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Procès France Télécom : « À quoi ça sert d’être chef, si vous n’assumez rien ? »

Après six heures de réquisitions prononcées par deux procureures, les peines maximales ont été requises contre Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot : un an d’emprisonnement et 15 000 € d’amende pour harcèlement moral au travail. Contre leurs complices Guy-Patrick Chérouvrier, Jacques Moulin, Brigitte Dumont et Nathalie Boulanger, huit mois d’emprisonnement et 10 000 € d’amende. Contre France Télécom : 75 000 € d’amende. La procureure a également demandé que le jugement soit publié.

par Julien Mucchiellile 8 juillet 2019

La procureure Françoise Benezech, alors qu’elle citait Olivier Barberot qui se défendait d’avoir validé des formations destinées à montrer aux managers comment appliquer la politique managériale de l’entreprise, s’adresse soudain au prévenu : « À quoi ça sert d’être chef, si vous n’assumez rien ? » Cela vaut pour ses coprévenus.

Dans ces formations, on diffusait la bonne parole aux managers de France Télécom : « L’enjeu est aussi de ne pas baisser la pression sur la mobilité fonction publique. […] De manière plus générale, il faut introduire la culture du turn-over », pouvait-on entendre, ou encore : « il faut aider les collaborateurs à se mettre en mouvement : les brusquer un peu pour provoquer une réflexion, qui pourra être relayée par les “espaces développement” ; s’il ne veut pas changer de métier ni de région, il n’y a pas de solution pour lui au sein du groupe et, dans ce cas, seule la mobilité externe est possible ». La procureure se lance alors : « Mais comment on peut concevoir une seule seconde que les formations ne sont pas validées par la direction, alors que la réussite du programme repose sur les managers ? »

La formation est l’un des moyens par lesquels la politique managériale de l’entreprise, qui, selon l’accusation, fut une entreprise massive de déstabilisation des salariés, s’est imposée aux personnels. Mais cette déstabilisation a été pensée en amont, dès la conception des plans Next et Act, dès le discours de l’Association des cadres supérieurs et dirigeants (ACSED) où l’objectif des 22 000 suppressions de postes est annoncé car, comme l’a dit Olivier Barberot à l’audience, « une trajectoire, quand elle est révélée publiquement, est un objectif ». « C’est une restructuration engagée dans une logique financière pour rassurer les milieux financiers. La réduction des effectifs était l’enjeu majeur de Act. »

Cet objectif de décroissance a été maquillé en des « mesures d’accompagnement », par des offres théoriques de projet personnel, par le développement des emplois précaires, par une pression constante sur les salariés pour les pousser à la mobilité interne (ou externe, c’est-à-dire à la démission), par le « time to move » (inciter les managers à bouger tous les trente-six mois). L’œuvre est dissimulée sous « un mélange de novlangue et de langage corporate, qui permet de justifier n’importe quelle action délétère, derrière des mots en apparence inoffensifs et bienveillants », cingle la procureure.

« Le but de ce procès, a-t-elle rappelé en préambule, n’est pas de poser un jugement de valeur sur vos personnes, c’est de démontrer que l’infraction pénale de harcèlement moral peut être constituée par une politique d’entreprise, par l’organisation du travail, et qualifier le harcèlement managérial. »

« Ils ont l’exaltation de ceux qui détiennent la vérité »

La deuxième procureure, Brigitte Pesquié, s’est étendue sur le droit en vigueur. En matière de harcèlement moral reproché à un supérieur hiérarchique, la jurisprudence pénale prend en compte, dans l’appréciation des faits, l’exercice normal du pouvoir de direction et ne sanctionne que les comportements dépassant l’exercice raisonnable de ce pouvoir. Dès 2005, la Cour de cassation a néanmoins retenu que des agissements, commis à l’occasion de la mise en place d’une nouvelle organisation d’entreprise, pouvaient revêtir cumulativement un caractère individuel et collectif en relevant que ces agissements n’avaient pas seulement pour objet mais également pour effet de dégrader les conditions de travail des salariés. La Cour de cassation affirme également que « les méthodes de gestion, dès lors qu’elles se manifestent par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, constituent des faits de harcèlement moral » (Soc. 10 nov. 2009, n° 07-45.321, Dalloz actualité, 23 nov. 2009, obs. S. Maillard , obs. S. Maillard ; ibid. 2010. 672, obs. O. Leclerc, E. Peskine, J. Porta, L. Camaji, A. Fabre, I. Odoul-Asorey, T. Pasquier et G. Borenfreund ; JA 2010, n° 415, p. 11, obs. L. T. ; Dr. soc. 2010. 109, obs. C. Radé ; RDT 2010. 39, obs. F. Géa ). Plus récemment, dans un arrêt du 8 septembre 2015, la chambre criminelle a eu l’occasion de dire exempts d’insuffisance comme de contradiction les motifs d’une cour d’appel qui avait condamné un employeur en relevant que « le harcèlement moral peut provenir d’un mode d’organisation ou d’un management qui méconnaît l’obligation de sécurité de résultat incombant à l’employeur en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs dans l’entreprise ».

La procureure avait d’abord rappelé que l’enquête avait débuté par le signalement du syndicat Sud. « On ne pense pas a priori que France Télécom puisse être une société qui dégrade les conditions de travail. » Une inspectrice du travail est envoyée et c’est à partir de ce rapport que l’information judiciaire est ouverte, qui débouche sur une ordonnance de renvoi dont la procureure ne considère pas qu’elle fût exclusivement à charge, et, « si tant de gens sont d’accord à la sortie, c’est que le dossier est accablant ». L’ordonnance foisonne de citations extrêmement longues et nombreuses et fait une présentation exhaustive de tous les éléments sur les périodes antérieures et postérieures à la période de prévention, ce qui permet d’apprécier le contexte.

Qu’en est-il, dix ans après les faits ? « Ils ont l’exaltation de ceux qui détiennent la vérité », lance-t-elle, pour décrire leur arrogance. « J’avais une attente, celle de voir ce que donnerait la confrontation des prévenus entre eux. Mais nous n’avons pas eu de confrontation, on a eu un groupe qui a fait bloc. Ce qui m’a le plus gêné, c’est leur manière d’occuper le temps d’audience : plus ils parlent de ce qu’ils veulent, moins il y a de temps pour les questions […], on n’a pas eu de réponses, on a eu des déclarations », a estimé la procureure. « En même temps, on leur reproche une politique d’entreprise. Une défense collective, c’est plutôt cohérent. »

Dans ces conditions, comment retenir la responsabilité pénale de chacun ? Les trois principaux prévenus, Didier Lombard, Olivier Barberot et Louis-Pierre Wenès, sont les artisans de la politique managériale de l’entreprise. Qu’ils nient avoir voulu ce harcèlement n’y change rien, « la seule chose qu’ils veulent entendre, c’est que leur action était indispensable au sauvetage de l’entreprise. Pourquoi le harcèlement moral est-il une infraction qui n’est jamais reconnue ? Le tribunal doit juger des chauffards du travail. » Compte tenu des peines encourues « très faibles », dit-elle, elle demande le maximum : un an d’emprisonnement et 15 000 € d’amende. Le maximum (75 000 € d’amende) pour Orange et, pour les « zélés complices » coprévenus, huit mois d’emprisonnement et 10 000 € d’amende. Enfin : « Nous demandons la publication des passages de votre décision. C’est important que les phrases soient fixées dans la tête de tous, et je pense à ceux en dehors de cette salle, qui attendent cette décision. Cette audience était pour moi un exemple. »

La défense plaidera à partir de lundi, pendant quatre jours. 

 

 

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