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Procès pour abus de faiblesse de la « gourelle » d’un groupe de prière (partie I)

La semaine dernière, le tribunal correctionnel de Dijon (Côte-d’Or) se penchait sur les dérives sectaires d’un groupe de prière, constitué autour d’une gourelle (féminin de gourou) affirmant voir la vierge. Après quasiment deux décennies d’une instruction poussive et rocambolesque, « la petite servante » comparaissait, de même que son bras droit, pour abus de faiblesse aggravé. Le parquet a requis une année de sursis simple contre chacun. Jugement le 31 janvier 2022.

par Antoine Blochle 29 novembre 2021

Éliane et ses 67 printemps passent les portes battantes de la salle d’audience dans le grincement d’un fauteuil roulant. Presque un trône, poussé par un membre fort attentionné du groupe de prière qui s’est constitué autour de celle que l’on surnomme « la gourelle ». Un autre porte les affaires. Un troisième dispose aux côtés de « la petite servante » une grande bombonne d’oxygène. Du visage qui surplombe le châle blanc posé sur ses épaules, on ne distingue pas grand-chose d’autre qu’un regard perçant : le bas est couvert par son masque, et le haut, par la visière d’une grande casquette gavroche, que personne ici ne lui demandera d’ailleurs jamais d’ôter. On peine un peu à croire que des dizaines – peut-être même des centaines – de personnes aient pu se ruer sur les lieux où la vierge lui apparaissait mensuellement, à heure fixe. D’autant que, de ses conversations, un magistrat a pu, peu charitablement, coucher sur le papier qu’elles étaient « d’un niveau intellectuel médiocre, ne comprenant la plupart du temps que des propos misérables, [la gourelle] n’étant capable que de verbiage sans charisme ni spiritualité ». Elle parvenait à (se) faire délivrer par la vierge des messages en plein dans le mille, mais il s’avère qu’ils se basaient en fait sur les confidences de l’entourage de leurs destinataires. D’autres zones d’ombre colorent à tout le moins les sept tomes du dossier. On peut citer par exemple un legs, consenti par Geneviève, riche adepte en fin de vie, à un éphémère membre du groupe alors présenté par la gourelle comme « l’élu de Dieu », et finalement ruiné avant d’être retrouvé suicidé.

Dans un pull camionneur, se trouve Daniel, 75 ans, « bras droit » et coprévenu de la précédente. Ancien scientologue, il est initialement en charge de la mise en scène des cérémonies : groupe électrogène, projecteurs, sono, etc. Une association voit le jour au crépuscule du dernier millénaire, entre autres pour commercialiser une médaille prétendument « miraculeuse ». Au lieu de soutenir la démarche, l’archevêché du cru s’en émeut, et publie un communiqué désavouant le groupement. Lequel s’autodissout, avant de renaître sous un autre nom : Amour et Miséricorde. Certains membres rompent alors avec leur famille pour s’installer avec « la petite servante » et son « âme damnée », qu’ils entretiennent au quotidien, et qu’ils suivent au travers de plusieurs déménagements. À chaque fois, peu contrariante, la vierge suit elle aussi le groupe. Plusieurs signalements et plaintes plus tard, en 2003, une information judiciaire est ouverte contre X, du chef d’abus de faiblesse aggravé. L’association est une nouvelle fois dissoute, en 2008, dans la foulée d’une visite de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), mais le groupement persiste, de manière informelle. Éliane et Daniel en sont perçus comme les dirigeants de fait, d’où la subsistance de la circonstance aggravante, sur toute la période de prévention, laquelle s’étend de 2000 à 2012.

« On était collés contre elle, comme la bernique à son rocher »

Entre 2003 et 2008, l’information patine, et le magistrat-enquêteur refuse d’ailleurs sèchement d’instruire supplétivement. Techniquement, le parquet requiert alors un non-lieu. Mais ce réquisitoire récapitule longuement en quoi « ce dossier est riche en témoignages concordants sur l’existence de comportements abusifs », avant de déplorer l’absence de mise en examen, d’expertise et surtout de saisie de nombreuses pièces « dont les qualités probatoires en feraient pourtant des pièces à conviction indispensables ». Une ordonnance de non-lieu est rendue, dont les parties civiles interjettent appel, avant que, conformément aux réquisitions, cette fois du parquet général, la chambre de l’instruction n’ordonne la poursuite de l’information, la confiant au passage à un nouveau magistrat. En 2012, Daniel est finalement mis en examen, suivi par Éliane, en 2014. Après d’autres rebondissements, la chambre de l’instruction rend finalement, en 2019, un arrêt de renvoi devant le tribunal correctionnel.

