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Procès France Télécom : « Est-ce que moi, tout seul, je suis capable de tout ça ? »

Après huit semaines d’audience, le procès France Télécom, où sept anciens hauts dirigeants sont jugés pour harcèlement moral au travail, entre dans la phase des plaidoiries, qui débute ce mardi 2 juillet. Les débats ont oscillé entre la souffrance et le désarroi exprimé, d’une part, et les démonstrations techniques, d’autre part. Deux mondes qui paraissent irréconciliables.

par Julien Mucchiellile 2 juillet 2019

Quand Louis-Pierre Wenès est « passé en mode crash », car il lui fallait réaliser une économie de 3,5 milliards d’euros en trois ans, la violence évidente du vocable employé ne revêtait pas, dans son jargon de cost killer, la même réalité, que pour ce quinquagénaire au regard triste, ancien commercial en costume pimpant, qui broie du noir sur une plateforme téléphonique et, face à la caméra, dit : « J’ai honte ». Cette scène est tirée d’un film réalisé en 2009 par Serge Moati et jamais diffusé – à la demande des dirigeants de France Télécom qui l’avaient commandé – jusqu’à l’audience du vendredi 21 juin.

Il a donné à voir ce que le procès raconte depuis huit semaines : une béance infranchissable entre les éclopés des PTT et les super patrons de la multinationale Orange, ces dirigeants qui comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris pour harcèlement moral au travail et complicité de ce délit, qu’ils contestent tous.

Ils nient tout lien de causalité entre leur politique d’entreprise et le préjudice subi par les parties civiles. La seule erreur que les prévenus admettent est de ne pas avoir réagi à temps, de s’être voilé la face. Leur seule faute est managériale et non pénale. « On n’a pas su accompagner les plus fragiles. Et ça, c’est la responsabilité morale et civile de l’entreprise », concède Nicolas Guérin, secrétaire général et représentant de la personne morale Orange, qui pèse ses mots.

Cela déplaît fortement aux trente-sept parties civiles qui sont retenues dans le dossier. Parmi elles, dix-sept cas de suicides. Ce sont bien sûr des histoires individuelles, qui sont examinées une par une. Mais, plus encore, elles incarnent la splendeur déchue du service public à la française, les valeurs de solidarité et de bienveillance dans un état prospère. Désormais, ce sont des familles démolies d’employés qui ont mis fin à leurs jours, après une longue agonie psychique narrée à la barre d’une voix vibrante d’émoi, sous l’œil courroucé des dizaines de collègues, amis et soutiens syndicaux qui ne manquent pas une minute de cette audience prévue sur dix semaines. Ce sont les victimes elles-mêmes, affligées, qui racontent en détail les petites humiliations subies, leur désenchantement, leur effarement de voir leur entreprise adorée les maltraiter ainsi. Les rapports de médecins du travail, nombreux et accablants ; le rapport Technologia, qui a conclu à un niveau de souffrance exceptionnel, les témoignages de syndicalistes : tout cela donne à ces quelques années de restructuration, la période 2006-2009 qui est retenue par la prévention, un décor d’apocalypse. Mis bout à bout, les témoignages des employés, à tous les niveaux de la hiérarchie, forment un magma accusateur d’une violence inouïe, tant par leur abondance que par leur véhémence. Lorsque la sentence des magistrats instructeurs (« le harcèlement moral au préjudice de […] est ici parfaitement caractérisé »), qui conclut l’examen de chaque cas dans la colossale ordonnance de renvoi (673 pages), est lue par la présidente, il semble alors que, pour les prévenus, l’affaire soit entendue.

« Soit on se soumet, soit on se démet »

Face au bloc de souffrance que sont les parties civiles et à la vertu qu’ils incarnent, la compassion de ceux qu’on a accusés d’avoir été au sommet d’un vaste système de harcèlement mais qui ne l’admettent pas est impossible : elle est « fausse et factice », dit Noémie Louvradoux, dont le père, de désespoir, s’est immolé par le feu devant son travail. Louis-Pierre Wenès en a parfaitement conscience : « C’est pas la compassion qui règle la souffrance. Entre la compassion et la culpabilité, y a qu’un pas, certains l’ont franchi », dit-il à la caméra de Serge Moati.

