Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Procès pour corruption à Fresnes : « On vit avec des rats, des punaises, alors on fait de la débrouille »

La semaine dernière, le tribunal correctionnel de Créteil (Val-de-Marne) examinait une affaire de corruption au sein de la maison d’arrêt de Fresnes, impliquant un directeur des services pénitentiaires. Le parquet a requis deux à quatre ans d’emprisonnement ferme contre les quatre prévenus de ce dossier, dont l’un est en fuite. Délibéré le 11 janvier 2023.

par Antoine Bloch, Journalistele 15 novembre 2022

Entre début décembre 2017 et la mi-janvier 2018, le directeur de la troisième division de la maison d’arrêt de Fresnes, Khalid E., recevait trois versements d’espèces de la part de Fabrice T., un ancien détenu alors sous bracelet électronique, pour un total d’environ 5 000 €. Les enquêteurs n’en perdaient pas une miette puisque, dans le cadre d’une information judiciaire ouverte notamment du chef de blanchiment, le véhicule professionnel du directeur des services pénitentiaires (DSP) faisait l’objet d’une sonorisation. « Tiens, prends ça, y a pas beaucoup… », lâchait par exemple son interlocuteur en lui remettant 1 500 €.

Les investigations avaient débuté quelques mois plus tôt, sur la base d’un signalement « article 40 » du directeur de l’administration pénitentiaire (DAP), lequel faisait simplement suivre une note émanant d’un membre (demeuré anonyme) du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL). En parallèle, la brigade de répression du banditisme (BRB) de la PJ de Versailles (Yvelines) avait fait remonter des renseignements officieux sur une potentielle corruption au sein de la maison d’arrêt.

Lors d’une perquisition dans le logement de fonction du directeur, les enquêteurs avaient retrouvé une somme proche (quoique légèrement supérieure) en liquide. Après avoir nié, Khalid E. avait en substance présenté ces versements comme de menues étrennes pour la naissance (pourtant légèrement postérieure) de son fils. À la barre, il explique qu’il a « accepté de manière mécanique » ces sommes, avant de regretter : « C’était de l’agent sale, de l’argent maudit. […] C’est une faute grave, je n’aurais jamais dû accepter ». Il insiste sur le fait qu’à la troisième entrevue sonorisée, il était à deux doigts de refuser le troisième versement (de 500 €) : « Arrête tes conneries », lançait-il ainsi à son interlocuteur, dont rien ne prouve qu’il aurait pu procéder par la suite à une autre remise d’argent.

On n’aura pas la version de Fabrice T., puisqu’il est en fuite. Mais elle figure au dossier : « Suite au décès de son père alors qu’il était incarcéré, […] il avait sombré moralement et avait pu trouver du réconfort auprès de Khalid E. […] Il reconnaissait lui avoir donné de l’argent mais précisait que c’était dans sa culture, uniquement pour faire plaisir à son ami, sans rien attendre de lui ».

« J’ai commis une faute gravissime »

Les magistrats instructeurs avaient alors entrepris de reconstituer l’éventuelle contrepartie à ces versements, et un certain nombre de témoignages pointaient une proximité du directeur avec plusieurs détenus, pour certains impliqués dans des dossiers de fraude à la TVA sur fond de taxe carbone. « On ne vous reproche pas d’être proche des détenus en général », résumera à l’audience le procureur, « mais d’être proche de détenus de confession juive [impliqués] dans des dossiers d’escroquerie à forts enjeux financiers ». Il rétorque que cela tient à l’organisation de la maison d’arrêt. Ainsi, la première division accueille les courtes peines et les fins de peine, et la deuxième, les détenus problématiques, les écrous extraditionnels et les personnes à mobilité réduite. Les autres atterrissent donc nécessairement à la « D3 », surnommée « le reste du monde », où ils sont ensuite regroupés par affinités.

Ces détenus bénéficiaient selon les magistrats instructeurs de traitements de faveur. L’ordonnance de renvoi (ORTC) liste par exemple des douches quotidiennes (au lieu de 3 par semaine), des parloirs « sauvages », parfois communs, une protection physique assurée par des codétenus. Mais aussi une plus grande liberté de circulation, ou encore une certaine mansuétude en termes de poursuites disciplinaires. Sans compter, en sous-texte, une tolérance envers ce que l’aumônier-rabbin pouvait éventuellement faire entrer pour eux en détention, sous couvert d’une association dont les comptes étaient alimentés par des familles de détenus. En outre, il est souligné que Khalid E. « pouvait rendre impossible la détention d’autres détenus ayant pu avoir des contentieux avec ses protégés ».

