescize ; RSC 2013. 104, obs. J. Francillon ; RTD civ. 2013. 557, obs. P. Deumier ; JCP 2013. Act. 226, obs. E. Derieux ; Légipresse n° 303, mars 2013, III, avis et note J.-C. Marin et P. Guerder), reconnaissant la nullité de l’acte introductif d’instance qui retenait, pour des mêmes propos, la double qualification d’injure et de diffamation. Il est donc acquis aujourd’hui que l’assignation civile doit respecter les conditions de validité imposées par ce texte pour la citation (articulation des faits, qualification des faits, indication du texte de loi applicable, élection de domicile et notification au ministère public ; v. Rép. pén., préc., nos 609 s.), afin que la partie adverse puisse connaître les faits dont elle aura exclusivement à répondre.

Concernant l’application de l’article 53 aux procédures d’urgence, la jurisprudence a fluctué, distinguant parfois selon la finalité du référé (v. Paris, 16 avr. 2011, préc.), au risque de « faire de la procédure de référé une procédure déconnectée de l’infraction invoquée à l’appui de l’assignation » (C. Bigot, op. cit.) et de favoriser des « assignations vagues, ambiguës et tâtonnantes » (ibid.). Elle s’est néanmoins fixée par un arrêt du 7 mai 2002 (Civ. 2e, 7 mai 2002, no 00-12.510, Bull. civ. II, no 91 ; D. 2002. 2771, et les obs. , obs. C. Bigot  ; Gaz. Pal. 2003. 3835, note Guerder), qui a censuré une assignation en référé qui ne qualifiait pas les faits injurieux ou diffamatoires allégués et ne visait aucun texte de la loi sur la presse.

Plusieurs arrêts ont confirmé depuis, l’applicabilité de l’article 53 à l’assignation en référé (Civ. 2e, 6 févr. 2003, no 00-22.697, D. 2003. 667  ; Gaz. Pal. 2003. 2. 3848 ; 22 janv. 2004, no 01-11.887, Gaz. Pal. 2006. 1. Somm. 569, note Bourg ; Civ. 1re, 27 sept. 2005, no 04-15.179, Gaz. Pal. 2006. 2. Somm. 4141, note Bourg) et le Conseil constitutionnel, saisi sur QPC (Civ. 1re, 20 févr. 2013, no 12-20.544 QPC, Dalloz actualité, 5 mars 2013, obs. S. Lavric ; Légipresse 2013. 141 et les obs.  ; Gaz. Pal. 2013, p. 1895, obs. F. Fourment ; ibid., p. 3191, note F. Fourment), a lui-même estimé que « la conciliation opérée entre, d’une part, le droit à un recours juridictionnel du demandeur et, d’autre part, la protection constitutionnelle de la liberté d’expression et le respect des droits de la défense ne revêt[ait] pas, y compris dans les procédures d’urgence, un caractère déséquilibré » (Cons. const. 17 mai 2013, no 2013-311 QPC, consid. 5, Dalloz actualité, 31 mai 2013, obs. S. Lavric ; Légipresse 2013. 337 et les obs. ; ibid. 415, Étude G. Lécuyer ; Constitutions 2014. 218, chron. D. de Bellescize ; RSC 2013. 917, obs. B. de Lamy ).