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Procès Tapie : « Son vrai combat d’une vie, c’est de ne pas payer ce qu’il doit »

Le procès en appel se poursuit dans le volet pénal de l’arbitrage frauduleux qui, en 2008, avait attribué à Bernard Tapie plus de 400 millions d’euros. Contre les six prévenus, le parquet a requis des peines d’emprisonnement partiellement ou totalement assorties d’un sursis. Les plus lourdes concernent le président du CDR et l’ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde.

par Antoine Blochle 3 juin 2021

Quatrième semaine d’audience, et dernier tour de piste pour les quatre prévenus qui comparaissent en personne. Stéphane Richard, ancien dircab’ de Christine Lagarde, commence par expliquer qu’il n’avait « pas les compétences, et encore moins l’expérience » nécessaires pour se positionner sur un recours en annulation de la sentence arbitrale : « C’est une matière complexe pour […] qui n’a pas une formation juridique solide… que je n’ai pas ». Pas comme d’aucuns, suivez son regard : « Madame Lagarde, en revanche, est une juriste, avec une longue pratique de l’arbitrage. Dès que cette séquence a été connue, elle m’a tout de suite indiqué qu’elle souhaitait examiner elle-même personnellement le sujet […] et se faire sa propre opinion. […] Mais je ne suis pas dans un exercice consistant à me défausser. » Sur les péripéties successives, et notamment un certain nombre d’interactions avec les autres acteurs du dossier, il se montre tantôt redoutablement précis, tantôt singulièrement oublieux : « Je ne vous cache pas que le fait que je n’en aie aucun souvenir me trouble, mais le fait est qu’il ne m’en reste rien », rétorque-t-il à l’occasion.

Les questions posées à Bernard Scemama, président de l’EPFR, tournent essentiellement autour des notions d’ordonnateur et de comptable. Pour lui, l’ordonnateur était nécessairement la ministre, « à partir du moment où elle donne son accord […] sur le budget, qu’elle rend exécutoire ». Pour l’anecdote, l’ancien haut fonctionnaire explique au passage que l’organisme qu’il présidait n’avait « pas de budget de fonctionnement, puisqu’il n’avait pas de fonctionnement », ce que l’on avait effectivement cru comprendre. Jean-François Rocchi, président du Consortium de réalisation (CDR), se lance pour sa part comme on ouvre un conseil d’administration : « Je ne sais pas comment vous voulez que nous organisions nos travaux… » Il explique notamment que « le comptable de l’EPFR est aussi celui du ministère, c’est le même », et que la Cour des comptes n’a considéré personne d’autre comme comptable de fait.

De son côté, Maurice Lantourne souligne notamment que, depuis une antédiluvienne instruction menée par Éva Joly, un grand nombre de procès-verbaux portent le nom d’un seul et même enquêteur : « Il y a donc un policier qui est spécialisé en Tapie… » « Oui, et un avocat, aussi ! », rétorque la présidente, du tac au tac. Lantourne, qui ne se lasse pas de rejouer encore et toujours le même match, reprend longuement l’ensemble du dossier : le manquement à l’obligation de loyauté du mandataire, l’interdiction de se porter contrepartie, etc. Sa posture est la suivante : « Je me retrouve victime, sur le plan pénal […] pour avoir fait mon travail d’avocat. […] De temps en temps, j’ajoutais un peu d’astuce, mais sans dépasser la ligne. »

Le lendemain, le même Lantourne fait remarquer que les demandes correspondent à trois mille ans de ses revenus, la présidente répond, en se marrant : « Heureusement que vous n’avez pas de souci de santé ! » L’avocat de l’agent judiciaire de l’État, partie civile (et accessoirement appelant), se lance dans ce qui ressemble furieusement à des réquisitions. Selon lui, le jugement du tribunal correctionnel comporte plusieurs « erreurs de droit : le raisonnement adopté permet de considérer que le tribunal s’est attaché à écarter la plupart des préventions […] sans examiner leurs éléments constitutifs ». Il fait en premier lieu référence au principe non bis in idem, utilisé pour écarter, notamment, la prévention de faux qui visait originellement l’arbitre Pierre Estoup : « C’est manifestement une erreur d’appréciation […], qui a conduit à ce que les juges s’abstiennent de vider leur saisine. »

