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Procès Benalla : « C’est comme si vous creusiez le trou pour vous mettre dedans »

L’ancien chargé de mission au cabinet du « PR » et son bras droit, Vincent Crase, comparaissent naturellement pour les évènements du 1er mai 2018. Mais dans le dossier, après jonctions, il est aussi question de port d’arme, de passeports diplomatiques et de faux en écriture. C’est justement sur ces questions annexes que portait pour l’essentiel cette première semaine d’audience.

par Antoine Blochle 20 septembre 2021

La présidente compile des éléments issus de plusieurs informations judiciaires, mais aussi de travaux parlementaires, et même à l’occasion d’articles de presse. Elle déroule ces premiers jours de procès sans jamais ou presque céder la parole : les parties ne se permettent guère qu’une demi-douzaine d’interventions, que la magistrate qualifie de « mauvais exemples ». L’audience s’ouvre sur des interrogatoires de curriculum vitae, à commencer par celui d’Alexandre Benalla, renvoyé devant le tribunal sous pas moins d’une douzaine de préventions. À la barre, il résume sa préparation militaire de gendarmerie (PMG), sous les ordres de celui qui deviendra son principal co-prévenu, Vincent Crase : « C’est très condensé, mais très complet. Je suis sorti major de promotion ». Enchaîne sur ses premiers pas dans la réserve opérationnelle de la même arme, et souvent en binôme avec le même Crase, ponctués de « recherches malfaiteurs » et de « remises à OPJ ». Puis oblique sur ses études de droit, lâchées en quatrième année : « Votre ambition, c’était de devenir commissaire de police », précise la présidente. « Mais à ce moment-là, j’ai eu une proposition, [que] j’ai acceptée », complète Benalla. Devenu agent de sécurité par le biais d’une passerelle, il exerce ainsi successivement au parti socialiste, dans une délégation interministérielle, un office européen, et même un ministère, mais « ça n’a duré que trois mois, [car] il y a eu quelques frictions avec un membre du cabinet ». Et accessoirement, le ministre lui-même.

Plus tard, il rejoint la campagne de La République en marche (LREM), au départ sans contrat ni salaire : « L’aventure humaine m’intéressait plus que le côté financier ». Après la victoire de Macron à la présidentielle, il bascule dans la réserve spécialisée, avec le grade (qui sort de l’ordinaire) de lieutenant-colonel, et intègre la chefferie de cabinet du « PR », un service élyséen qu’il définit comme suit : « C’est un peu la cheville ouvrière entre les intellectuels […] et les astucieux ». La présidente survole les diverses procédures, pour souligner la mauvaise volonté de Benalla : cette perquisition, impossible car il n’a pas les clés de chez lui ; ce coffre-fort, qui disparaît ; ces armes, qui s’évaporent ; et surtout, ce portable prétendument égaré, avec lequel il passe pourtant un coup de fil immédiatement en sortant de garde à vue… « Sur la manière de vous comporter, par rapport à la police et la justice, vous ne pensez pas que c’est un peu… décalé, par rapport à votre parcours ? », interroge la magistrate. « Je n’ai pas eu un comportement qui était dans la provocation », se défend Benalla, « et je n’ai pas pensé avoir une attitude hostile à la manifestation de la vérité ». « Le souci qu’on a », poursuit la présidente, « c’est que ce que vous produisez, c’est parcellaire. C’est vous qui décidez ce qui [est important] ou pas ». « Est-ce que vous savez comment vous auriez réagi, vous ? », lui lancera plus tard Benalla. « Oui, je le sais », répondra-t-elle simplement, avant de le mettre en garde : « Vous faites des erreurs de positionnement. C’est un peu comme si vous creusiez le trou pour vous mettre dedans ».

À ses côtés, se trouve donc Vincent Crase. Lui est poursuivi de sept chefs, même si son conseil, in limine litis, a sollicité la disjonction de certains, qui n’avaient pas préalablement donné lieu à une mise en examen. On passe en revue ses études d’histoire, son service national dans l’Armée de l’air, sa carrière de formateur en CFA… « Ensuite, j’ai profité d’un licenciement économique pour faire un bilan de compétence ». Il rejoint alors la réserve de la gendarmerie, et suit en parallèle, à Assas, une formation d’enquêteur privé. Puis vit entre la France et le Sénégal, où il ne fait « rien de particulier. J’écrivais, parce que j’écris beaucoup depuis ma jeunesse ». Il ajoute : « Je pense que vous avez bien compris dans mon parcours de j’aime bien changer régulièrement ». Sur les conseils d’un copain, « qui connaissait mon goût du service, parce que j’ai été scout », il bascule dans la réserve de la gendarmerie. Et comme il est le plus gradé de son coin de Normandie, c’est lui qui forme Alexandre, encore mineur : « Entre nous, il y avait une relation purement militaire sur le terrain devant les autres, mais sinon, on était des amis, tout simplement. […] Je voyais son évolution physique et professionnelle, et j’étais content pour lui ». Cette évolution conduit Alexandre à devenir directeur de la sécurité au QG de campagne de LREM, puis Vincent à le rejoindre, d’abord bénévolement lui aussi : « Il n’y avait pas d’organigramme, mais tout le monde savait que j’étais son bras droit, son adjoint ».