Première partie civile à avancer à la barre : Magalie, fille de la gourelle et ancienne membre du groupe, avant de devenir l’une des chefs de file de ses opposants. Elle explique que sa mère, qu’elle a cessé depuis longtemps d’appeler « Maman », et désigne d’ailleurs aujourd’hui par son prénom et son nom, a un jour lancé : « J’ai donné ma vie à Dieu, et il s’occupe de mes enfants ». Raconte que « quand je suis sortie, j’ai souffert, parce que je me rendais compte que j’étais perdue, que je ne savais plus comment vivre, ce que j’avais le droit de faire ou pas ». La présidente en profite pour l’interroger sur les sanctions qui pouvaient être prononcées au sein du groupe :

— Quelle a été la plus longue période d’ostracisation ?

— Trois mois, je ne me souviens plus pourquoi. Mais finalement, la punition a été levée au bout de trois semaines.

Après sa sortie, Magalie a écrit au procureur assez rapidement, même si elle ne s’est constituée partie civile qu’au bout de plusieurs années, « parce qu’au début, j’avais honte ». Pendant un temps, elle a continué à recevoir le courrier de membres du groupe officiellement domiciliés chez elle : « Elle avait dit que, si un jour il y avait des problèmes, si on disait qu’on était une secte, il fallait montrer qu’on n’habitait pas ensemble. »

« On devait rendre compte de tout »

La suivante est Brigitte. Elle est entrée dans le groupe à la suite de ses filles, subjuguée par une révélation de la gourelle : « Elle savait que j’avais perdu un enfant, […] et il se trouve qu’à un moment donné, lors de ses fameuses apparitions, la vierge lui [aurait] dit que ce petit était heureux dans le ciel. » Brigitte explique qu’elle est finalement restée dix ans, avant de s’enfuir : et encore, « elle m’aurait prise dans ses bras, je serais restée. Mais elle ne l’a pas fait, merci seigneur ». Au cours de cette décennie, elle a « reçu l’ordre divin de divorcer » de son mari, « pour ne pas aller en enfer », même s’il se sont depuis remariés. C’est aussi elle qui a écopé de la fameuse sanction de trois mois d’ostracisation : « J’étais mise de côté […]. Je devais faire de l’écriture, de la calligraphie. Dès qu’on se trompait un peu, on arrachait la page et on recommençait ». Lorsque la punition a finalement été levée, « quand je suis revenue, j’étais comme ici. Face à des juges. Un procès [qui] a duré plusieurs heures ». Évoquant la cuisine, le ménage, le repassage, elle parle d’une « vie d’esclave ». Sans compter les massages des pieds de la gourelle : « On était systématiquement collés contre elle, comme la bernique à son rocher. Chacun se faisait un honneur de rapporter de l’huile pour masser madame »

Gwénola, fille de la précédente, raconte pour sa part qu’elle a rejoint le groupe « après une jeunesse assez tumultueuse. J’ai ressenti […] beaucoup d’amour, beaucoup d’attention, quelque chose de très fort ». De fil en aiguille, « j’ai pris mes distances avec mon père, parce que [la gourelle] l’avait un peu diabolisé. Elle est devenue ma confidente, ma conscience. Elle a pris la place de ma mère, je lui disais tout ». Gwénola rencontre ensuite un homme, mais « elle m’a dit que je ne pouvais pas vivre dans le péché, alors on s’est marié ». Incitée à arrêter sa contraception, elle est tombée enceinte, et « la péridurale était interdite, je devais enfanter dans la douleur ». « Il y avait des assemblées, des tribunaux », confirme-t-elle au passage : « On devait rendre compte de tout ». Comme à toutes les autres parties civiles, un avocat de la défense lui oppose que ce n’est pas du tout ce qu’elle déclarait dans ses premières auditions, en 2008 puis 2012. Comme les autres, elle répond en substance qu’à l’époque, ils étaient tous sous emprise. Et accessoirement, que les réponses avaient été mises au point collectivement, sous le contrôle de la gourelle. « Ce n’est même plus de l’emprise, c’est de la schizophrénie », raille l’avocat. À chaque fois, il se lance dans d’interminables observations autoréférentielles, auxquelles la présidente met le holà : « Est-ce qu’il y a une question, Maître ? »

« Je crois que c’est en 2002 qu’il a démissionné de son travail et qu’il a vendu son studio », se remémore Marie-France, que son fils Julien appelle désormais « Madame » : « Ce départ me semblait très bizarre, [alors] je me suis permis d’écrire au procureur. » Par la suite, elle raconte que son fils a souvent eu de brusques changements d’humeur, traduisant selon elle une volonté de reprendre contact, contrariée par la gourelle. Par exemple, « en 2004, il me téléphone et me dit qu’il rêve d’une rencontre mère-fils, et qu’il a justement deux jours de RTT. Vous pensez bien que j’ai pris mes dispositions pour aller à Dijon. […] Il attendait sur le quai, on est allé boire un petit café. Il a reçu un coup de fil, et son visage s’est illuminé, parce que c’était [elle] ». Ensuite, il a insisté pour que sa mère rencontre la gourelle, ce qu’elle a refusé. Alors Julien l’a remise illico dans un train pour Paris : « Et les deux jours ont duré une heure. » Une dizaine d’années plus tard, « j’ai reçu une convocation au commissariat […]. Mon fils avait déposé plainte pour agression sexuelle, qui serait arrivée quand il avait 8 ans. Alors évidemment, j’étais stupéfaite. » Une péripétie qu’elle met sur le compte d’un faux souvenir, potentiellement induit par la gourelle au cours de l’une des réunions du groupe de prière. Comme d’autres proches, elle est aussi remontée contre l’épiscopat dans son ensemble : « Nous nous sommes adressés aux autorités religieuses, à Paris comme à Dijon, et je dois dire que nous avons été traités avec mépris. […] Mon fils avait un grand respect de la hiérarchie religieuse, [et] on lui aurait dit que c’était une erreur, il n’y serait jamais rentré. »

