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Procès Tapie : « Très bien, parfait, eh bien au revoir ! »

Bernard Tapie ne comparaît désormais plus devant la cour d’appel de Paris, dans le volet pénal de l’arbitrage frauduleux qui, en 2008, lui avait attribué plus de 400 millions d’euros. Comme ses cinq coprévenus, il avait été relaxé en première instance.

par Antoine Blochle 27 mai 2021

Dès la reprise, ce mardi, l’avocat de Bernard Tapie sollicite un nouveau renvoi. Il précise que, « d’un commun accord », il ne représentera désormais plus son client dans ce « procès particulier, parce que c’est le combat d’une vie ». Ajoute que « vous pourriez ordonner une expertise […] pour lui permettre, si c’est possible, de participer à un nouveau procès ». La défense de Maurice Lantourne s’associe « pleinement » à cette demande, arguant notamment que les deux hommes n’ont jamais véritablement été confrontés, que ce soit au cours de l’instruction, en première instance ou ces jours-ci. Le parquet général « s’incline devant le courage de [Tapie] », mais invoque des contraintes d’audiencement : « Il n’y a plus aucune place avant avril 2022, […] ce ne serait pas tolérable pour les prévenus, […] et la CEDH impose un jugement dans un délai raisonnable ».

On pourrait imaginer une disjonction, mais, souligne un avocat de la défense, « à ce stade de la procédure, en matière correctionnelle, elle est impossible ». D’autant qu’il y a une nullité jointe au fond. « Et même si c’était possible sur un plan théorique », poursuit le même, « le droit et la logique la plus élémentaire y font obstacle […] parce que les faits ne sont pas seulement connexes, ils sont indissociables ». Plusieurs avocats de la défense soulignent que leurs clients souhaitent être jugés le plus rapidement possible, même si les clients en question ne semblent pas si pressés que cela. Ceux d’Estoup, l’arbitre, ne sont pas sur la même ligne : « Il nous semble pratiquement impossible d’ordonner autre chose que le renvoi », lance l’un ; « Il n’y a pas de sanction au délai déraisonnable du fait des parties », ajoute l’autre.

Ceux de Lantourne n’ont pas non plus l’outrecuidance de le prétendre : leur client, grand amateur de billard à trois bandes (au moins), et surtout particulièrement inventif en termes de recours dilatoires, ne verrait sans doute pas d’un mauvais œil que tout cela traîne encore une ou deux décennies. Avec affectation, l’un d’eux ajoute tout de même : « Je crois malheureusement, et je n’en suis pas plus ravi que vous, que nous n’avons pas d’autre solution que le renvoi ». Celui de Tapie, qui ne l’est donc plus tout à fait, reprend la parole en dernier : « La possibilité de représenter un prévenu est un progrès, mais [sa] présence personnelle et physique est fondamentale. [Je n’ai pas] à me justifier davantage sur les motifs qui font que nous ne souhaitons pas [le] représenter, mais je soutiens sa demande. » Suspension.

« La cour rejette les demandes de renvoi », indique la présidente, « au motif [qu’il] serait contraire au respect du délai raisonnable auquel les prévenus ont droit. » Elle ajoute : « Il est noté dans la demande de monsieur Tapie que ses médecins lui avaient indiqué, avant la reprise des débats, que son état de santé était incompatible avec sa comparution, [et son] avocat a lui-même exprimé à l’audience que [sa] présence lui paraissait contraire [à ses intérêts et] au maintien de sa santé ». « Très bien, parfait, eh bien au revoir ! », tonne l’avocat en refermant sa sacoche, avant de tourner les talons, suivi par son associée. Direction la Cour de cassation, située à moins de cent mètres, comme pour une partie de la team Lantourne. Plusieurs avocats de la défense demanderont ensuite, à plusieurs reprises, la communication de cette décision. Sans succès jusqu’ici, ne serait-ce que parce que la présidente ne semble pas très au clair sur sa nature exacte : mesure d’administration judiciaire, arrêt avant dire droit… Suspense.

