Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Procès de CRS pour violences et faux : « C’est fait pour justifier une interpellation intempestive »

Trois CRS comparaissaient mardi devant le tribunal correctionnel de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), prévenus notamment de faux en écriture publique. En cause, le récit couché sur procès-verbal d’une évacuation de migrants à Calais, en 2018. Le parquet a requis des peines allant de six à douze mois de sursis simple, et d’un à cinq ans d’interdiction professionnelle.

par Antoine Blochle 24 juin 2021

Même assis, Laurent, la cinquantaine, fait une tête de plus que ses coprévenus. Ce qui illustre bien l’ascendant que le brigadier-chef a pu avoir sur les deux autres. Le 31 juillet 2018 au matin, il coordonnait l’évacuation d’un rond-point, en contrebas de la rocade de Calais, où s’étaient installés une quinzaine de migrants. Il s’agissait de permettre celle des « immondices », vocable sous lequel sa hiérarchie désignait également, selon toute vraisemblance, la somme de leurs effets personnels. Au cours des opérations, des militants associatifs se sont mêlés au cortège. Eux ont toujours affirmé avoir été sur place pour procéder à une distribution alimentaire, mais les policiers considéraient alors qu’il s’agissait d’un « traquenard » de « noborders ». L’appellation renvoie à un groupuscule de la mouvance anarcholibertaire, et suscite localement, sur les autorités administratives et judiciaires, un peu le même effet répulsif que celle de black blocs.

Selon Laurent, un militant particulièrement « récalcitrant » et « véhément », prénommé Tom, serait venu au contact à deux reprises, tout en proférant des injures, notamment « bitch » et « bastard ». « Dans un geste de défense », Laurent l’aurait finalement « repoussé ». Tom serait tombé en arrière, mais dans la mesure où il aurait préalablement saisi son tonfa, il aurait « entraîné » Laurent « au sol avec lui ». Interpellé sur-le-champ, Tom a été placé en garde à vue et poursuivi pour outrage, et surtout violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique (PDAP), ce qui lui faisait encourir trois ans et 45 000 €. Sauf qu’à l’audience de juin 2019, dans ce même tribunal, les vidéos tournées par plusieurs militants, dont lui-même, ont totalement contredit cette version. Le juge unique a ainsi relaxé Tom, non sans ajouter que « les constatations médicales [faisaient] planer un doute supplémentaire sur les déclarations des policiers », dans la mesure où elles relevaient ecchymoses, dermabrasions et contusions.

C’est donc au tour de Laurent de comparaître pour violences volontaires, cette fois non pas sur, mais par PDAP (mêmes peines encourues). Et on repasse les fameuses vidéos, desquelles il ressort tout d’abord que l’opération consiste, non seulement à éloigner les migrants et les associatifs du rond-point, mais encore à leur faire emprunter un itinéraire bien précis. Il faut traverser en diagonale une bretelle d’accès à la rocade, passer derrière une glissière de sécurité, contourner un grillage et s’engager dans un chemin de terre menant à un bois. C’est en traversant la route que fusent effectivement quelques paroles peu amènes, mais elles viennent plutôt des CRS : « Putain d’Anglais ! », lance l’un d’eux ; « Toi, dégage ! », intime un autre. Laurent donne plusieurs coups de pied, d’abord dans le vide, puis dans un mollet. Tom interpelle effectivement les policiers, mais c’est pour leur faire remarquer qu’ils ne portent pas leurs matricules RIO. Laurent a d’ailleurs compris sa phrase, puisqu’il le décline justement, en anglais. Il donne ensuite deux ou trois (petits) coups de tonfa sur l’avant-bras d’une militante, et c’est alors que Tom entreprend de se retourner, en s’écriant : « On ne frappe pas une femme ! » Laurent le pousse violemment, et Tom tombe à la renverse par-dessus la glissière de sécurité. Il s’écrase au sol, comme le portable qu’il tenait à la main. Au même moment, un camion passe (à basse vitesse) sur la bretelle, à environ un mètre de sa tête. Laurent est toujours debout et n’est donc pas du tout entraîné dans sa chute.

