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Principe ne bis in idem et cumul de qualifications : régression de la protection ?

Le principe ne bis in idem n’empêche pas de retenir deux qualifications lorsqu’elles sont fondées sur des faits dissociables ou lorsque, fondées sur les mêmes faits, la seconde incrimination tend à la protection d’un intérêt spécifique expressément exclu du champ d’application de la première. 

par Sébastien Fucinile 16 mai 2019

Le principe ne bis in idem, dans sa dimension s’opposant au cumul de plusieurs qualifications pour les mêmes faits au sein d’une même poursuite, donne lieu à une jurisprudence particulièrement abondante de la chambre criminelle, qui semble ces derniers temps ouvrir les possibilités de cumul de qualifications. C’est ce qu’elle a fait par deux arrêts du 16 et 17 avril 2019. Dans le premier arrêt, la chambre criminelle a accepté le cumul de deux délits environnementaux pour le rejet, par une commune, de substances toxiques dans une rivière : il s’agit de la qualification de déversement de substances nuisibles à la santé, à la faune et à la flore dans les eaux et celle de rejet en eau douce de substances nuisibles au poisson ou à sa valeur alimentaire. Pour ce faire, elle a affirmé que « la seconde incrimination tend à la protection spécifique du poisson que l’article L. 216-6 exclut expressément de son propre champ d’application, de sorte que seul le cumul de ces deux chefs de poursuite permet d’appréhender l’action délictueuse dans toutes ses dimensions ». Dans le second arrêt, elle a approuvé le cumul du délit de favoritisme et de celui de prise illégale d’intérêts, en ce qu’ils sont fondés « sur des faits dissociables, la première infraction étant constituée par les irrégularités commises en connaissance de cause par le maire durant la procédure de marché tandis que la seconde est caractérisée par la seule décision prise par celui-ci de faire signer à l’attributaire du marché l’acte d’engagement des travaux et de publier l’avis d’attribution du marché ». Ces deux arrêts approuvent un cumul de qualifications, et écartent le principe ne bis in idem. Ces arrêts s’inscrivent cependant dans la jurisprudence dégagée depuis quelques années par la Cour de cassation.

Depuis 2016, la Cour réaffirme régulièrement, au visa du seul principe ne bis in idem, que « les faits qui procèdent de manière indissociable d’une action unique caractérisée par une seule intention coupable ne peuvent donner lieu, contre le prévenu, à deux déclarations de culpabilité de nature pénale, fussent-elles concomitantes » (Crim. 26 oct. 2016, n° 15-84.552, Dalloz actualité, 7 nov. 2016, obs. S. Fucini ; ibid. 2017. 2501, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ pénal 2017. 35, obs. J. Gallois ; RSC 2016. 778, obs. H. Matsopoulou ; JCP 2017. 16, note N. Catelan ; Dr. pénal 2017. Comm. 4, obs. P. Conte ; Gaz. Pal. 2017. 413, obs. S. Detraz). Elle l’a affirmé dans ce premier arrêt s’agissant du cumul pour les mêmes faits du recel et du blanchiment, et elle l’a réaffirmé par la suite pour le cumul entre l’abus de biens sociaux et l’auto-blanchiment (Crim. 7 déc. 2016, n° 15-87.335, Dalloz actualité, 18 janv. 2017, obs. J. Gallois ; ibid. 2017. 2501, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; RTD com. 2017. 205, obs. L. Saenko ), pour celui entre l’escroquerie et le faux ayant constitué la manœuvre frauduleuse de l’escroquerie (Crim. 25 oct. 2017, n° 16-84.133), pour le cumul de deux délits d’abus de confiance pour les mêmes faits (Crim. 17 janv. 2018, n° 17-80.418) ou pour celui des violences d’une part et des appels malveillants, menaces, dénonciation mensongère, faux et usage d’autre part (Crim. 24 janv. 2018, n° 16-83.045, Dalloz actualité, 15 févr. 2018, obs. S. Fucini ; AJ pénal 2018. 196, obs. E. Clément ; RSC 2018. 412, obs. Y. Mayaud ). La position de la chambre criminelle depuis 2016 a consisté à remettre en cause la possibilité de cumuler plusieurs qualifications pour les mêmes faits lorsque les qualifications protégeaient des valeurs sociales distinctes. En revanche, lorsque les faits sont dissociables et que les différentes qualifications reposent sur des faits distincts, rien ne s’oppose au cumul. C’est ce qu’a pu dire la chambre criminelle à propos du cumul du faux et de l’escroquerie dans l’hypothèse particulière où le faux, en plus d’avoir été utilisé pour commettre l’escroquerie, a également été utilisé à une autre occasion (Crim. 16 janv. 2019, n° 18-810.566, Dalloz actualité, 29 janv. 2019, obs. D. Goetz isset(node/194103) ? node/194103 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>194103).