Pour le moment, elle demande que l’on fasse entrer « le prévenu », lequel est en fait un témoin : Éric Loquin, professeur de droit privé, spécialiste (entre autres) du « droit de l’arbitrage interne et international ». Cité par la défense Lantourne, sa mission consiste à éclairer la cour sur les obligations qui pesaient sur un arbitre au moment de la procédure, soit entre 2005 et 2007. Le code de procédure civile était peu disert sur la question : « L’arbitre qui suppose en sa personne une cause de récusation doit en informer les parties. En ce cas, il ne peut accepter sa mission qu’avec l’accord de ces parties ». « Ce qu’il faut bien comprendre », entame le prof, « c’est que l’évolution de la jurisprudence a totalement modifié ce paysage ». Il explique ainsi qu’au départ (en 1981), il fallait une « cause de récusation » à proprement parler, puis que plusieurs arrêts ont ajouté « les faits et circonstances de nature à créer dans l’esprit des parties un doute raisonnable », d’abord sur l’indépendance de l’arbitre, puis sur son impartialité.

De fil en aiguille, il finit par retracer l’évolution de la jurisprudence jusqu’en 2021 (notion de « courant d’affaires », prise en compte de normes transnationales de fairplay, etc.), ce qui nous éloigne progressivement du cœur du sujet. On s’attarde un temps sur la portée d’une clause du compromis d’arbitrage, prévoyant pour les trois arbitres une « obligation de déclaration étendue ». On disserte également sur le caractère interne de l’arbitrage (ce qui a une incidence sur les recours), dans la mesure où le dossier comportait des éléments d’extranéité, à commencer par ces titres d’une société allemande, émis en deutschemarks. « C’est quoi le rapport, puisqu’on n’est pas dans un arbitrage international ? », coupe la présidente. « Justement, c’est toute la question… », tente un avocat. « C’est définitivement jugé ! », répondent en chœur les trois magistrats.

Avec beaucoup de retard, on fait entrer le témoin suivant, qui remonte l’allée, précédé du cliquetis de son déambulateur. C’est Pierre Galbois, ancien directeur administratif et financier d’Adidas. En levant la main droite, il tend un peu beaucoup le bras, ce qui, vu depuis la mezzanine réservée à la presse, fait un drôle d’effet : c’est simplement parce que, assis sur le fauteuil entre-temps disposé par un avocat, il arrive à peine à la hauteur du pupitre. Il revient longuement sur le plan de redressement envisagé par Tapie : délocalisations, sportswear, débauchage chez Nike, etc. Puis oblique sur sa carrière politique avortée, citant une litanie de noms que les moins de vingt ans, tout ça : Rocard, Delors, Arthuis, etc. Au passage, il précise tout de même plusieurs choses. D’une, il a originellement débarqué chez Adidas avec un « faux-nez » de « consultant », alors qu’il était concrètement salarié de la filiale d’une filiale du Crédit Lyonnais. De deux, la banque se considérait et se comportait comme le propriétaire unique de la totalité d’Adidas, « mais c’était officieux ». De trois, l’empressement du CDR, qui ne voulait pas attendre la clôture de l’exercice en cours, a eu un fort impact négatif sur la valorisation de l’équipementier sportif lors de son introduction en bourse.

On en vient à la suite du programme : l’absence de recours contre la sentence arbitrale. Laquelle a donc attribué au camp Tapie 240 millions d’euros hors intérêts de préjudice matériel (sur 295), et 45 millions de préjudice moral (sur 50). La présidente interroge Jean-François Rocchi, alors président du CDR, la structure de défaisance qui a hérité des actifs douteux de la banque nationale après sa quasi-faillite : « Quelle a été votre réaction à la sentence arbitrale ? » « J’étais surpris, parce que j’étais resté sur une bonne impression », répond Rocchi, « et puis j’étais choqué ». Deux mots qui contrastent avec les « éléments de langage » transmis dans la foulée à l’attention d’un conseiller presse de ministère, et qui semblent plutôt entériner la sentence. « Est-ce que vous y avez exprimé des choses que vous pensiez vraiment ? », creuse la présidente. Rocchi répond par la négative : « Je voulais juste donner quelques éléments, j’avais demandé des consultations à trois avocats […] et le conseil d’administration ne s’étant pas encore réuni, il était hors de question que je puisse exprimer une opinion personnelle. »

