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Procès en appel France Télécom : « Peut-être y a-t-il eu des gens qui ont fait l’objet d’un harcèlement »

À la cour d’appel de Paris, la huitième et dernière semaine d’audience était consacrée aux plaidoiries en défense des six prévenus appelants. Le délibéré sera rendu le 30 septembre 2022.

par Antoine Bloch, Journalistele 5 juillet 2022

« J’ai approuvé l’essentiel du réquisitoire », lâche l’un des trois avocats du PDG, Didier Lombard, « mais vous avez eu tort, monsieur l’avocat général, de considérer que l’État n’avait pas de responsabilité. Il a [au contraire] une responsabilité majeure ». Le même estime qu’au moment de la mise en œuvre du plan Next, son client s’est retrouvé « dans une situation ingérable », et « prisonnier » de décisions politiques. Au point que, selon lui, « ce n’est pas [vraiment] Lombard qui gère l’entreprise », mais plutôt « le ministre ». Sa consœur souligne pour sa part que les prévenus sont revoyés pour des faits commis « courant 2007 à 2010 ». Or les deux « péchés originels » imputés à son client, à savoir l’annonce des 22 000 suppressions d’emploi et les propos tenus lors d’un séminaire de hauts cadres, remontent à 2006 : « Les deux seuls faits reprochés concrètement à [Lombard] au bout de treize ans [de procédure], ils sont prescrits, ils sont hors prévention, et ils ne constituent pas des faits de harcèlement moral ». Sur ce point, lors des réquisitions de la semaine précédente, il fut considéré que le PDG avait par la suite continué à donner des « instructions ». Un raisonnement qui reposait entre autres sur les notes manuscrites prises par un membre du comité de direction, avec notamment plusieurs occurrences de l’expression « mettre la pression ». L’avocate raconte avoir passé « trois heures et demie » à les relire, sans « rien trouver qui ressemble à une instruction ».

Son dernier avocat observe que, « pour compenser ce manque de preuves, on joue sur les focales, et on vient donner une dimension générale à des situations individuelles. Mais ça ne marche pas ». Il enchaîne sur les multiples alertes psychosociales : « Je ne dis évidemment pas qu’il ne savait rien. Oui, il a pu être averti de certains drames. » Avant de tempérer : « Après coup, il est facile de prendre pour un oracle tel ou tel élément, mais dans le maelstrom quotidien, c’est infiniment plus compliqué. […] On est incapable, dans les messages transmis par les syndicats, de distinguer les signaux forts des signaux faibles, on n’a pas de hiérarchie. » Il conteste la lecture combinée d’arrêts des chambres sociale et criminelle faite par les parties civiles et les avocats généraux, puis ajoute : « Vous allez devoir interpréter le droit, c’est une évidence, mais cette interprétation ne peut se faire que dans le respect des autres principes qui gouvernent le droit pénal. » Il cite ou évoque ceux de légalité, de prévisibilité et d’intelligibilité, et trouve que « condamner pour harcèlement moral institutionnel sans aucun lien interpersonnel […] serait une violation de l’article 7 » (de la Convention européenne des droits de l’homme).

Du côté de la défense de Louis-Pierre Wenès, le « numéro deux », on raille le concept de « harcèlement moral industriel ». « Je parlerais pour ma part de harcèlement moral évanescent », lance un premier avocat, qui explique n’avoir trouvé qu’un seul arrêt, et largement postérieur aux faits, sur ce qu’il paraphrase comme « des techniques de management perverses à l’encontre de l’ensemble des salariés » d’une entreprise. Avant d’interroger à la cantonade : « Qui dans cette salle a déjà géré 80 000 personnes ? » La seconde avocate de Wenès se lance dans la lecture d’un communiqué du syndicat Sud-PTT. Il y est question d’un suicide, de « souffrance au travail », de « détresse », de « conditions de travail [qui] n’ont cessé de se dégrader, essentiellement à cause de la déflation des effectifs », et d’un « aveuglement de l’entreprise ». Elle ménage son effet, mais finit par préciser qu’il date du 6 juin 2022. Sur les quantums maximaux encourus (1 an et 15 000 €), elle considère que « si [le législateur] avait voulu sanctionner ce qui est soumis aujourd’hui à votre cour, il n’aurait pas prévu ce type de peine ».