À l’audience, Didier Lombard a bien versé sa petite larme, quelques mots de compassion ont été exprimés par les prévenus et Louis-Pierre Wenès, cible favorite des questions de la partie civile (le parquet s’est montré très discret), a piqué des colères face à ses contradicteurs (« ça fait la ixième fois que je répète la même chose ! Je ne veux plus parler ! »), ne supportant pas d’être mis en cause pour le malheur de ces gens. « Je ne comprends même pas qu’on puisse m’accuser de ça », dit-il avec un ton de reproche. À la fin du film, ému, il s’interroge : « Est-ce que moi, tout seul, je suis capable de tout ça ? »

L’action de Louis-Pierre Wenès est à l’origine de 6 milliards d’euros d’économie sur les 15 milliards réalisés par France Télécom. Étranger à la maison, il est appelé en temps de crise pour redresser la barre du navire. Louis-Pierre Wenès est friand de métaphores marines, de celle du skipper (lui) qui donne des ordres indiscutables à ses moussaillons, au risque de perdre le contrôle du bateau. « Soit on se soumet, soit on se démet », c’est la devise qu’il a répétée à plusieurs reprises au tribunal.

Si l’homme providentiel, qui cristallise les rancœurs, a pu paraître irascible, il est, de tous les prévenus, le plus entier. Son avocate Frédérique Baulieu lui demande :

— Votre but, c’était de déstabiliser les gens pour qu’ils partent ?

— Bien sûr que non. Moi, j’avais envie d’amener tout le monde mais, d’un autre côté, il y avait cette vérité qui s’impose à moi, inéluctable. Mais il n’y a jamais eu de projet de réduction des effectifs. Vous ne savez pas à quel point cette situation me révolte. Comment je pourrais parler avec mes enfants après avoir fait un truc pareil ? C’est de la foutaise !

C’est la colère spontanée de l’innocent accablé.

Pour les parties civiles, cette réaction sanguine de défense est perçue comme l’expression indécente d’une petite contrariété, un simple pet à l’âme, que la bienséance eût commandé de garder pour soi et qui tranche avec la pudeur admirable des familles endeuillées. Dans un procès pénal, la souffrance est le privilège des victimes. La rogne de l’ancien numéro 2 de l’entreprise est bien la preuve du déni de ces hommes, puissants capitaines d’une multinationale, abandonnés à leur obsession d’économies et de profits.

Du point de vue de l’accusation, ce sont les 22 000 suppressions de postes du plan Act qui illustrent le mieux ce déni. Ce chiffre est une cible, un objectif à atteindre par tous les moyens, dont la mise en œuvre a engendré ce harcèlement, qui a dégringolé les échelons hiérarchiques pour venir étriller toutes les strates de la maison France Télécom. Pour les autres (prévenus), c’est l’ordre naturel des choses, ou plutôt la conséquence automatique d’une politique de renouveau, un fait irrémédiable qui découle de la volonté du marché mais certainement pas un projet, une fin en soi.

« Je suis furieux qu’on ne regarde qu’un côté de la situation »

La défense donne à voir le bilan économique, l’action salutaire de l’équipe dirigeante, qui a sauvé les finances de l’entreprise, alors que les parties civiles leur reprochent le bilan humain. Ce n’est pas qu’une astuce rhétorique. L’orgueil d’avoir rétabli les comptes est palpable chez les prévenus. « C’est quand même comme ça qu’on a sauvé la maison ! », lance Didier Lombard après le visionnage du film. L’urgence de la situation commandait de faire vite : « C’est pas de ma faute si, en trois ans, France Télécom doit passer d’une société de téléphonie fixe à une société d’internet », dit Louis-Pierre Wenès à l’audience. « On nie tout ce qui a été fait pendant trois ans. On a sorti la société de l’ornière. Je suis furieux qu’on ne regarde qu’un côté de la situation. Ceux qui ont été satisfaits de leur mobilité sont vus comme des jaunes ! Alors, ils se taisent », réagit-il après le visionnage du film. Louis-Pierre Wenès est persuadé d’avoir été sacrifié sur l’autel médiatique – il pense même devoir sa chute à un article de l’Obs – mais conserve la satisfaction du travail accompli.

Aussi, à l’affliction des familles, répondent-ils par des organigrammes, des tableaux, par des exposés ésotériques qui font rire jaune les observateurs et plisser des yeux la présidente qui, parfois, s’agace de ce baragouin marketing. Pour la défense, ils sont la preuve de leur réussite autant que de leur innocence. Voguant dans les cimes, placés à sept ou huit échelons hiérarchiques des victimes, qu’ils ne les connaissaient pas, comment pouvaient-ils savoir, disent-ils ? Le harcèlement moral de ces personnes peut-il être inhérent à un plan qui a sauvé l’entreprise ?

Ils expliquent les préjudices par des dysfonctionnements locaux, une anomalie dans la chaîne hiérarchique. Ils déplorent des drames isolés, mais pas de crise systémique dont ils seraient directement responsables. Les intermédiaires, managers locaux qui ont appliqué le « management par la terreur », avec un zèle certain, ne sont pas poursuivis, car les juges d’instruction ont estimé que seuls les ordonnateurs du système, ceux qui décident de la politique d’entreprise, devaient avoir leur responsabilité pénale engagée. Ces sept prévenus, hommes et femmes, ont-il été capables de tout cela ?

 

 

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