Laurent n’a sincèrement pas l’air de comprendre pourquoi on vient lui chercher des noises pour si peu et déploie des trésors d’imagination pour légitimer son comportement. Il s’embourbe inexorablement dans ses explications, c’en devient même un peu malaisant. « C’est malheureux, vous n’arrivez même pas à dire deux fois la même chose… », raille la procureure : « C’est pour ça qu’on appelle ça un faux, vous variez tellement dans vos déclarations que vous ne savez même pas ce que vous lui reprochez. » Car Laurent ne comparaît pas que pour des violences, mais aussi et surtout pour faux en écriture publique, en raison du récit mensonger couché sur le procès-verbal de saisine et d’interpellation qu’il a rédigé et co-signé. L’infraction visée est d’ailleurs plutôt un crime, puni notamment de quinze ans de réclusion. Mais elle a été correctionnalisée par l’abandon de la circonstance aggravante tenant à sa qualité de PDAP, ce qui ramène la peine encourue à dix ans.

Même prévention pour Nicolas, qui, sur le plan disciplinaire, a d’ores et déjà écopé d’un blâme. On ne lui reproche pas d’avoir rédigé ni signé quoi que ce soit, mais d’avoir falsifié son procès-verbal d’audition par l’OPJ, en faisant à ce dernier un récit erroné des événements. Par exemple : « Un individu s’en prend au chef, il le pousse en l’insultant. » À propos de la chute de Tom, il a simplement mentionné une « scène cocasse ». Venu en renfort de l’est de la France, il tenait le rôle de « lanceur Cougar », du nom du lance-grenade de dotation des CRS : « Mon rôle était de surveiller la périphérie de l’action. J’étais à quinze ou vingt mètres et j’avais une vision un peu globale. » « Après réflexion », le relance le président, « est-ce que vous ne pensez pas que vous n’avez quand même pas été très prudent de témoigner sans avoir été témoin ? » « On peut me reprocher une négligence », répond Nicolas, « ou un manque de professionnalisme, éventuellement ». À de nombreuses reprises, il explique que ses déclarations étaient conformes, sinon à la vérité, du moins à son « ressenti », lequel était corroboré par les explications de Laurent.

Le troisième CRS, que nous appellerons Régis parce que son véritable prénom est rarissime, se trouvait au volant d’un fourgon, à une cinquantaine de mètres de distance, ce qui ne l’a pas empêché de faire un témoignage admirablement précis et concordant. Il avait notamment déclaré : « Ils tombent au sol tous les deux. » Il a ensuite expliqué que « le chef » s’était bien agenouillé auprès de Tom, au moment de la palpation, ce qui l’avait induit en erreur. Plus largement, il a lui aussi considéré que la version de Laurent était plausible, ou du moins compatible avec les bribes éparses dont il avait personnellement été témoin : « Les propos qui m’ont été rapportés de l’intervention, notamment par [Laurent], ont peut-être influencé ma vision des choses, [d’autant que] c’est un supérieur hiérarchique. » Il avait déjà pris un peu ses distances avec sa première version face aux vidéos présentées par les enquêteurs de l’IGPN. Il les prend encore un peu plus aujourd’hui : « C’est sûr qu’avec ces vidéos, clairement, je comprends la relaxe [de Tom]. » La procureure met longuement sur le gril les trois policiers, sans doute en partie pour faire le show à destination des bancs de la presse. Et, accessoirement, en faisant un peu les questions et les réponses. Le président la laisse faire, avant de l’interrompre poliment, puis de suspendre.

À la reprise, plaidoirie de la partie civile. Tom, coincé en Angleterre, est représenté par son avocate, qui a d’ailleurs un temps songé à solliciter un renvoi. « Le premier mot qui vient à l’esprit, c’est la déception », entame-t-elle : « Bêtement, j’en attends un peu plus quand les prévenus sont des fonctionnaires de police, mais […] personne n’assume, je suis atterrée. […] Cette façon de nier l’évidence, c’est d’un cynisme inquiétant. » Elle mentionne un attendu d’un arrêt (de rejet) duquel il ressort que « se rend coupable de faux celui qui coopère sciemment à la fabrication d’un faux procès-verbal [d’assemblée générale, NDLR] portant la signature de tiers, même s’il n’y concourt pas matériellement ». Elle tacle « l’attitude extrêmement décomplexée, […] d’autant plus décomplexée qu’on est à Calais, qu’on est en face de migrants et que “ce n’est qu’un putain d’Anglais”. “Les coups de pied, ce n’est pas pour nuire”, “le coup de tonfa, c’est pour accompagner”, je trouve ça dramatique ». À Laurent, elle réclame 2 000 € pour les violences, et solidairement aux trois, 5 000 € pour les faux.