Alors que la présidente les interroge l’air de rien sur le cadre de leurs missions d’alors, non sans arrière-pensée pour le fameux 1er mai par lequel l’affaire a commencé, tous deux se lancent dans une opération déminage. Le premier explique ainsi réagir « comme un citoyen », citant doctement l’article 122-5 du code pénal. Le second lui emboîte le pas : « Quand je vois un délit flagrant se commettre devant moi, mon instinct, ma philosophie, c’est d’intervenir ». Il en fait d’ailleurs des tonnes, sur sa « soif de justice » et son « ADN de gendarme ». La magistrate l’interrompt : « Alors, d’abord, vous n’êtes pas gendarme. Mais c’est vrai que c’est plus beau que [votre] ADN de réserviste ». Faisant malencontreusement « stipuler » un arrêté, lequel évoque tout aussi malencontreusement des « missions de police », la présidente se penche sur l’autorisation de détention d’armes accordée au parti pas encore présidentiel. Les deux co-prévenus soulèvent alors notamment le risque terroriste, crispant clairement le tribunal, familier de la question. « Le parallèle est très limite », coupe sèchement la présidente lorsque Benalla cite Magnanville. « Faites bien attention à ce que vous dites ! », lance-t-elle tout aussi sèchement à Crase évoquant Charlie Hebdo.

Le même Crase explique que ces armes, « ce n’était pas forcément pour protéger [Macron], ça aurait pu être moi d’abord, je ne sais pas comment j’aurais réagi ». « Si c’est pour vous protéger parce que vous avez peur quand vous êtes à côté de [lui], n’y allez pas, Monsieur ! », balaie la présidente. Toujours est-il que ces Glock (et autre Remington) ne devaient aucunement sortir des locaux. Or, Benalla semble tenir l’un d’eux, et même le pointer sur une serveuse, si l’on en croit un selfie réalisé par cette dernière à Poitiers, au cours de la campagne. Benalla s’en défend, narrant pour sa part « une petite saynète » avec « une arme factice », un « pistolet à eau », dans « un cadre festif » : « Ce n’est pas non plus une ambiance cotillons et mirlitons, disons que c’est détendu, quoi », relativise la magistrate. Par la suite, c’est Crase qui a arpenté la voie publique, le fameux 1er mai, avec une arme (un Sig Sauer) théoriquement cantonnée aux locaux, et ce sans l’ombre d’une autorisation de port. Mais lui a reconnu les faits, même si c’est à son corps défendant, et au bout de plusieurs auditions.

Si le rôle de Crase à l’Élysée, en parallèle de son contrat chez LREM, est examiné, il est surtout question des missions de Benalla une fois entré « au Palais ». Et semble-t-il un peu en marge de la hiérarchie qui a traditionnellement cours dans ces couloirs feutrés : « Il jouait très bien entre les lignes », résume à son propos un commissaire co-prévenu, « parce que souvent, dans les chefferies, il y a des technos qui donnent des ordres sans connaître le vocabulaire ». Le même résume ainsi la chaîne de commandement à géométrie variable : « Si [Benalla] demande une petite mesure simple, locale, de bon aloi, on ne fait pas remonter [à l’état-major]. Et si c’est manifestement illégal, on essaie de résoudre le problème. […] Parce que celui qui va être un grain de sable, on ne le verra pas sur le prochain déplacement ». Visiblement totalement étranger à la notion même de hiérarchie (« Celui qui a l’autorité, c’est celui qui a l’information »), Benalla se définit pour sa part comme « un facilitateur » ou « une interface », évoluant au sein de ce qu’il appelle un « OVNI organisationnel ». « C’est un peu ésotérique », intervient la présidente, qui ne désespère pas (encore) de parvenir à reconstituer un semblant d’organigramme. Le prévenu, théoriquement « chargé de mission » et « adjoint au chef de cabinet », se compare alors au « chef-cuistot du Palais », qui discute des menus directement avec le « PR » alors qu’il y a « au moins quatre niveaux hiérarchiques entre eux sur le papier ». Quoi qu’il en soit, on sait au moins que Benalla disposait (notamment) d’un véhicule de police banalisé mais « équipé », et même par la suite d’un téléphone « Teorem », classifié confidentiel-défense.