« On ne peut faire de la divination un devoir »

Elle voit dans cette procédure une forme de « ballon d’essai pour faire modifier la loi », mais ajoute que son client n’est « pas un punching-ball ». « Il y a effectivement eu de la souffrance dans cette société », poursuit-elle, « mais je pense que cette souffrance elle était extrêmement ancienne ». Selon elle, c’est bien « la privatisation » qui en est à l’origine, en ce qu’elle a conduit à la création d’un « monstre juridique » faisant cohabiter des travailleurs sous plusieurs statuts : « On essaie de nous dire que c’est une politique qui a duré trois ans qui l’aurait déclenchée… Ce n’est pas raisonnable. » « Je voudrais vous dire encore deux choses à titre liminaire », lâche-t-elle au bout de plus d’une heure de plaidoirie. Elle tente de démontrer que l’objectif des 22 000 départs était parfaitement tenable sans recourir à aucun procédé harcelant : « Ce n’était pas impossible, [donc] le mobile, [également] devenu un élément constitutif de l’infraction, il n’existe plus. » Elle ajoute : « peut-être y a-t-il eu des gens qui ont fait l’objet d’un harcèlement individuel par leur manager, [et] c’est tout à fait anormal. […] Mais ça n’a rien à voir avec une volonté de harceler ». Bref, « je pense qu’il a été sacrifié sur l’autel de cette crise ».

Le premier avocat de Brigitte Dumont, directrice de tout et de rien, souligne que, « quand on fait une lecture attentive des arrêts visés dans l’ORTC et le jugement, [ils ne portent que sur] des relations interpersonnelles dans des PME, [et pas] des groupes de plusieurs dizaines de milliers de personnes ». S’il devait en aller autrement, « cela reviendrait à la possibilité de sanctionner pénalement […] un chef d’entreprise à partir du moment où il met en place une réorganisation ou un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), qui intrinsèquement entraînent de l’anxiété ». Et quand bien même ce serait désormais le cas, « à l’époque des faits, aucun juriste, aucun avocat n’aurait indiqué à ses clients le risque d’un harcèlement moral institutionnel dans le cadre d’une réorganisation ». La seconde avocate de la même estime que, notamment sur les formations des managers ou la note sur les parts variables de certains de ces derniers, sa cliente « n’est pas pulvérisée par le dossier, bien au contraire ». Sur l’intention, elle souligne « l’absence de prévisibilité de l’infraction de harcèlement moral institutionnel », considérant qu’on « ne peut faire de la divination un devoir ». Avant d’expliquer que, « dans le dossier, vous ne trouverez pas un mot [de Dumont] visant à déstabiliser quiconque ».

Du côté de Nathalie Boulanger, directrice des actions territoriales, on concède : « Elle reconnaît une responsabilité morale et humaine ». Sur les écrans, la présentation PowerPoint fait cohabiter deux dispositions relatives au harcèlement moral, pour illustrer ce que lui qualifie de « voile d’ignorance législatif ». À gauche, celle du code du travail (art. L. 1152-1) ; à droite, celle du code pénal (art. 222-33-2). L’avocat interroge : « Comment le citoyen moyen, qui n’est pas censé ignorer la loi, peut-il savoir […] où termine le droit social, et où commence le droit pénal ? » En sous-texte, on croit comprendre que la coexistence de dispositions dans deux codes impliquerait donc de démontrer la conscience de violer spécifiquement celle des deux qui fonde ensuite l’action, ici la seconde. D’ailleurs, il considère que « tout pénaliser, cela revient à faire disparaître le droit social ». Or, à l’époque, « personne ne parle de pénal, ça ne vient à l’esprit de personne », puisque le droit d’alerte en CNHSCT, par exemple, reposait exclusivement sur des notions de droit social, tout comme les articles de presse, du moins jusqu’en septembre 2008. L’avocat ajoute que, lorsque deux syndicats ont créé l’observatoire du stress et des mobilités forcées, ils ont précisément souligné qu’il leur manquait un outil pour prendre la mesure de la situation : Boulanger ne pouvait donc que se trouver dans la même ignorance qu’eux.

