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Procès France Télécom : « Le harcèlement moral au travail peut être aussi un phénomène collectif »

La 31e chambre du tribunal correctionnel de Paris a condamné les six prévenus du procès France Télécom, vendredi 20 décembre, pour harcèlement moral et complicité de ce délit, reconnaissant un harcèlement moral institutionnel exercé à l’encontre des employés de France Télécom.

par Julien Mucchiellile 20 décembre 2019

Au regard du rôle prééminent tenu par messieurs Lombard (PDG), Barberot (DRH) et Wenès (numéro 2 du groupe), « initiateurs d’une politique de déflation des effectifs à marche forcée, jusqu’au-boutiste, ayant pour objet la dégradation des conditions de travail de la collectivité des agents de France Télécom pour les forcer à quitter définitivement l’entreprise ou à être mobiles, de la durée pendant laquelle cette politique a été mise en œuvre, de l’ampleur du harcèlement moral […] et de l’atteinte ainsi portée aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives […], seule la condamnation de ces quatre prévenus à la peine maximale d’emprisonnement encourue, soit un an, partiellement assortie d’un sursis simple à hauteur de huit mois, apparaît appropriée à la gravité des faits, à la personnalité des auteurs et à la situation matérielle, familiale et sociale de chacun ». Ils sont également condamnés à une amende de 15 000 €. Les trois autres prévenus sont condamnés à quatre mois de prison avec sursis et 5 000 € d’amende. La société France Télécom SA, devenue Orange SA, est condamnée à une amende de 75 000 €.

Le jugement du tribunal, qui fait 343 pages, a reconnu un harcèlement moral institutionnel, qui découle de la politique d’entreprise. C’est le premier jugement de la sorte ; les juges ont cru bon d’expliquer leur démarche : « Le tribunal a considéré que le législateur n’a pas exclu l’incrimination d’un harcèlement moral institutionnel aux dépens de la collectivité de travail. À cette dimension collective du harcèlement moral fait écho la phrase de Jean de La Fontaine : “Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés” car loin de se réduire à un conflit individuel, le harcèlement moral peut avoir ses racines profondes dans l’organisation du travail et dans les formes de management », a lu la présidente.

La période de prévention n’a pas fait seule l’objet des débats ; la période qui la précède a été longuement discutée et elle n’est pas absente de l’analyse du jugement. « Dès la période 2002-2005 se sont manifestées les singularités de l’entreprise, qui ont été le socle des décisions et de la stratégie prises mi-2005 et courant 2006. Elles ont été déterminantes pour la période qui s’ensuivit et dont le tribunal est saisi », est-il écrit.

Puis, vient la période courant de juin 2005 à fin 2006, pendant laquelle émerge une politique de déflation des effectifs « déterminée et déterminante ». Petit à petit, les départs « naturels », comme l’ont démontré les débats, ont été placés au cœur de la stratégie de France Télécom. « Quelle que soit la justesse ou l’erreur de la prévision des 22 000 départs du groupe, il s’avère incontestable que sa réalisation, devenue la colonne vertébrale de la politique des ressources humaines du groupe, fait partie des conditions du succès du plan Next ; que les teneurs et circonstances des annonces de février puis d’octobre 2006 faites par les membres de la direction ont transformé cette prévision en objectif devant mobiliser tous les personnels du groupe ; que, bien qu’alertée sur le caractère irréaliste de cet objectif, la direction l’a maintenu de façon intangible pendant trois ans ; que le volontariat, présenté comme le fondement des différentes formes de départs, ne pouvait qu’être de pur affichage en raison de la conjonction des suppressions de postes programmées, des mobilités tout autant exigées et des restructurations de services décidées. »

« Ces dix-huit mois marquent un tournant dans la vie de l’entreprise : à l’appui de la nouvelle stratégie industrielle du plan Next a surgi un objectif de déflation massive des effectifs. Il s’agit d’une politique de gestion des ressources humaines déterminée et menée au plus haut niveau de l’entreprise. » Puis, au cours des années 2007 et 2008, et même dès 2006, nombreux sont les documents et les témoignages qui « établissent, d’une part, que les services de France Télécom ont été destinataires d’instructions leur fixant des quotas impératifs de départs et de mobilités internes, d’autre part, qu’ils ont dû régulièrement rendre compte de l’exécution de ces instructions ».

Le harcèlement résulte de l’activation de trois leviers. Il ressort de ces éléments que les années 2007 et 2008 ont été spécialement marquées par l’activation de trois leviers : la pression donnée au contrôle des départs dans le suivi des effectifs ; la modulation de la rémunération de cadres d’un certain niveau en faisant dépendre, pour partie, la part variable de l’évolution à la baisse des effectifs de leurs unités ; le conditionnement des esprits des « managers » au succès de l’objectif de déflation lors de leurs formations.

« Mis au service de la politique de déflation des effectifs massive et généralisée à l’œuvre depuis 2006, ces actes distincts intervenus concomitamment se sont poursuivis et répétés au cours des deux années suivantes : ils constituent autant d’agissements réitérés ayant eu pour objet une dégradation des conditions de travail en forçant les agents au départ ou à la mobilité au-delà d’un usage normal du pouvoir de direction. »

En revanche, dit la décision, « si les répercussions de cette politique ont continué à se poursuivre les années suivantes, il est avéré que la politique de déflation des effectifs n’a pas été voulue au-delà de cette date. L’infraction poursuivie n’étant pas caractérisée pour la période du 1er janvier 2009 à fin 2010, une relaxe s’imposera pour ce second temps de la prévention ». C’est donc uniquement la période 2007 et 2008 qui sera retenue pour la condamnation.

Le tribunal prend le temps d’expliquer : il ne s’agit pas de critiquer des choix de stratégie d’entreprise, « il s’agit seulement de rappeler aux prévenus que les moyens choisis pour atteindre l’objectif fixé des 22 000 départs en trois ans étaient interdits ».

Et que la responsabilité pénale personnelle des trois dirigeants repose, en réalité, « sur une décision partagée, sur une mise en œuvre coordonnée, sur un suivi vigilant, des agissements harcelants dont l’objet était la dégradation des conditions de travail de tous les agents de France Télécom pour assurer et hâter, accélérer, la réduction recherchée des effectifs de l’entreprise ».

Dans le cas du harcèlement moral institutionnel au travail, les troubles et fragilités provoquées par les agissements répétés se doublent « d’une fragmentation du collectif par l’instauration d’un climat de compétition délétère, par la prolifération de comportements individualistes, par l’exacerbation de la performance. Si la dégradation peut être vécue à titre individuel, le harcèlement moral au travail peut être aussi un phénomène collectif ».

« Cette réalité a été parfaitement illustrée par les témoignages reçus au cours de l’instruction et à l’audience, récits qui ont également mis en lumière le courage de ceux qui, à l’époque, ont rompu le silence en considérant que la détresse, la souffrance psychologique pouvaient découler de faits de harcèlement moral et pas seulement de fragilités individuelles. Ces témoignages ont, tous, révélé des personnes fières d’appartenir à la société France Télécom, qui cherchent à rester debout et qui se battent pour leur dignité notamment professionnelle, ainsi que des personnes pliées par la douleur d’avoir perdu un être cher dont ils défendent la mémoire avec une énergie désespérée ou une simplicité remplie de pudeur. »

Les prévenus ont été condamnés solidairement à verser aux parties civiles une somme dont le total dépasse les trois millions d’euros.