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Procès Tapie : « Ils reçoivent des instructions, c’est comme les juges ! »

Bernard Tapie comparaît devant la cour d’appel de Paris, prévenu d’escroquerie et de détournement de fonds publics, dans le volet pénal de l’arbitrage frauduleux qui, en 2008, lui avait attribué plus de 400 millions d’euros. Comme ses cinq coprévenus, il avait été relaxé en première instance.

par Antoine Blochle 13 mai 2021

« J’en ai marre, je me casse moi, fait chier ! », tempête un Bernard Tapie amaigri mais visiblement toujours aussi sanguin, forçant au maximum sur un maigre filet de voix. Il entreprend même de joindre le geste à la parole. « Oh, Bernard ! », le réprimande son avocat, avec un regard dont on ne saurait dire s’il est noir, consterné ou amusé. Sans doute un peu des trois. On a depuis longtemps arrêté de compter les saillies intempestives que son client lance à intervalles réguliers depuis sa chaise, même s’il fait de toute évidence des efforts surhumains pour tenter de bouillir en silence. La veille s’est ouvert son procès en appel pour escroquerie et détournement de fonds publics. Rouvert, devrait-on dire, puisqu’il a véritablement débuté à l’automne dernier, avant de tourner court. Parler de « dossier tentaculaire » serait un doux euphémisme dans la mesure où, depuis un quart de siècle, à peu près toutes les formations imaginables se sont tour à tour penchées dessus : civiles, commerciales, administratives, financières, d’exception (CJR), etc. Toutes n’en ont d’ailleurs pas fait la même lecture, ce qui le rend encore un peu plus complexe. Pour le résumer (très) sommairement, il débute avec la prise de contrôle par Bernard Tapie de la société allemande Adidas, grâce au financement (intégral) d’un pool bancaire international, dont le chef de file est une filiale du Crédit Lyonnais. L’homme d’affaires entreprend de restructurer l’entreprise mais, devenu député, puis ministre, il confie rapidement au même établissement un mandat de vente afin de s’en séparer. Le groupe bancaire élabore alors un montage, avec le concours de sociétés offshore, pour acquérir lui-même en partie ce qu’il était chargé de vendre, puis capter, en plusieurs temps, une (colossale) plus-value. Selon certains, il pouvait originellement s’agir d’un échange de bons procédés permettant à Bernard Tapie de « sortir par le haut » de son groupe lourdement endetté ; pour d’autres, c’était dès le départ une forme de spoliation soigneusement planifiée par la banque. On n’en saura sans doute jamais rien et, à vrai dire, ce n’est plus la question.

Toujours est-il que les manches judiciaires s’enchaînent pendant une vingtaine d’années. Au mitan de la décennie 2000, la combinaison d’arrêts rendus successivement (au civil) par la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation semble conforter les espoirs des avocats des deux parties d’obtenir gain de cause. Pourtant, sans attendre le renvoi après cassation, elles bifurquent sur la voie de l’arbitrage, pour trancher d’un coup l’ensemble des contentieux en cours. On le sait désormais, la sentence arbitrale accordera un peu plus de 403 millions d’euros au camp Tapie, avant d’être rétractée pour fraude. Mais avant cela, les premiers jours de ce procès sont consacrés aux prémices de la procédure et à l’élaboration du compromis arbitral. Opérations dans lesquelles se sont activement impliqués des avocats, bien sûr, mais aussi des mandataires liquidateurs, des hauts fonctionnaires, deux parlementaires et (au moins) un ministre. Pour ne rien simplifier, le Crédit Lyonnais a été privatisé dans l’intervalle, après avoir frôlé la faillite, et ses actifs douteux ont été repris par une structure de défaisance, le consortium de réalisation (CDR). De son côté, l’empire Tapie a été démantelé et partiellement placé en liquidation, tandis que le couple lui-même s’est retrouvé en faillite personnelle, notamment en raison de la confusion de patrimoines avec celui d’une société en nom collectif (SNC).