À la barre, le directeur explique ces largesses par son « humanité », parce que « c’est difficile, la détention ». De fait, des témoignages (très minoritaires) dépeignent un « frère d’armes » soucieux de « bien-traitance », entré dans une forme de résistance contre la résignation de ses collègues, et plus largement, de son administration : « Avec une surpopulation très importante », poursuit le directeur, « il faut avoir la confiance de la population pénale, pour assurer l’équilibre de la détention et l’absence d’incidents ». Il concède cependant qu’en acceptant ces versements, « j’ai failli à ma mission, j’ai dérapé, j’ai commis une faute gravissime, je me suis égaré, et ça a entaché tout ce que j’ai pu mettre en place au cours de ma carrière ».

Une nette majorité de témoignages chargent donc le directeur, pointant une proximité et des comportements clairement problématiques. Mais ils comportent également, ponctuellement, des allégations un peu fantaisistes. Par exemple, Khalid E. serait intervenu pour peser sur des aménagements ou des remises de peine en faveur de détenus qui, vérification faite, se sont avérés être des prévenus en détention provisoire : contrairement aux condamnés, ils ne pouvaient donc évidemment pas en bénéficier.

« Ici, en vérité, c’est la meilleure taule »

Outre ces nombreux témoignages, le dossier repose en grande partie sur des interceptions de la ligne utilisée depuis sa cellule de Fresnes par Arnaud M., justement impliqué dans une escroquerie à la taxe carbone. Il narguait régulièrement un ancien codétenu transféré à Fleury-Mérogis, en lui racontant les nombreux avantages qui lui étaient accordés par le directeur : « Je fais ce que je veux. […] Ici, en vérité, c’est la meilleure taule », lâchait-il par exemple, avant de préciser que celui qu’il surnommait « le petit gros » était « un enculé de première, mais c’est ça qui est bien, parce que moi, j’aime les gens qui sont des enculés avec tout le monde sauf avec moi ».

Il était question de sushis, de cigares, de champagne, de « parloirs de charme » avec des call-girls ou des avocates, peut-être même d’un jacuzzi si l’on a bien compris. Depuis le box, puisqu’il est détenu pour autre cause, Arnaud M. explique qu’il s’agissait de « fanfaronnades », un terme qui est d’ailleurs revenu une bonne centaine de fois au cours de ces trois jours d’audience : « Toutes ces conversations, c’est un jeu entre nous, pour lui faire croire que les conditions à Fresnes s’étaient améliorées, alors qu’on sait très bien qu’elles sont exécrables. […] J’aurais pu dire que j’avais eu l’autorisation d’affréter un avion privé, tout était possible, ça m’amusait. […] C’était une manière de voyager autre part ».

Un ancien détenu, Éric R., est également renvoyé pour corruption active. On lui reproche notamment d’avoir bénéficié d’un classement comme « aide auxi sport », et donc de deux douches par jour, en contrepartie de la protection qu’il pouvait apporter aux détenus que le directeur prenait sous son aile. À la barre, il confirme qu’il fallait « protéger certains détenus qui faisaient l’objet de violences en raison de leur confession ou de leur richesse ». Mais il ne voit aucun mal à avoir essayé d’améliorer son ordinaire : « On vit avec des rats, des punaises, enfin c’est même plus des punaises, c’est des crabes. […] Alors on a fait de la débrouille, et on s’est bien débrouillé, on est sorti vivant, quoi ».

Un jour, Éric R. s’était retrouvé enfermé pendant plusieurs minutes dans la même salle d’attente qu’un détenu qui avait eu trois jours auparavant une altercation avec Arnaud M. Lorsque le surveillant avait rouvert la porte, il avait trouvé le détenu en question sans connaissance : Éric R. avait expliqué que ce dernier avait « glissé sur une flaque d’huile ». « C’est quelqu’un qui avait une haine assez ferme envers les personnes juives », explique devant le tribunal Khalid E., tout en se défendant d’avoir été à l’initiative de ce huis-clos.

« Sa gestion a rompu l’égalité entre les détenus »

Au passage, le directeur dénonce une forme d’acharnement. Les injures racistes en marge de sa garde à vue à la PJ de Versailles. L’arrivée du convoi d’enquêteurs par la cour d’honneur de la prison, avant de lui faire traverser, menotté, l’ensemble des bâtiments. La mort de son père, cardiaque, quatre jours seulement après une perquisition menée sans ménagement et sans médecin. Sans compter que « je devais être protégé des autres personnes détenus, mais je ne suis pas allé à l’isolement. J’ai été placé au quartier des arrivants au milieu des autres personnes détenues ».