C’est dans un contexte en partie semblable que s’inscrit l’arrêt du 17 avril 2019. Un maire a été condamné à la fois pour favoritisme et pour prise illégale d’intérêts. Il avait commis des irrégularités dans l’attribution d’un marché afin de le faire attribuer à une société qui allait ensuite faire appel à son entreprise pour réaliser certains travaux. La chambre criminelle a considéré que les deux qualifications reposaient sur des faits dissociables : le favoritisme repose sur les irrégularités constatées dans l’attribution du marché et la prise illégale d’intérêts repose sur la décision d’attribuer le marché à la société en question. Le prévenu soutenait qu’il s’agissait d’une double condamnation pour les mêmes faits, en ce que les irrégularités n’avaient d’autre but que de commettre la prise illégale d’intérêts. Cela pourrait être comparé au faux qui est utilisé pour commettre une escroquerie. Or, les deux situations ne sont pas comparables. S’agissant de l’escroquerie, l’usage de faux est un des actes matériels de l’escroquerie, tandis que les irrégularités dans l’attribution du marché ne sont que les actes préparatoires de la prise illégale d’intérêts. Or, rien ne s’oppose au cumul d’une infraction commise pour préparer la commission d’une autre infraction avec cette dernière, les deux qualifications reposant alors sur des faits distincts.

Il en va différemment dans l’arrêt du 16 avril 2019. Il était reproché à une commune d’avoir pollué un cours d’eau en aval d’une station d’épuration. Pour ce fait unique, la chambre criminelle a approuvé le cumul du délit de déversement de substances nuisibles à la santé, à la faune et à la flore dans les eaux souterraines, superficielles ou de la mer et de celui de rejet en eau douce ou pisciculture de substances nuisibles au poisson ou à sa valeur alimentaire. Elle le justifie en affirmant que la première incrimination, prévue par l’article L. 216-6 du code de l’environnement, exclut expressément de son champ d’application la seconde incrimination. Cet article punit en effet « le fait de jeter, déverser ou laisser s’écouler dans les eaux superficielles, souterraines ou les eaux de la mer dans la limite des eaux territoriales, directement ou indirectement, une ou des substances quelconques dont l’action ou les réactions entraînent, même provisoirement, des effets nuisibles sur la santé ou des dommages à la flore ou à la faune, à l’exception des dommages visés aux articles L. 218-73 et L. 432-2 […] ». Ce dernier article est le siège de la seconde incrimination. Or, ce faisant, la chambre criminelle accepte le cumul de deux qualifications pour les mêmes faits qui procèdent bien d’une action unique et d’une même intention coupable. Elle l’a déjà fait, très récemment, en approuvant le cumul de l’homicide involontaire par violation d’une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement et de l’infraction sanctionnant la violation de cette obligation (Crim. 9 avr. 2019, n° 17-86.267, Dalloz actualité, 7 mai 2019, obs. M. Recotillet ). Cela était d’autant plus contestable dans cette dernière espèce que la chambre criminelle le justifiait en ce qu’il n’y avait pas une action unique caractérisée par une seule intention coupable : parler d’intention coupable pour l’homicide involontaire n’est pas satisfaisant, et cette qualification ne pouvait ici être retenue que parce qu’il y avait la violation d’une obligation de prudence ou de sécurité, qui était donc un fait constitutif de l’homicide involontaire.

Dans le présent arrêt, le cumul est justifié différemment. Il y a bien un seul fait et une action unique procédant d’une même intention coupable : un rejet de substances polluantes dans le cours d’eau. Mais le cumul est admis en ce que la seconde incrimination est exclue par la première. Mais l’interprétation de cette exclusion n’est pas certaine : soit le législateur a voulu favoriser le cumul des deux qualifications pour pouvoir appréhender spécifiquement, en cas de dommages sur le poisson, ce dernier préjudice, soit il a au contraire voulu affirmer qu’en cas d’atteinte au poisson, seule la dernière qualification doit s’appliquer. La valeur protégée par les deux incriminations est la même : il s’agit de protéger l’environnement. La première incrimination protège la faune et la flore aquatique tandis que la seconde protège spécifiquement le poisson. Le cumul devrait alors se résoudre au profit de la disposition spéciale et au détriment de la disposition générale (v. Rép. pén., v° Eau, par A. Beziz-Ayache, n° 10). En vertu de ce principe, seule la seconde incrimination aurait dû être retenue en ce qu’elle est plus spécifique. Quoi qu’il en soit, le cumul a ici été admis en ce que la qualification générale excluait de son champ d’application la qualification spéciale et en ce que le résultat de l’infraction est allé au-delà de la seule destruction du poisson protégé par la qualification spéciale. Cela ne devrait pas remettre en cause la jurisprudence que construit la chambre criminelle sur le fondement du principe ne bis in idem depuis 2016.