Le premier prévenu à venir à la barre est Jean-François Rocchi. Ancien président du CDR, il est poursuivi pour complicité d’escroquerie et complicité de détournement de fonds publics, deux délits pour lesquels il a été relaxé en première instance. L’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel (ORTC) vise également l’abus de pouvoir, écarté en première instance au nom du principe non bis in idem. En 2007, d’emblée, Rocchi est favorable à l’arbitrage. Tellement favorable qu’à l’époque, il en rajoute un peu, laissant entendre qu’il a menacé « son » conseil d’administration de rendre son tablier : « J’ai poussé un peu le jeu dans la transmission aux avocats pour leur faire croire que c’était un [vote] difficile à obtenir. […] Ça permettait de [leur] mettre une petite pression amicale. » Le projet de compromis est modifié à plusieurs reprises. Les époux Tapie, qui au départ ne figurent pas parmi les demandeurs, sont inclus. Rocchi explique : « J’ai demandé aux avocats du CDR si c’était de nature à poser problème, ils m’ont dit que non et qu’au contraire ça pouvait même être un avantage, parce [qu’ils] ne pourraient plus revenir sur la question par la suite. C’est pour ne pas laisser d’échappatoire à monsieur Tapie que j’ai accepté. » Dans la dernière version, à côté des 295 millions d’euros (hors intérêts) de la demande principale, surgit un préjudice moral autonome pour le couple, d’un montant maximum de cinquante millions d’euros. Rocchi toujours : « Une discussion […] était de savoir si ce montant était raisonnable ou pas. [On] nous a répondu que la jurisprudence permettait de dire que ce montant ne serait pas atteint. » Quoi qu’il en soit, les administrateurs ne se sont pas prononcés sur la bonne version du compromis. Évoquant une simple « modification grammaticale », Rocchi rétorque : « Ils ont considéré qu’il n’y avait pas besoin. » Puis : « Ils ont eu [après coup] le compromis signé et ils n’ont pas réagi. » Il ajoute que, de toute manière, « pour prendre une comparaison immobilière, un plafond, ce n’est pas un plancher ». Avant de conclure maladroitement que « le CDR a totalement triomphé » (sur le compromis).

Avance ensuite Bernard Scemama, lui aussi (doublement) prévenu de complicité, et (doublement) relaxé en première instance. C’est l’ancien président de l’Établissement public de financement et de restructuration (EPFR), organisme qui a longtemps remis à flot les comptes du CDR par le biais d’une subvention d’équilibre. En contrepartie, il est censé le contrôler étroitement, notamment avec une sorte de droit de veto sur les « risques non chiffrables », catégorie dans laquelle le dossier Tapie entre largement. Sans doute pas simple à mettre en œuvre, pour des raisons de calendrier : censé représenter l’EPFR au conseil d’administration du CDR, son président ne réunit pas son propre conseil juste avant, mais juste après, et ne peut donc concrètement adopter aucune position. « Après, le bon sens et l’administration… », raille un conseiller. Plus largement, on peine à saisir en quoi consistent exactement les fonctions (fort heureusement bénévoles) de président de l’EPFR. Scemama fait souvent des réponses de haut fonctionnaire : admirablement structurées, judicieusement floues, parfaitement interminables. Mais parfois, elles deviennent absolument improbables : « Il représente l’État, mais il n’est pas le représentant de l’État. » La présidente s’impatiente : « Mais à quoi sert ce conseil d’administration ? » « On peut se poser la question », concède le prévenu : « D’ailleurs, le législateur se l’est posée, puisqu’il a supprimé l’EPFR. » Il est au moins une courroie de transmission : alors qu’il n’avait pas pu étudier le compromis, Scemama affirme que le directeur de cabinet de la ministre des Finances d’alors, Christine Lagarde, lui a « demandé de veiller à ce que cette orientation [de l’arbitrage] soit mise en œuvre », ce qui fut fait. « Ils reçoivent des instructions, c’est comme les juges ! », lance une voix éraillée. « Non, ce n’est pas comme les juges, Monsieur Tapie », répond la présidente, blasée.

