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Procès France Télécom : « Mais pourquoi choisir de mourir sur son lieu de travail »

Derniers avocats des parties civiles à plaider, maîtres Teissonnière et Topaloff, qui représentent treize parties civiles et le syndicat Sud, ont plaidé jeudi après-midi.

par Julien Mucchiellile 5 juillet 2019

Avant le réquisitoire prévu ce vendredi 5 juillet, d’autant plus attendu que les deux procureures sont demeurées dans leur coin sans presque mot dire pendant les deux mois d’audience, les avocats des parties civiles ont fini de plaider, ce jeudi, au procès pour harcèlement moral au travail de sept anciens dirigeants de France Télécom. Ce sont Mes Jean-Paul Teissonnière et Sylvie Topaloff, qui, elle, a souvent bondi de son siège pour aller questionner les prévenus, qui ont clos trois jours de plaidoiries.

« Il faut dire d’abord que ces tentatives de suicide, ces longues dépressions, ces histoires singulières sont des indices de la situation particulière de l’entreprise. Ces suicides signent une politique générale de l’entreprise », a commencé Me Topaloff, avant d’évoquer huit cas de parties civiles dont elle représente les intérêts.

Michel Deparis, le « basculement » : « Mais pourquoi choisir de mourir sur son lieu de travail ? Pourquoi ne pas claquer la porte, fuir, le monde est vaste de possibles, qu’est-ce qui de si fort s’est joué en lui pour qu’il choisisse, ce matin du 14 juillet, de rester chez lui, d’écrire une lettre et de partir pour toujours ? » Comme à l’audience, elle retrace la dégradation psychique et physique de Michel Deparis. Cette perte de confiance en lui qui a causé sa déchéance, ce manque de formation au regard de ses énormes responsabilités, les réorganisations sans concertation sont, pour l’avocate, la cause du suicide de Michel Deparis, et « c’est précisément la mise en œuvre des plans Next et Act ».

Il y a Alain Trotel, qui a tenté de se jeter par la fenêtre : « Désormais, je vis avec un fantôme », disait sa femme. Un homme jovial et proche de ses collègues, très apprécié, qui, accablé par le travail, est soudain pris d’un raptus suicidaire.

Yonnel Dervin, technicien. Lui s’est planté un couteau dans le ventre devant ses collègues, après qu’on l’a déclassé du service entreprise au service particulier.

Annie Noret, elle, a un jour disparu de l’organigramme, sans explication. Elle ne sait plus quelle est sa fonction. C’est une femme dépressive, elle rechute alors. Le 22 août 2008, elle est arrêtée par son médecin. En février 2010, elle se pend à son radiateur.

Monsieur Lefrançois a choisi de se trancher la gorge le matin de sa reprise du travail. Ingénieur, il fait partie des personnels à redéployer et, après trente-trois ans de boîte, voilà que sa hiérarchie l’invite à se trouver un autre poste. Il voulait apprendre, mais ses managers l’ont trouvé trop vieux pour s’adapter aux nouvelles technologies. On lui fait comprendre qu’il ne vaut plus rien, on lui suggère de créer sa propre entreprise et, quand il trouve un poste au sein de France Télécom, ses managers refusent son départ.

Jean-Michel Laurent : « Son suicide en se jetant sous un train, alors qu’il était au téléphone avec un délégué du personnel, ne pouvait que marquer les esprits ». Monsieur Laurent était un ancien, un manuel, un technicien. Il a été mis sur une plateforme téléphonique. Paniqué au contact du client, il a basculé au back-office. Parallèlement, il attend une mutation, un nouveau poste. En attendant, il trouve une place de magasinier mais son manager lui refuse le poste – pour lequel il ne serait pas qualifié. Mais il veut travailler, coûte que coûte : « Faites-moi balayer la cour si vous voulez, mais ne me laissez pas devant un écran. » Sur sa lettre d’adieu : « Je ne suis qu’une merde incapable et encombrante, si au moins mon suicide pouvait servir à quelque chose. »

Après les femmes et les hommes, le droit : « Y a-t-il eu pour chacun d’entre eux des agissements répétés ayant eu pour effet de porter atteinte à leur santé physique et psychique ? » Me Jean-Paul Teissonnière distingue deux formes de harcèlement moral : celui qui procède de relations individuelles, interpersonnelles, et le harcèlement moral systémique. Cela signifie que, pour que le harcèlement moral soit caractérisé, il n’est pas utile que le harceleur connaisse le harcelé, il suffit qu’il ait mis en place le système qui a causé le préjudice.