Après quelques considérations sur le concours idéal d’infraction, il se concentre précisément sur cette question du faux, à savoir la déclaration d’indépendance d’Estoup : « C’est à mon sens le cœur du dossier, et c’est ce qui est venu vicier [l’arbitrage], qui aurait pu être un magnifique travail de juriste. » Il réclame 585 millions d’euros (hors intérêts), étant précisé qu’elles sont amenées à se confondre partiellement avec le remboursement ordonné au civil : « Parce qu’à ce jour, malgré les saisies pénales, on n’a pu appréhender qu’une partie des fonds, en raison des obstacles mis en place sur le terrain des procédures collectives. » Il réclame aussi un million d’euros sur le terrain du préjudice moral.

Sur la caractérisation de l’escroquerie par les premiers juges, en l’occurrence une absence de caractérisation, un avocat du CDR explique qu’il convient d’adopter « une démarche que l’on pourrait qualifier de pointilliste, […] il faut parfois prendre un ou deux pas de recul pour voir le tableau dans son ensemble ». Sur la question des fonds publics ou privés, l’avocat précise que « les textes ne les distinguent pas. Ils visent le dépositaire public. […] Or le CDR reçoit en vertu de la loi des fonds de l’EPFR ». La thèse du second avocat du CDR repose sur le fait qu’avant même l’arbitrage, « Pierre Estoup connaît parfaitement le dossier ». Sur la ligne de défense du camp Tapie, il parle d’une « confusion entre le mobile et l’intention. […] C’est la difficulté de ce dossier, parce que le mobile, M. Tapie, il y croit dur comme fer. Personne, pas même la Cour de cassasion, ne pourra lui dire que le Crédit Lyonnais n’a commis aucune faute dans le dossier Adidas ». Non sans avoir réclamé trois cent mille euros de dommages-intérêts pour le préjudice moral du CDR, il assène : « Le vrai combat d’une vie de Bernard Tapie, c’est de tout faire pour ne pas payer ce qu’il doit. »

Le onzième jour, on passe aux vraies réquisitions : celles des deux avocats généraux qui, pendant quatre bonnes heures, se relaient au micro. Au sujet de Pierre Estoup, le premier déclare : « Il a donné au moins une consultation sur le dossier Adidas à Bernard Tapie […] et n’a pas respecté son obligation de déclaration étendue [de ses liens d’intérêt]. » Puis ajoute : « Une fois désigné, il a continué à agir secrètement » en concertation avec Lantourne. Surtout, il a « marginalisé ses pairs [en rédigeant] presque la sentence presque entièrement ». Il évoque les déclarations de Jean-Denis Bredin, l’un des coarbitres : « Il a dit, avec délicatesse, pour ne pas dire understatement, qu’il s’était un peu fait avoir. Un peu fait avoir. » Selon lui, Estoup est « coupable d’escroquerie, […] et la cour appréciera pour le faux. Ses turpitudes sont nombreuses et graves, mais pour autant, je considère qu’il n’a pas joué de rôle dans un détournement de fonds, donc la cour devra […] entrer en voie de relaxe ». Déplorant « l’esprit de lucre » du magistrat honoraire, et considérant qu’il a « trahi son serment », il demande sa condamnation pour la seule complicité d’escroquerie, à trois ans de sursis simple, trois cent mille euros d’amende, et la confiscation d’un bien immobilier.

On passe à Lantourne : « Le cœur des griefs contre [lui], c’est qu’il a délibérément choisi un arbitre totalement acquis à sa cause et prêt à tout pour circonvenir ses coarbitres. [Ces] griefs ne se limitent pas à une réticence dolosive, mais [comportent] des manœuvres positives [car] il n’a pas ménagé ses efforts ». L’avocat général souligne que, dès la phase du compromis, « tous ses desiderata, en tout cas les plus stratégiques, ont été satisfaits ». Et il enchaîne sur les manquements de Lantourne à « la probité […] qui figure dans le serment. On ne peut adhérer à cette confusion entre les diligences […] de l’avocat et des manœuvres frauduleuses ». En revanche, « sur le détournement de fonds, ou la complicité en ce qui le concerne, c’est l’œuvre de Tapie », ce qui fait pencher le parquet général pour la relaxe. Rappelant une dernière fois que ce n’est « pas une stratégie offensive et astucieuse, mais une escroquerie à la sentence », il réclame la même peine (trois ans et trois cent mille euros), mais aussi une interdiction professionnelle « d’au moins trois ans ».