Au matin du troisième jour d’audience, place aux réquisitions du parquet. « L’affaire que vous allez juger est hors normes, par le contexte et par les acteurs », souligne l’un des deux procureurs avant de préciser que « ce n’est pas le procès de la maison d’arrêt de Fresnes, mais bien celui d’un directeur des services pénitentiaires et de trois détenus ». Il passe un bon quart d’heure à lister les dispositions du code pénitentiaire pour les confronter ensuite aux pratiques de Khalid E.

« De mon point de vue », poursuit-il, « sa gestion a contribué à rompre l’égalité entre les détenus. Et il a obtenu doit de l’argent, soit des services. Donc non, ce n’est pas un humaniste engagé qui a franchi les limites de la déontologie pour sauver des détenus en danger ». Contre Éric R. et Arnaud M., il requiert deux ans ferme. Et le double contre Fabrice T. et Khalid E.

L’avocat d’Éric R. précise que « pour que la corruption soit caractérisée, […] il faut avant toute chose qu’un pacte soit établi. […] Sauf que tout cela n’existe pas ». Il revient notamment sur une conversation téléphonique retranscrite en procédure, au cours de laquelle un interlocuteur narrait à son client les remises d’argent de Fabrice T. à Khalid E. : « Je m’en bats les couilles de leurs histoires », avait-il rétorqué. Quant au poste d’aide auxi sport, dont l’ordonnance de renvoi indiquait qu’il avait été obtenu par Éric R. cinq jours après sa demande, il soutient qu’elle a en fait mis treize mois à aboutir. « Il n’a jamais sollicité, n’a jamais été sollicité, et on vient vous requérir deux ans pour le plaisir », ponctue-t-il.

« Vous mesurez la monstruosité du raisonnement ? »

L’un des trois avocats de Khalid E. considère que « finalement, tout l’objet de l’enquête a été, suite aux remises d’argent, de procéder par un biais de confirmation. Puisqu’il y a eu une remise, il faut rechercher s’il a pu faire bénéficier des personnes détenues d’avantages particuliers ». Puis, sur la base des témoignages, « on a ajouté un biais de sélection et un biais de suggestion », puisque certains « ont raconté des éléments qui, même matériellement, ne peuvent pas exister. […] Et on considère qu’on va pouvoir piocher des choses dans ces témoignages alors même qu’ils sont contredits par les faits ».

Et le même de poursuivre : « S’il intervient, c’est suspect ; s’il n’intervient pas, c’est suspect ; s’il laisse une trace, c’est suspect ; s’il ne laisse pas de trace, c’est suspect ». Il souligne que son client est renvoyé pour corruption passive (aggravée), mais aussi pour association de malfaiteurs. Or, « cette association de malfaiteurs, elle serait constituée, si j’ai bien compris, par les dons, qui seraient également un élément constitutif de la corruption ». L’un de ses confrères considère que cette seconde prévention est un « détournement de procédure », destiné à permettre « la saisie punitive » du patrimoine de Khalid E., et non celle du seul produit de l’infraction.

La défense d’Arnaud M. pour sa part, considère que ce procès est marqué « par le caractère non-conventionnel des conditions de détention à Fresnes », et notamment à la D3, spécifiquement visée dans une récente condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme : « L’avantage dont on vous demande d’apprécier la gravité, c’est de vous dire qu’une douche, ce n’est pas grand-chose, mais qu’une douche à Fresnes, c’est énorme, parce qu’il n’y a pas de douches à Fresnes, vous mesurez la monstruosité du raisonnement ? […] On vient vous dire qu’il y a une rupture d’égalité dans la misère, une rupture d’égalité dans l’infâmie ».

Sur le regroupement des détenus en raison de leur confession, il précise que « pour faire régner l’ordre public, il y a un moyen simple, qui est de mettre les chats avec les chats, les chiens avec les chiens, les poules avec les poules. Alors on met les transsexuels avec les transsexuels, les islamistes avec les islamistes, les Basques avec les Basques, les Corses avec les Corses. […] Ça permet d’avoir une maison d’arrêt qui n’est pas une poudrière permanente, ce n’est pas un avantage ». Son client, Arnaud M., clôt ces trois jours d’audience en complétant cette plaidoirie d’un « dernier mot » de… dix-sept minutes.

Délibéré le mercredi 11 janvier 2023.