« Il y a le débat de savoir si on peut ou pas filmer les forces de l’ordre, ici, c’est heureux », lance la procureure. Sur les violences : « Ici, on ressasse à longueur de journée qu’un coup, c’est mal, que c’est toujours une atteinte à l’intégrité de la personne. […] Et ce sont des images dégradantes, on a l’impression d’un berger qui fait avancer son troupeau, et pas des êtres humains. […] Nous sommes en présence de violences policières. » Puis oblique sur les faux : « Ces violences policières, c’est le point de départ. Ensuite, il faut réagir pour […] renverser la charge des violences. Alors on interpelle. […] Pour le parquet, ils sont nos yeux et nos oreilles, on doit avoir des saisines objectives pour prendre des décisions lourdes de conséquences […], or on a le désagréable sentiment que c’est fait pour justifier une interpellation intempestive. » Elle insiste sur le fait que Laurent « a sciemment fait une saisine qui ne reflète pas la réalité des faits. On ne peut pas invoquer la négligence, un sentiment, une impression ».

Au tour des deux autres : « On va venir vous dire que c’est une infraction qui n’existe pas, que c’est une fausse déclaration. Mais le faux en écriture, c’est “toute altération de la vérité”. Ici, des policiers sont allés de manière consciente témoigner pour faire consigner dans un procès-verbal des faits inexacts. […] Ils vont dire que c’était cohérent, qu’ils n’ont pas volontairement menti parce qu’ils étaient persuadés de rapporter les faits, […] mais ils savent qu’en disant plus que ce qu’ils voient, ils mentent, […] parce que c’est faux qu’ils aient vu. » Elle ajoute : « Ça me met dans une colère incroyable, parce que ça veut dire qu’à chaque fois que je serai de permanence, je remettrai en cause la parole des policiers. […] Ça remet tout en cause, c’est ça la gravité de cette infraction. » Contre les deux faux témoins, qui n’ont pourtant pas du tout le même positionnement à l’audience, elle réclame les mêmes peines, à savoir six mois de sursis simple et une interdiction professionnelle d’un an. Contre Laurent, « du fait qu’il a complètement trompé la confiance qui était placée en lui de manière irrémédiable », elle demande douze mois de sursis simple et une interdiction de cinq ans.

« On vient de nous infliger une heure de réquisitions, on se croirait aux assises », raille l’avocat de Régis, avant de déplorer que le parquet n’ait pas eu « le petit mot habituel » pour les policiers : « En plus, Calais, c’est vraiment le marasme. » Pour lui, la « colère » un peu surfaite du parquet tient surtout au fait que, lorsque Tom a été jugé et relaxé, le ministère public venait de réclamer quatre mois avec sursis, en dépit des vidéos : « Il a requis de manière erronée, et comme il se sent en mauvaise position, il veut faire payer ceux-là. » Comme pressenti par la procureure dans ses réquisitions, il remet en cause la prévention de faux : « Est-ce que le fait de mentir à un OPJ constitue une infraction ? Oui, c’est un faux témoignage, mais dans des conditions particulières. [Or] il est entendu comme simple témoin dans une enquête de flagrance, et sans prêter serment. » Et de poursuivre : « Il ne voit pas, mais dans son esprit il a vu. La mémoire est une passoire. […] Si ça avait été une affaire grave, il aurait enregistré, mais c’est une affaire à deux balles. Courir après des migrants, ils font ça tous les jours. » Par conséquent, « Outre le fait que ce n’est pas une infraction, il n’y a pas la volonté de dire quelque chose de faux. Il y a un souvenir, influencé par [Laurent], et aussi par une certaine déformation professionnelle. Parce qu’un flic, c’est un flic, c’est manichéen. Dans sa structure psychologique rigide, le policier est forcément victime. » En insistant surtout sur l’interdiction professionnelle, il réclame « un peu de mesure par rapport à ce que vous avez à juger ».

L’avocate de Laurent, mais aussi de Nicolas qui continue plus ou moins à le couvrir, revient d’abord sur les violences : « Il y a un comportement de [Tom] d’obstruction à la mission, on voit qu’il vient volontairement au contact. […] Et pour moi, le certificat médical, il n’atteste pas d’un coup, mais de constatations compatibles avec une chute. » Sur le faux, elle objecte que la notion implique selon elle « la mauvaise foi » : « Ils écrivent ce que, pour eux, ils ont vécu. Il y a peut-être une discordance, ça peut arriver. » Elle insiste sur les personnalités « exemplaires » de ses clients, et s’associe aux « développements technico-techniques de [son] confrère », avant d’axer elle aussi sa plaidoirie sur l’interdiction professionnelle. Le délibéré sera rendu le jeudi 2 septembre 2021.