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Presse : exceptio veritatis et présomption d’imputation d’un fait précis

Le respect des droits de la défense implique de considérer que le prévenu qui a offert de prouver la vérité des faits diffamatoires reste recevable à soutenir, lors des débats au fond, que les propos poursuivis ne renferment pas l’imputation ou l’allégation d’un fait précis, susceptible de faire l’objet d’un débat sur la preuve de sa vérité.

par Sabrina Lavricle 4 juin 2021

Le 3 juillet 2018, France 3 région Île-de-France diffusa un reportage dans son édition du 19/20 sur l’acquisition d’un logement dans le XVIIe arrondissement de Paris par la société Financière Saint-James, mise en cause pour avoir licencié les trois gardiennes d’immeubles et avoir récupéré les loges. La directrice de la publication et la société France Télévisions, civilement responsable, furent citées à comparaître devant le tribunal correctionnel du chef de diffamation publique envers un particulier à la requête de la société pour les propos suivants : « mais d’abord des gardiennes d’immeubles et leurs enfants bientôt jetés à la rue, ça se passe dans le XVIIe arrondissement. Les trois femmes ont été licenciées par le nouveau propriétaire des lieux qui veut récupérer les loges à son profit » et « elle et sa famille seront à la rue après l’été ». La prévenue fut condamnée puis, en appel, la cour de Versailles débouta la société Financière Saint-James de ses demandes, en écartant notamment la qualification de diffamation pour la phrase « elle et sa famille seront à la rue après l’été » en raison de l’imprécision des faits visés.

Dans son pourvoi, la société demanderesse soutenait que la cour d’appel avait violé l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 (qui définit la diffamation comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ») en écartant la qualification de diffamation après avoir constaté que la prévenue avait notifié une offre de preuve de la vérité des faits et en n’interprétant pas le second passage au regard du premier.

Sur la preuve de la vérité des faits (exceptio veritatis), fait justificatif spécial prévu par l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la chambre criminelle rappelle la nature de ce moyen de défense « subsidiaire à celui consistant à contester que les propos incriminés contiennent l’imputation d’un fait précis attentatoire à l’honneur ou à la considération de la partie civile », qui doit être présenté dans les dix jours de la délivrance de l’acte de poursuite, en application de l’article 55 de la même loi sur la presse, et avant que ne s’ouvrent les débats.

La Cour de cassation jugeait classiquement qu’un prévenu ayant signifié une offre de preuve de la vérité ne pouvait plus soutenir que les propos litigieux ne contenaient l’imputation d’aucun fait précis susceptible de preuve (Crim. 22 mai 1990, n° 87-81.387, Bull. crim. n° 211 ; sur cette jurisprudence « présum[ant] avec excès que le prévenu reconnaît avoir imputé ou allégué des faits précis », v. Rép. pén.,  Diffamation, par S. Détraz, n° 63 ; on rappellera que la diffamation suppose que soit caractérisée l’imputation ou l’allégation d’un fait précis de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne identifiée ou au moins identifiable) ; elle permettait en revanche dans la même hypothèse que puisse être démontrée, au moment des débats au fond, l’absence d’atteinte à l’honneur ou à la considération (Crim. 2 sept. 2003, n° 03-80.349, Bull. crim. n° 150 ; RSC 2004. 125, obs. J. Francillon ; Rép. pén., préc. n° 71).

Par cet arrêt, la chambre criminelle énonce une solution nouvelle, impliquée par un meilleur respect des droits de la défense et assurant une meilleure cohérence de la jurisprudence, aux termes de laquelle « le prévenu qui a offert de prouver la vérité des faits diffamatoires conformément aux articles 35 et 55 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse reste recevable à soutenir, lors des débats au fond, que les propos poursuivis ne renferment pas l’imputation ou l’allégation d’un fait précis, susceptible de faire l’objet d’un débat sur la preuve de sa vérité ». Ainsi, en l’espèce, les juges, à qui il incombait d’apprécier le sens et la portée du propos dénoncé, n’avaient pas à déclarer irrecevable l’argumentation de la prévenue qui invoquait le caractère trop lapidaire pour être diffamatoire du second propos poursuivi (donc l’absence d’imputation d’un fait précis) après avoir proposé une offre de preuve fondée sur l’exceptio veritatis, de sorte que le grief soulevé par la société demanderesse est jugé irrecevable.

En revanche, la chambre criminelle estime que les mêmes juges auraient dû « apprécier le caractère diffamatoire des propos poursuivis en se fondant sur toutes les circonstances, même extrinsèques au passage concerné ». En matière de presse, il appartient en effet aux juges du fond de relever toutes les circonstances extrinsèques qui donnent une portée injurieuse ou diffamatoire aux propos poursuivis et qui sont de nature à révéler leur véritable sens (v. Crim. 29 janv. 2008, n° 06-88.097 ; 16 oct. 2012, n° 11-82.866, Bull. crim. n° 217 ; D. 2013. 457, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2012. 672 et les obs.  ; JCP 2012. 1318, n° 5, obs. E. Tricoire ; 25 avr. 2017, n° 13-82.610 ; 15 oct. 2019, n° 18-85.366, Dalloz actualité, 14 nov. 2019, obs. S. Lavric ; D. 2019. 1993 ; Légipresse 2019. 592 et les obs. ; ibid. 2020. 127, chron. E. Tordjman, G. Rialan et T. Beau de Loménie  ; Dr. pénal 2020, n° 8, obs. P. Conte). Ainsi, s’agissant d’un reportage relatif à l’acquisition de locaux par la société demanderesse, la cour d’appel « aurait dû mieux rechercher, y compris au regard des éléments extrinsèques au passage incriminé […], si celui-ci contenait l’imputation d’un fait précis et apprécier, le cas échéant, son caractère contraire à l’honneur ou à la considération ». La chambre criminelle casse l’arrêt pour insuffisance de motifs et renvoie l’affaire à la cour de Versailles autrement composée.