« On a souvent fait le procès des mots »

L’avocate de Guy-Patrick Cherouvrier, le DRH France, rappelle que « seules 77 situations de souffrance sont portées à la connaissance des juges d’instruction, […] et seulement 39 sont retenues. […] Ça fait 0,03 % à l’échelle de l’entreprise ». Elle exclut ainsi les constitutions de parties civiles directement devant le tribunal correctionnel, mais aussi devant la cour, et dont la recevabilité a été contestée en mai (joint au fond). L’avocat général avait pour sa part retenu les près de 2 000 dossiers d’indemnisation présentés devant la commission d’indemnisation de l’entreprise, mais elle objecte sur le même terrain que « c’est 1,3 % de la masse salariale [sic] ». Elle dénonce une « procédure boiteuse » et un « habillage » : « Il fallait des complices pour qu’il y ait des auteurs. » « Il est profondément blessé et malheureux de cette souffrance, […] mais il n’en est pas coupable », ajoute-t-elle : « la politique des prévenus n’est pas la cause de cette souffrance ». Selon elle, « on vient […] lui reprocher de ne pas avoir démissionné, mais où est l’acte positif dans le fait de ne pas démissionner ? Et pourquoi tous les cadres qui n’ont pas démissionné ne sont-ils pas prévenus ? » Elle explique qu’il « a tenu à consacrer une part immense de son temps à l’information et à la consultation du personnel ». Et ajoute que son client « n’a pas su, pas vu qu’il y avait un malaise généralisé », lequel était jusqu’ici plutôt contesté.

Après avoir posé qu’un acte de complicité « doit être antérieur ou concomitant à l’infraction consommée », le premier avocat de Jacques Moulin, directeur territorial, considère que sa condamnation en première instance reposait essentiellement sur « ses bons résultats. […] Mais un résultat n’est pas un fait, et en plus, il est nécessairement postérieur à l’infraction ». Puis il explique qu’on fait souvent à son client « le procès des mots » qu’il aurait écrits ou prononcés (« low performers », « déstabilisation positive », etc.). Lui y voit une démarche comparable à celle de la phrase attribuée, sans doute à tort, à Richelieu : « Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre. » Le second avocat de Moulin revient également sur des mots, mais ce sont ceux qu’il a entendus ces dernières semaines dans le prétoire, et on perd un peu le fil : les prévenus ne seraient pas « anormalement normaux », mais « normalement anormaux ». Soit. Toujours est-il qu’il considère que l’avocate générale n’a pas trouvé l’ombre d’un acte positif de complicité. Plus largement, il prête au ministère public la réflexion suivante : « On a Moulin, eh ben on va faire avec Moulin. » Souligne au passage que très peu des homologues de ce dernier ont été entendus en procédure. Et que, lorsqu’il a par la suite été nommé DRH, si les organisations syndicales ont accepté de parler avec lui, c’est en substance qu’il ne devait pas avoir si mauvaise réputation.

Au terme de ces presque quarante demi-journées d’audience : derniers mots. Lombard a « deux petits points qui [lui] tiennent à cœur ». Le premier consiste à « vous redire toute l’émotion qui m’a étreint […] en écoutant les [paroles] de certaines parties civiles. […] J’en resterai, moi, personnellement, marqué à vie ». Le second, à « tirer de ces discussions l’impression […] que certaines d’entre elles ont engagé un processus de reconstruction. […] Je pense que ce serait extrêmement bon pour la collectivité de France Télécom ». De son côté, Wenès ajoute que le procès a mis en lumière « beaucoup d’enjeux politiques, […] de civilisation [et] de pouvoir », et déplore : « Au bout de dix ans, je me fais encore traiter d’homme froid, calculateur, menteur, qui jette ses équipiers par-dessus bord. […] Ça me blesse dans mon identité, et je ne vois aucune preuve à l’appui de tels propos ». Conclusion de la présidente : « Il y aura forcément des mécontentements à la lecture de l’arrêt à venir. » Selon elle, quoi qu’il arrive, les prévenus auront été « sensibilisés aux risques psychosociaux ». Aux victimes, terme dont elle rappelle l’étymologie, elle adresse finalement : « Je vous appelle à ne pas être vaincus, quel que soit l’arrêt rendu par la cour. »

Délibéré le 30 septembre 2022.

 

Sur le procès en appel de France Télécom, voir également :

• Procès en appel France Télécom : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », par Antoine Bloch, le 20 juin 2022

• Procès en appel France Télécom : « Ça ne s’est pas fait à la bonne franquette », par Antoine Bloch, le 28 juin 2022