Tapie, justement, « a multiplié les contacts pour faire avancer sa cause [et] n’a pas non plus ménagé ses efforts dans ses interventions personnelles. […] Il est le principal bénéficiaire des infractions, son activisme fait de lui l’auteur principal du détournement dans le sens où il intervient à chaque strate du processus délictuel [dont il] connaît tous les aspects ». S’agissant du cafouillage autour d’un éventuel recours contre la sentence, qui a suscité [à tort] l’ire de Tapie, il ajoute : « Visiblement, [il] ne conçoit pas que les intérêts de l’État puissent être défendus, après toute l’énergie mise à ce qu’ils ne le soient pas. » Et de poursuivre : « Il n’y a pas d’obstacle à un cumul de préventions », à savoir l’escroquerie (ou la complicité) d’un côté, et le détournement de l’autre. Sur l’instigation, l’avocat général fait quelques contorsions probatoires : « Il n’existe pas le moindre commencement de preuve que Maurice Lantourne aurait pu agir à son insu. » À côté de la complicité (qu’il a lui-même mise dans les débats), il laisse tout de même la porte ouverte à la coaction de l’ORTC. Compte tenu de son état de santé, mais aussi de son casier fourni, il réclame cinq ans de sursis probatoire, avec pour seules obligations l’indemnisation des parties civiles et le paiement de l’amende (de trois cent mille euros également).

Le parquet général envisage plus durement les agissements des deux prévenus suivants : le dircab’ et le président du CDR : si Lantourne et Tapie « n’ont trahi personne, Stéphane Richard a trahi sa ministre, et Jean-François Rocchi, son engagement ». Il demande « d’emblée de les relaxer pour la complicité d’escroquerie », et se concentre donc exclusivement sur le détournement de fonds. S’agissant de Rocchi, « dans ce dossier, il a un rôle moteur. […] Il fournit vraiment aide et assistance à chaque obstacle, à chaque fois qu’on pense que le dossier va capoter. […] À chaque fois qu’il prend une décision, elle s’avère totalement péjorative au CDR ».

Rocchi prend assidûment des notes dans un grand cahier, qu’il noircit jusqu’à la dernière page. Il glisse régulièrement quelques mots à son avocate qui, elle aussi occupée à noter, lui oppose un signe de la main de plus en plus ferme. Pendant ce temps, l’avocat général poursuit la liste des « mensonges » livrés par Rocchi à son conseil d’administration. Puis remet sur le métier l’usage abusif des pouvoirs sociaux, écartés en première instance au nom une fois encore du principe non bis in idem : « La question est de savoir si ses actes sont conformes à l’intérêt social du CDR. Vous le retiendrez également dans les liens de la prévention pour ce délit. » Il requiert trois ans, dont deux ferme, et cent mille euros d’amende.

À propos de Stéphane Richard, le dircab’, le parquet général considère qu’il « a commis des actes plus ciblés [que Rocchi], mais qui ont eu exactement le même rôle : permettre une marche forcée vers l’arbitrage, et permettre à [Tapie] de toucher son argent. […] Dès le départ, et c’est un euphémisme, il va être peu clair et peu transparent avec [Lagarde] », notamment en ne lui transmettant jamais les « notes alarmistes » de l’Agence des participations de l’État (APE). L’avocat général détaille plusieurs séries d’actes, avant de conclure invariablement : « À chaque fois, il aurait pu s’arrêter. » Contre lui, il réclame trois ans, dont un ferme, et la même amende de cent mille euros.

On en vient à Bernard Scemama, président de l’EPFR : « Il est un peu à la marge [de ce dossier]. Je ne veux pas être insultant, mais [c’est du] je-m’en-foutisme. […] On a un genre de président redondant, potiche, […] dans une position de total renoncement. » Contre l’ancien haut fonctionnaire, il réclame la requalification en détournement par négligence. Puis il lui reconnaît « de très larges circonstances atténuantes », avant de requérir trois mois de sursis simple et une amende de 10 000 €. Il ajoute qu’il ne s’opposera pas à une demande de dispense d’inscription au B2, afin que Scemama ne se voie pas retirer ses décorations.

 

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