D’emblée, cette note semble écarter l’éventualité d’un recours : « Je reconnais que ce n’est pas d’un optimisme féroce », euphémise Rocchi lorsqu’on lui rappelle ses tournures de l’époque : « J’ai […] un peu improvisé. » Le même jour, il adresse au cabinet d’avocat du CDR un communiqué de presse du même tonneau, se montrant au passage presque enthousiaste sur la question de la fiscalité de l’indemnisation due à Tapie : « Une large part retournera en pratique vers les caisses publiques. » Ce communiqué, il l’envoie en précisant : « C’est validé à tous les étages… Je dis bien tous. » Dans le même temps, Rocchi s’est également activé à « calmer Tapie », lequel, sur la foi d’un article de presse, se serait mépris sur ses intentions s’agissant d’un éventuel recours.

Toujours est-il que, dans les jours suivants, les trois avocats consultés rendent leurs notes : deux sont plutôt favorables à un recours, et le troisième, plutôt défavorable. Un conseiller taquine Rocchi sur le plus pessimiste : « Vous auriez pu vous demander si vous étiez vraiment en accord avec [cet avocat], alors qu’il y a au moins deux décisions qu’il vous a fait prendre [dans cet arbitrage] qui se sont avérées… compliquées. » Il répond : « Si je voulais avoir trois opinions, c’était justement pour m’en faire une. Si j’avais voulu privilégier tel ou tel avocat, j’aurais demandé à un seul, pas à trois. » D’autant que l’avocat en question a finalement lâché le CDR en rase campagne, après avoir perçu, apprend-on incidemment, un million d’euros d’honoraires. Rocchi est encore furieux, enfin à sa manière : « Ce qu’il a fait est un comportement gougnafier ! », lance-t-il. Avant d’ajouter : « Excusez-moi, j’ai été un peu vif. »

La question se pose ensuite de savoir si l’une de ces opinions (ou d’autres, qui ont suivi) a été particulièrement mise en avant lorsqu’il s’est agi de s’entretenir de la question, dans un Paris déserté, sauf par la moiteur de l’été. D’abord avec la ministre. Puis avec les administrateurs du CDR, qui est une société anonyme. Et enfin avec ceux de l’EPFR, l’établissement public censé plus ou moins chapeauter le précédent. Comme lors des premiers jours du procès, leurs présidents respectifs rivalisent de circonlocutions pour tenter d’expliquer la gouvernance un brin absconse des deux organismes. Pour résumer, il en ressort que, sauf ponctuellement un ou deux originaux, mais qui ne peuvent pas faire pencher la balance, tout le monde vote comme tout le monde. Et tout le monde vote en fonction des instructions de la ministre.

Certains prévenus sont d’ailleurs gênés par ce terme d’instructions. La présidente demande au président de l’EPFR, Bernard Scemama : « Pour vous, ça vaut information ? Consigne ? » « Ça vaut orientation », répond-il. « Et est-ce qu’il y a quelque chose qui peut vous orienter autrement ? », poursuit la présidente, sans véritablement obtenir de réponse. Toujours est-il que Scemama dédouane Stéphane Richard, directeur de cabinet de Christine Lagarde, qui lui a donné cette « orientation » par téléphone juste avant son vote : « Je ne crois pas avoir pensé qu’il y avait là une instruction [de Richard], mais qu’il me donnait la position qui était celle de la ministre sur le sujet. »

Le procès se poursuit lundi 31 mai avec pour commencer, justement, la version de Stéphane Richard sur cette même question.

 

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