Pour Me Topaloff, ce système, c’est Next et Act. Tout est parti d’une bonne volonté : « Je ne serai pas l’homme du plan social », avait dit Didier Lombard. « Le problème, c’est de faire cette réduction d’effectifs sans bruit, et cette façon de procéder est extrêmement risquée d’un point de vue humain. »

« Et tout commence par un mensonge : les 22 000 départs seraient une évolution naturelle, un phénomène sur lequel l’homme n’intervient pas. » Me Topaloff cite les chiffres de tête : en 2006, 5 400 départs sont à mettre au congé de fin de carrière (CFC), dispositif très coûteux (900 millions d’euros) qui n’a pas été reconduit l’année d’après. Comment, dans ces conditions, espérer faire partir 22 000 personnes les trois années suivantes ? En retranchant les 1 600 départs à la retraite, il resterait, par exemple, 5 500 départs à faire en 2007. « Est-il raisonnable de penser qu’en se basant sur le volontariat, 5 500 personnes vont partir ? »

Dès 2006, le discours de L’Association des cadres supérieurs et dirigeants (ACSED) donne le ton : « Je ferai les départs par la porte ou par la fenêtre », gaffe Didier Lombard. Un comité d’entreprise extraordinaire est réuni à la fin de l’année, les délégués syndicaux alertent déjà sur les risques de harcèlement moral qui pourraient découler de cette nouvelle politique.

« À ce stade, on peut légitimement penser que le cynisme est à l’œuvre »

L’avocate cite les discours entendus à l’école de management, créée, disent les juges d’instruction, pour « être l’un des outils stratégiques mobilisés pour notifier aux managers l’objectif de réduction des effectifs et les moyens d’atteindre cet objectif ». Pour « brusquer un peu » les collaborateurs. Cela donne des phrases de ce style : « D’une manière générale, il faut introduire la culture du turn-over ». Les managers étaient invités à s’adresser ainsi à leurs subordonnés : « L’objectif est de détecter et de saisir les opportunités de départ quand elles se présentent. Il faut concilier fermeté et doigté. Il importe que le manager développe aussi une intelligence émotionnelle. “C’est aussi parce que je t’apprécie en tant que personne que je te préviens, que j’anticipe” », et le but est bien d’inciter au départ. « Nous avons des objectifs très ambitieux de réduction des effectifs », avait dit un manager au sujet d’Yves Minguy, partie civile représentée par Me Teissonnière. « Il y a quelque chose, dans le langage des managers, qui est cassé », commente ce dernier.

S’agissant des missions intérim, imaginées par Jacques Moulin, l’objectif est d’« impulser une déstabilisation positive pour des populations sédentarisées. Pour certains salariés, la mission temporaire sur une activité éloignée du domicile peut être le déclencheur d’un projet externe », dit un document découvert dans l’ordinateur de Jacques Moulin. « À ce stade, on peut légitimement penser que le cynisme est à l’œuvre et que le mot volontariat est un leurre », commente Me Topaloff.

Les prévenus n’ont cessé de qualifier ces cas d’espèce de « dérives inacceptables », sans lien avec leur politique managériale. « Mais ce ne sont pas des dérives, tout est conforme aux politiques conçues au plus haut niveau », et l’avocate cite Louis-Pierre Wenès, qui semble avoir découvert à l’audience qu’être muté sur une plateforme téléphonique avec des directives de démarchage agressif était vécu comme un déclassement. Et mal vécu, surtout par les techniciens. Quant à Didier Lombard, il demeure dans sa tour d’ivoire. Il se tient éloigné de la détresse humaine que sa politique engendre, il évite de voir en face les personnes condamnées par ses décisions. Il y a pourtant eu des alertes : l’observatoire du stress, les innombrables rapports des médecins du travail, les CHSCT, les lettres des délégués du personnel. « C’est une politique d’entreprise profondément délétère », plaide Me Topaloff, « une politique qui a affecté les hommes et les femmes de manière dramatique. Certes, ils n’étaient pas licenciés. Mais ils étaient déplacés, déclassés, dévalorisés. Et ce mépris qu’ils ont dû affronter s’est retourné parfois en mépris de soi ».

 

 

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