La question des missions de Benalla au sein du cabinet présidentiel n’est pas neutre, et elle ne concerne pas que les évènements du 1er mai, sur lesquels le tribunal se penchera d’ailleurs plus spécifiquement en cette deuxième semaine d’audience. Car, outre la responsabilité des déplacements privés du « PR », qui font consensus, leur périmètre pourrait avoir un temps été réduit. Après le 1er mai, justement, Benalla écope d’une sanction plus ou moins « symbolique » : quinze jours de suspension. Et à son retour au bureau, le chef de cabinet assure lui avoir interdit tout déplacement à l’international, ce que Benalla conteste, arguant d’une part qu’il ne pouvait être sanctionné une seconde fois pour les mêmes faits, mais aussi que ledit chef de cabinet n’était pas son supérieur et que cette modification de fonctions n’était donc « pas légitime », et dans un troisième lieu que cette décision ne lui avait pas été notifiée par écrit contre signature. Or, c’est précisément le jour de cet entretien fort peu cordial que le chargé de mission entreprend de refaire ses papiers, sollicitant entre autres un (second) passeport diplomatique et un (second) passeport de service, dans les deux cas pour une durée hors-normes (cinq ans) et en court-circuitant le service compétent, à savoir le « protocole », sorte d’émanation du Quai d’Orsay dans les murs du « Palais ». À propos de ces demandes, qu’il considère comme « anecdotiques », Benalla invoque pour faire simple un souci de discrétion, mais d’autres soulignent, en piochant dans les témoignages de la procédure, une certaine tendance à la collectionnite de colifichets emblèmes de pouvoir : « Nous aussi on travaille beaucoup », tancera par exemple le procureur, « et nous aussi on a une carte tricolore, mais on ne la dégaine pas toutes les trois minutes ! ».

À la demande concernant le passeport de service, Benalla joindra par la suite une note prétendument signée par le chef de cabinet, François-Xavier Lauch, que ce dernier assure n’avoir jamais ne serait-ce que vue. C’est l’affaire dans l’affaire, poursuivie (jusqu’ici) sur les fondements du faux en écriture privée et de son usage. Cette note n’est pas signée, mais revêtue de la mention « original signé » : une pratique courante dans certaines administrations (comme la gendarmerie), mais pas à la présidence de la République. Elle comporte en outre plusieurs erreurs de forme, notamment dans l’en-tête et dans la date. La version Benalla consiste à dire qu’il a rédigé cette note au mois de mai, puis l’a imprimée et placée dans un parapheur du chef de cabinet, et oubliée, avant d’y repenser par hasard un mois plus tard, de la considérer comme validée faute de retour contraire, de la modifier pour corriger une coquille, de la réenregistrer, de la convertir en PDF et de l’adresser par mail au ministère de l’Intérieur. « Lorsqu’il n’y a pas de refus, c’est accepté ? Ça ne marche pas du tout comme ça, l’administration… », objecte Lauch, selon lequel cette note aurait été rédigée après coup, antidatée et expédiée par Benalla sans jamais rien demander à personne. C’est la raison pour laquelle il a procédé (mais fort tardivement) à un signalement « article 40 », avant de se constituer partie civile dans ce volet.

Autre point du dossier, Benalla a continué à utiliser certains de ces (quatre) passeports après son licenciement, intervenu en plein cœur de l’été 2018. Au cours de déplacements, tantôt privés, tantôt plus ou moins professionnels, en compagnie de sulfureux hommes d’affaires, il les a utilisés, « publiquement et sans droit », pour se rendre au Maroc, en Turquie, au Cameroun, au Tchad, aux Bahamas, en Israël ou encore en Guinée-Bissau. Le globe-trotteur affirme pour sa part qu’il les a restitués quelques jours seulement après avoir été congédié, avant de se les voir remettre, au milieu d’objets personnels, non loin du Palais, au coin d’une rue du Triangle d’Or, par un mystérieux employé de l’Élysée « dont je n’ai pas donné le nom et dont je ne donnerai jamais le nom ». Quoi qu’il en soit, il ne voit pas le mal : « Je n’usurpe aucune fonction, […] et il y a même des pays où ça vous emmerde plus qu’autre chose. C’est une connerie, mais qui ne m’apporte rien ». Entre Benalla et Lauch, la tenace rancœur va crescendo. Le premier émaille presque chacune de ses réponses d’une vacherie. Plus sobrement, le second rétorque finalement : « Ce qui m’a blessé, c’est qu’il ne m’ait même pas appelé pour me dire qu’il avait fait une connerie. […] J’ai été extrêmement décu de ce comportement du 1er mai [que] je trouve extrêmement dommageable pour lui, parce qu’il avait beaucoup, beaucoup, beaucoup de qualités ».

C’est justement de cette journée du 1er mai 2018 qu’il sera désormais question dans le prétoire, à compter de ce mercredi.