« Combien de fois je leur ai dit de ne pas se mettre à genoux… »

Avance l’unique « témoin » cité par les parties civiles, mais qui n’en est pas tout à fait un, puisque c’est une psychologue, venue « pour expliquer un petit peu ce que c’est que l’emprise ». La défense cherche à interrompre sa déposition, surtout en découvrant qu’elle a eu en thérapie deux parties civiles, mais se prend les pieds dans la procédure. « L’emprise, c’est une façon de mettre des personnes dans un état de soumission et de dépendance », entame-t-elle : « Ça se fait totalement à l’insu de la personne, […] d’une façon extrêmement progressive et insidieuse. […] Ce processus […] ne sera effectif que lorsqu’il y aura une coupure avec tout le réseau d’appartenance. » Elle poursuit : « Dans toutes les sectes, [y compris] cette communauté, les adeptes n’ont pas conscience d’être dans une secte, […] d’être manipulés. […] Ils se sentent même particulièrement libres, [mais] au moment où ils vont devoir décider, ils vont demander tout le temps à quelqu’un d’autre de prendre la décision à leur place. » Elle indique également : « Il y a aussi le potentiel intellectuel de l’adepte qu’on peut ne plus reconnaître. Il ne réfléchit plus. […] Et il va y avoir une espèce de fermeture systématique à tout dialogue. » Elle conclut : « Au départ, le gourou fait le lien entre le divin et ceux qui sont en bas. Il les emmène, un peu comme un berger emmène ses moutons. Mais il arrive que, tellement heureux de la puissance expotentielle du groupe, […] il devienne la divinité [elle]-même. »

Éliane, la gourelle, donne sa version : « Je suis condamnable d’avoir aidé les autres, d’avoir écouté les chagrins, d’avoir ouvert ma porte. […] On dit que ça va recommencer, mais non, plus jamais […] je ne redonnerai mon affection. [Et] je suis désolée, parce qu’on avait des bonnes parties de rigolade. » Un avocat des parties civiles lui demande : « Est-ce que vous pouvez comprendre qu’ils vous vouaient une véritable dévotion ? » Elle répond : « Oui, mais moi, je leur disais que j’étais quelqu’un comme tout le monde. Combien de fois je leur ai dit de ne pas se mettre à genoux, […] que c’était ridicule ! » Au tour de Daniel, le bras droit, de répondre : « Ça m’inspire une grande désolation. […] Ce qu’on me reproche, c’est lamentable, c’est désolant. » Mais sa ligne de défense louvoie un peu : « Je suis complètement désolé si j’ai fait du mal à quelqu’un. Mes intentions n’étaient pas ça du tout. » Lorsque le procureur affirme que les apparitions de la vierge ne sont que des « élucubrations », Daniel pique une colère noire. Il se calme finalement : « C’est ma vie de foi, qui m’appartient. » Tous les membres du groupe refusent d’ailleurs d’évoquer ces phénomènes, et les cérémonials qui allaient avec : à les en croire, c’est l’archevêque du coin qui leur aurait indiqué qu’ils ne devaient pas le faire.

Les deux coprévenus ont fait l’objet d’expertises psychiatriques. Concernant Éliane, l’expert relève « une personnalité particulière, […] qui se positionne en victime et ne comprend pas ce qu’on lui veut », mais « fonctionne avec un souci permanent de la maîtrise d’elle-même et de l’interlocuteur ». À propos de Daniel, il souligne notamment que « les mises en examen sont vécues comme une persécution, et que cela n’a […] fait que renforcer sa certitude dans la vérité dont [le groupe] serait porteur ». Des expertises ont également été réalisées sur trois des parties civiles, concluant toutes les trois à une « relation de dépendance » reposant sur un « abus de transfert ». En revanche, elles soulignent que Daniel « n’a jamais été perçu comme abuseur, mais plutôt comme un adjoint aux comportements humains différents ». L’arrêt de renvoi se concentre pour sa part sur ce qu’il qualifie de « demi-aveu », qu’aurait lâché la gourelle à l’expert-psychiatre : « C’est Daniel qui a tout fait. » Ainsi se termine le premier jour d’audience.

À suivre…