Le dircab’ en question, Stéphane Richard, succède au précédent, dont il partage les vues sur l’EPFR : « On peut considérer que c’est une coquille qui n’a jamais eu de rôle particulier. » Il reconnaît avoir donné à Scemama une instruction, visant à confirmer la voie de l’arbitrage en passant outre une question de franchise (de 12 millions d’euros tout de même) : « Il y avait deux solutions. On arrêtait tout et on rentrait à la maison, et certains jours, je me dis qu’on aurait dû faire ça. […] Ou on avait cette solution un peu baroque et maladroite sur la forme, mais qui n’a pas prêté à conséquence. » Cette solution a consisté à adresser un courrier au président de l’EPFR, après l’avoir signé avec la griffe de la ministre, et ce en son absence : « Il y a une pratique quotidienne et courante de la griffe. […] Un directeur de cabinet, ce n’est pas juste un gratte-papier, il prend des initiatives. […] Je rappelle que c’était la crise des subprimes, la fusion GDF-Suez… Madame Lagarde était à l’Assemblée nationale, et moi je faisais tout le reste. Je la voyais très peu, toujours un peu à la dérobée, on n’avait pas le temps matériel de faire […] une réunion pour ça. » L’avocat du CDR se lance dans une longue observation : « Bon, tu la poses, ta question ? », lance Bernard Tapie, « T’es à côté de tes pompes, t’es nul ! » « Oh, Bernard ! », le sermonne son avocat.

Maurice Lantourne, avocat historique de Bernard Tapie dans le dossier, explique quant à lui : « Je me suis heurté à un problème majeur en droit. [La banque] ne dit pas à monsieur Tapie [qu’elle] doit percevoir plusieurs milliards. [Elle] le met en liquidation personnelle et se fait attribuer ses actions. Je pouvais faire annuler l’attribution […]. Moi, je dis que 195 millions, c’était très peu […]. » L’avocat général intervient : « Si vous étiez sûr de gagner plusieurs milliards, pourquoi avoir accepté cette misère ? » Lantourne ne se laisse pas démonter : « Avec monsieur Tapie, nous avons eu des discussions animées. […] Pour lui, la question, c’était le temps. Ça demandait dix ans de procédure […] et le client a fait ce choix. » Après avoir pris place à la barre à son tour, son client lance : « Vous voulez savoir si monsieur Sarkozy et moi, on s’est tapé dans la main ? » La question s’adresse à la présidente, qui entreprend de l’interroger sur un certain nombre de rendez-vous avec des membres du gouvernement ou des conseillers, mentionnés jusque dans les agendas de l’ancien président et de Brice Hortefeux, « saisis dans le cadre d’une autre affaire ». « Je vais vous faire une confidence », poursuit Tapie, « j’ai même rencontré madame Lagarde à Bercy. Mais ce n’était pas pour parler de ça. » Et de lancer : « Je vais vous dire une chose, si l’Élysée avait été de près ou de loin dans la combine de l’arbitrage, aucun des trois arbitres n’aurait… » La présidente sursaute et l’interrompt : « Mais… pourquoi vous parlez de combine ? » « Parce que c’est ce qu’on nous reproche ! », intervient l’avocat de Tapie.

Le troisième jour, la Cour se penche sur les relations des parties avec l’un des trois arbitres, qui est également le sixième prévenu : le magistrat honoraire Pierre Estoup. Elle évoque notamment son nom griffonné sur plusieurs documents saisis dans le cadre de l’instruction, ou sur un mail comportant une liste (provisoire) d’invitations pour un cocktail. Puis décortique sa déclaration d’indépendance. Lorsque la présidente entreprend la lecture de témoignages de personnes qui ont participé à des arbitrages ou des conciliations avec lui, et le mettent clairement en cause, on se heurte à une absence majeure : celle de Pierre Estoup, comme pour l’essentiel des audiences de première instance. Son avocat s’indigne justement : « Vous êtes saisi in rem et pas in personam, donc vous n’avez pas à aller chercher dans la vie de mon client. C’est un artifice, et je veux le rappeler solennellement et que ce soit acté. » Il explique qu’Estoup « a bientôt 95 ans, […] un très sérieux problème cardiaque et une insuffisance rénale. […] À l’heure actuelle, il est dans un EHPAD. » Un autre avocat de la défense intervient : « Ça me paraît impensable de juger cette affaire avec deux arbitres hors procédure, et le seul arbitre prévenu absent. » « Et c’était quoi, votre solution ? », demande une conseillère, qui se voit répondre : « Faute de solution satisfaisante, […] je pense qu’on pourrait qualifier juridiquement qu’elle ne permet pas un jugement équitable. » Un doigt se lève pour prendre la parole : « Moi je suis là ! », lance Bernard Tapie. Son avocat ajoute : « Je précise [que c’est] contre l’avis des médecins. Et contre le mien. »

Le procès se poursuit lundi 17 mai, toujours sur les liens entre l’arbitre prévenu et le camp Tapie. La cour se penchera ensuite sur l’arbitrage lui-même.