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Procès de « La chaufferie de la défense » : le tribunal annule toute la procédure

La 15e chambre du tribunal correctionnel de Nanterre a annulé la procédure du dossier de la « chaufferie de la défense », en répondant favorablement à des demandes de la défense, soutenues in limine litis ce lundi 11 janvier, dénonçant une atteinte au procès équitable et aux droits de la défense, à travers la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable. Le procès est donc annulé. Le parquet n’a pas encore annoncé s’il ferait appel de cette décision.

par Julien Mucchiellile 12 janvier 2021

Le plus vieux dossier du tribunal de Nanterre avait enfin, ce lundi 11 janvier, trouvé la voie du débat public. Le procès de la « chaufferie de la défense » devait occuper la semaine de la 15e chambre du tribunal correctionnel. Il s’agissait d’examiner les conditions de passation d’un marché public en 2002, celui de l’alimentation en chaud et en froid du quartier d’affaire de la Défense. Dans cette affaire, le corrompu, Charles Ceccaldi-Raynaud, est mort en juillet 2019, et les corrupteurs ont 98 et 82 ans. D’autres prévenus sont renvoyés pour le volet « abus de biens sociaux » de l’affaire, s’agissant de montages financiers effectués en relation avec l’entreprise ayant remporté le marché.

La procédure fleure une époque où les affaires politico-financières passaient au second plan, où les atteintes à la probité étaient mollement poursuivies, la corruption « à la papa », dira la procureure. Une information judiciaire a été ouverte le 26 juin 2002. Depuis, sept juges d’instruction se sont succédé mais, d’après les avocats, un seul a réellement travaillé, entre 2005 et 2011. C’est à cette date que le magistrat entend clôturer l’instruction, un peu précipitamment, car il venait de mettre supplétivement en examen trois mis en cause, dont la défense avait insisté sur leur volonté commune d’être interrogé sur le fond de ces nouvelles accusations, mais pressé par une mutation tant attendue, le juge avait refusé leur demande d’actes, refus contre lequel les mis en cause ont interjeté appel, soutenus en cette démarche par le parquet (« le juge d’instruction ne peut, bien évidemment, invoquer sa prochaine mutation professionnelle pour refuser de procéder à des actes complémentaires »), jusqu’à ce que la chambre de l’instruction de Versailles, le 30 juin 2012, leur donne raison.

Le juge suivant n’a repris les investigations que de manière « superficielle et lacunaire », disent les avocats, et a notifié un avis de fin d’information en 2014. La partie civile a fait une demande d’actes, refusée, mais la chambre de l’instruction leur a donné raison (arrêt de 2015). À ce stade, l’information était suspendue. En 2016, une nouvelle juge reprend l’affaire, qu’elle clôture en octobre 2017, sans avoir jamais personnellement instruit.

C’est dans ces conditions que, alors que le réquisitoire définitif du parquet était attendu depuis près de vingt-deux mois, Charles Ceccaldi-Raynaud est décédé le 18 juillet 2019. Des articles de presse rapportant son décès ont fait état de l’existence de cette information judiciaire, de son ancienneté et de sa stérilité. « Aussi, par un lien de conséquence manifeste, en date du 2 août 2019, le ministère public a rendu son réquisitoire définitif, celui-ci apparaissant ainsi comme l’expression précipitée de la volonté du parquet de ne pas apparaître trop inconséquent », disent les avocats de la défense. Le procès était prévu pour septembre 2020, mais le tribunal étant infecté par la covid, il avait été renvoyé au 11 janvier 2021.

À l’entame du procès, la défense développe des conclusions in limine litis et demande l’annulation de la procédure, au nom du droit à être jugé dans un délai raisonnable. « Depuis quand un homme quasiment centenaire est jugé par un tribunal correctionnel ? », s’est ému Me Jean-Didier Belot, avocat de Bernard F…, 82 ans, acolyte de Jean B…, 98 ans et absent au procès ? Il dénonce également l’incomplétude de l’instruction, l’absence de confrontation entre des prévenus en désaccord, la négligence avec laquelle ce dossier a été considéré. « On a dérobé mon droit à la dignité, confisqué le temps, laissé mourir les preuves. […] C’est le procès de l’envie d’avoir raison à tout prix », a dit Me Olivier Baratelli, qui lisait une lettre de son client âgé de 98 ans.

Il s’est écoulé dix-huit ans et trois mois depuis l’ouverture de l’information judiciaire. Le délai raisonnable s’apprécie au regard de trois critères : la complexité de l’affaire, le comportement passif des juges et les moyens mis en œuvre par les parties (C. pr. pén., art. 175-2). La Cour européenne des droits de l’homme ainsi que la Cour de justice de l’Union européenne ont donné les outils pour apprécier ces trois critères. Elles sanctionnent ainsi des « stagnations injustifiées dans les procédures ». Or plusieurs des mis en cause n’ont plus été entendus entre 2011 et 2019, malgré leurs demandes répétées d’être confrontés les uns aux autres. Un seul acte d’instruction interviendra durant cette période. « En réalité, seule la passivité fautive des institutions judiciaires est responsable de cette situation », dit la défense.

Quelle sanction, si ce délai déraisonnable est reconnu ? L’atteinte à ce principe caractérise une atteinte au droit au procès équitable, mais quelles conclusions en tirer ? Il est d’usage que cette atteinte, même reconnue, ne fasse pas obstacle à la tenue du procès pénal, mais ouvre droit à des réparations. Seulement, comme il est soutenu par les concluants, « l’altération inévitable de la mémoire après tant d’années passées depuis les faits reprochés prive nécessairement les prévenus d’un procès équitable par la violation de leur droit à être jugés dans un délai raisonnable ». Le décès de Charles Ceccaldi-Raynaud, personnage central de cette affaire, est également un obstacle conséquent à la manifestation de la vérité.

Un jugement du tribunal correctionnel de Paris, rendu le 14 mai 2009 par la 12e chambre correctionnelle, conclut à l’annulation de la procédure pour toutes ces raisons, après une instruction de quinze ans, mais la position de la Cour de cassation est autre, puisqu’elle considère que le délai déraisonnable d’une procédure était sans effet sur sa validité et n’ouvre droit qu’à une action en responsabilité pour faute lourde contre l’État. Mais deux décisions du Conseil constitutionnel (Cons. const. 16 oct. 2015, n° 2015-493 QPC, D. 2015. 2080 ; ibid. 2465, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; AJCT 2016. 171, obs. O. Didriche ; Constitutions 2015. 593, chron. X. Bioy ; ibid. 642, Décision  ; 20 nov. 2015, n° 2015-499 QPC, Dalloz actualité, 23 nov. 2015, obs. C. Fleuriot ; D. 2016. 51 , note C. Courtin ; RSC 2016. 393, obs. B. de Lamy ) disent qu’un droit à valeur constitutionnelle doit être assorti d’une sanction effective, et, en tout état de cause, la sanction d’une violation d’une règle procédurale à valeur constitutionnelle doit être de nature procédurale.

Me Emmanuel Mercinier, l’avocat d’un des prévenus, a posé une question simple : « Lorsque, par ses caractéristiques, la procédure place l’accusé dans l’impossibilité de se défendre, pouvez-vous le juger ? »

Le tribunal a répondu : « Non. » Considérant que la tenue du procès ne permettait pas de rétablir l’atteinte à l’égalité des armes, à la présomption d’innocence, aux droits de la défense et, in fine, au droit à un procès équitable, le tribunal a fait droit aux demandes de la défense et a annulé toute la procédure. Le parquet, pour le moment, n’a pas indiqué s’il ferait appel.