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Procès Ikea : « On m’a laissé tout seul comme une merde me débrouiller »

En compagnie de quinze personnes physiques, la filiale française du groupe « scandinave » (mais hollandais) est renvoyée devant le tribunal correctionnel de Versailles, pour une série d’infractions relatives aux données personnelles de collaborateurs et de clients. Plus d’une centaine de parties civiles leur font face. Le procès entre ce lundi dans sa deuxième (et dernière) semaine.

par Antoine Blochle 29 mars 2021

Des listings de collaborateurs et des antécédents judiciaires ont donc circulé au sein (et en dehors) de l’entreprise. Jusque-là, on avait décortiqué les interactions entre les directions des magasins et le département « gestion du risque », avant ou pendant la période de prévention (de 2009 à début 2012). En ce troisième jour de procès, on remonte la hiérarchie pour déterminer qui, parmi les pontes, aurait pu (ou dû) être au courant de ces agissements, mais aussi si la somme de ces derniers pourrait constituer un « système de surveillance généralisée ». Pour mémoire, les qualifications de l’ordonnance de renvoi (ORTC) reposent sur la collecte de données personnelles par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite ; le détournement de finalité ; la divulgation illégale volontaire de données personnelles nuisibles ; la violation du secret professionnel.

Curieusement, des directeurs de magasins ont fait des demandes d’antécédents, mais aucun n’a jamais vu passer la moindre facture. Une perquisition au siège a permis d’en retrouver dix-sept, émanant de la société de Jean-Pierre (avec son improbable logiciel « Pegase »). Sur la période de prévention, le cumul est de l’ordre de 36 000 €. Ces documents sont signés par Jean-François, le directeur de la « gestion du risque », mais en vertu du principe comptable des « quatre z’yeux », ils sont contresignés par un supérieur : souvent, le directeur administratif et financier (DAF), parfois même le DG. La question du contrôle exercé par le contresignataire se pose donc. D’après certains acteurs de la procédure, il est impossible que de telles factures ne suscitent pas de questionnement, en raison de leurs « intitulés elliptiques ». À en croire d’autres, le « contrôle » consiste uniquement à s’assurer que le subordonné ne sort pas de sa compétence, et ne dépasse pas son « plafond » : en l’espèce, 50 000 € par facture.

Pour minorer l’enjeu de ces menues dépenses, l’un des prévenus explique qu’une ouverture de magasin, « c’est au moins 50 millions d’euros ». Un autre raconte qu’il signait annuellement pour « 140 millions d’euros ». Il n’empêche, souligne la procureure, que les prestations ne sont pas conformes aux prescriptions du code général des impôts (CGI) : « Je vous mets au défi de me trouver un DAF qui contresigne une facture pareille ». « Et moi », rétorque vertement un avocat de la défense, « je vous mets au défi de me trouver un DAF d’une boîte qui fait deux milliards de CA et qui vérifie une facture de dix mille balles ». Les commissaires aux comptes (CAC) n’ont pas davantage tiqué. Un autre enjeu du procès réside dans l’absence de délégation de signature entre la DG et les directeurs.

On en vient aux données personnelles, qui n’étaient pas encore encadrées par le règlement européen sur la protection des données (RGPD), mais l’étaient déjà par la loi de 1978, dite « Informatique et libertés ». Et, rappelle la présidente, par le code du travail. Les informations collectées « doivent présenter un lien direct et nécessaire avec l’emploi proposé ou avec l’évaluation des aptitudes professionnelles », dispose un article ; « Aucune information concernant personnellement un candidat à un emploi ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance », précise un autre. Or, on a bel et bien retrouvé de telles données dans un coffre-fort du siège, même si beaucoup de documents sont hors prévention : « des antécédents judiciaires, des immatriculations, des propriétés, des concubins, des trains de vie, etc. », résume la présidente. Jean-François, le directeur de la « gestion du risque », précise que, dans certains pays, le groupe a accès légalement aux antécédents judiciaires des candidats. La procédure comporte d’ailleurs un échange de mails avec la filiale suisse, laquelle a en outre réglé une facture française.

Ce fameux coffre-fort, la directrice adjointe de la « gestion du risque » reconnaît l’avoir vidé de son contenu lors de la parution du premier article, dans Le Canard Enchaîné. Avant, assure-t-elle, de tout remettre en place, à la demande des avocats d’Ikea. Dans la foulée, une réunion de crise s’est tenue au siège, raconte Jean-François : « Une personne de Publicis a dit qu’on allait nier. J’ai répondu que ce n’était pas possible de mentir à toute l’entreprise, alors on m’a conseillé de prendre des vacances ». Et d’ajouter : « Ce qui m’inspire beaucoup de colère, c’est que l’entreprise s’est détachée de sa responsabilité. […] On m’a laissé tout seul comme une merde me débrouiller ».

Il met en cause sa hiérarchie, qui aurait donné des ordres, mais aussi bénéficié de remontées d’informations : « Le DG n’était pas avisé à chaque fois, mais il l’était pour les cas graves, lui ou l’un de ses adjoints ». Il indique aussi que cette question a été évoquée au cours d’un déjeuner, dans le restaurant d’entreprise de l’un des magasins de région parisienne, en présence de Claire, un temps DRH. Elle clame que c’est grotesque : « Vous nous imaginez discuter d’un sujet aussi sensible au milieu des collaborateurs ? ». À Claire, on reproche essentiellement d’avoir « monté un dossier » contre une directrice de la communication qui multipliait les séjours au Maroc pendant un arrêt maladie, et notamment d’avoir reçu et fait suivre une copie de deux pages de son passeport : « Je partais me reposer chez moi, avec l’accord de l’hôpital, de mon médecin traitant et de la sécurité sociale », explique pour sa part l’ancienne collaboratrice devenue partie civile, dans un courrier au tribunal. Dariusz, le DAF, prend la suite à la barre pour alterner circonlocutions et lieux communs.

Le lendemain, on ne tire pas grand chose de plus de Sylvie, directrice adjointe de la « gestion du risque ». Tout juste concède-t-elle que, pour une spécialiste de la prévention des risques psychosociaux, membre du CHSCT, elle n’était pas suffisamment au fait de la réglementation. Puis on passe à Jean-Louis, directeur général au début de la période de prévention, et contresignataire de deux (toutes petites) factures. Il insiste sur le fait qu’il avait d’autres chats à fouetter que de pinailler sur des sommes aussi dérisoires, d’autant que la décennie 2000 était une période de forte expansion. Il nie avoir mis en place un quelconque système, mais lance une phrase lourde de sous-entendus : « C’est dommage qu’on n’ait pas entendu le responsable sécurité international d’Ikea ». Lorsqu’on lui explique que son assistante a tiqué sur l’intitulé des factures, il rétorque élégamment : « Il fallait bien qu’elle s’occupe ».

Arrive Stefan, successeur du précédent à la DG. La présidente résume ainsi sa position : « Vous avez toujours indiqué que vous n’aviez pas été avisé, d’une quelconque façon, par une quelconque personne, d’une quelconque procédure de recherche d’antécédents ». Après avoir concédé qu’aucun élément précis ne le mettait personnellement en cause, la magistrate précise : « Nous sommes ici pour voir si un tel système pouvait être ignoré à votre niveau de responsabilité ». Un avocat lui reproche les décisions a priori contradictoires de licencier certains cadres impliqués, mais d’en laisser d’autres en place : « Le mystère de ceux qui sont là et ceux qui ne le sont pas restera une énigme de ce dossier ». Le point culminant de l’interrogatoire de Stefan, même s’il n’a pas de lien avec l’affaire, reste la lecture de ses comptes-rendus sur la France : « Un pays qui vit dans le passé », avec ses « leaders d’opinion néo-marxistes » et ses syndicats « dirigés plus par l’idéologie et la revanche contre ce que la société leur a donné et contre leurs parents immigrants ».

Karine, la représentante de la personne morale prévenue, brosse un tableau idyllique des relations sociales dans l’entreprise, et insiste sur les formations mises en place depuis l’affaire, notamment sur le traitement des données personnelles et le « recrutement sans discrimination ». La procureure l’asticote : « Vous venez de dire que vous aviez été choquée par ce que vous aviez entendu [pendant ce procès], et que vous condamniez [ces agissements]. Est-ce que la personne morale a essayé de se constituer partie civile ? ». Un avocat fait remarquer qu’est irrecevable à se constituer partie civile une société mise en examen, alors la proc’ précise : « Je demande juste si ça a pu être évoqué ou tenté ». L’avocat d’Ikea se marre : « Pour avoir fréquenté le cabinet d’instruction de votre collègue, […] c’était totalement inenvisageable ».

Plusieurs syndicalistes parties civiles se relaient à la barre. L’un d’eux raconte une vieille anecdote : « Un jour, j’ai mon responsable qui est venu me voir, complètement hystérique, en me reprochant de ne pas avoir averti l’entreprise que j’avais un casier. […] J’ai la malchance d’avoir fait l’objet de recherches, et […] d’avoir un homonyme, ce qui fait qu’à l’âge de 10 ans, j’ai commis un vol à main armée. […] Ça a fait beaucoup rire autour de moi, on m’appelait “le braqueur”. […] Ils étaient tous au courant, tous ». Un deuxième explique que les relations n’étaient pas particulièrement conflictuelles au départ : « Et puis, il y a eu la grève, et [on] m’a dit clairement [qu’on] allait me le faire payer. De là, c’est devenu un cauchemar. […] On m’a traité de parano, [mais] quand c’est sorti dans la presse, j’ai vu […] que tout était vrai ». Un autre ajoute : « Quand on voit des OPJ au service d’une entreprise, […] une entreprise qui peut tout se payer, tout se permettre, moi c’est ça qui me choque ».

Le procès se poursuit cette semaine, avec les (quatorze !) plaidoiries de parties civiles. Avec le réquisitoire de mardi, on entreverra comment les solutions classiques pourraient être transposées à la question « nouvelle » des données personnelles. Car au vu du salmigondis de pièces mises dans les débats par les uns et les autres, tout le monde, dans ce prétoire, ne parle pas tout à fait de la même chose.