Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Procès Tapie : « Un magistrat qui doute mérite tous les éloges… »

Bernard Tapie comparaît devant la cour d’appel de Paris, prévenu d’escroquerie et de détournement de fonds publics dans le volet pénal de l’arbitrage frauduleux qui, en 2008, lui avait attribué plus de 400 millions d’euros. Comme ses cinq coprévenus, il avait été relaxé en première instance.

par Antoine Blochle 20 mai 2021

La deuxième semaine d’audience s’ouvre sans Bernard Tapie. À son sujet, justement, le parquet général envisage une requalification, en complicité par instruction ou instigation. Ne subsisteraient dès lors, comme auteurs principaux, que Maurice Lantourne, avocat historique de Tapie dans ce dossier, et Pierre Estoup, l’un des trois arbitres (et seul poursuivi). « C’est dans les débats, on ne sait pas… », précise prudemment un avocat général. « Un magistrat qui doute mérite tous les éloges… », ironise l’avocat de Tapie à l’audience. Si l’on suit ce raisonnement, il en mérite d’autant plus que ce n’est apparemment pas la seule requalification qu’il songe à solliciter. Certains prévenus pourraient se voir reprocher non plus une complicité de détournement de fonds publics mais une « simple » négligence, soit la même prévention que Christine Lagarde devant la Cour de justice de la République. Pour l’un d’eux, un recel pourrait au passage se substituer à une infraction originaire.

On glisserait accessoirement d’une escroquerie « tout court » à une escroquerie à la sentence arbitrale, centrée sur la décision ayant conduit à verser à Bernard Tapie, pour reprendre les termes des magistrats instructeurs, une « somme exorbitante » en réparation d’un « préjudice inexistant ». « Tout cela n’éclaire pas beaucoup ma Lantourne… », relève le prévenu du même nom en haussant les épaules : « Quelles sont mes manœuvres frauduleuses ? » D’autant que, fait remarquer l’un de ses avocats, il est beaucoup question de l’année 2006, alors que la période de prévention ne démarre qu’en 2007. « Si personne n’arrive à déterminer des manœuvres précises, ma foi, tant mieux pour vous », rétorque une conseillère. Plus largement, le schéma qui s’esquisse semble être une sorte de chaîne de contamination, touchant d’abord Estoup puis, par son intermédiaire, les autres arbitres. Ce qui ne paraît pas simple à articuler, ne serait-ce que pour l’élément intentionnel. « Est-ce qu’on peut reprendre le cours ? Parce que là, on parle, on parle… », clôt la présidente.

Elle évoque une dédicace, que Tapie aurait adressée à Estoup en… 1998, soit pas loin d’une décennie avant le fameux arbitrage : « Votre soutien a changé le cours de mon destin. Je vous remercie d’avoir eu l’intelligence et le cœur de chercher la vérité cachée derrière les clichés et les apparences. Avec toute mon affection… » Les deux camps n’ont (évidemment) pas la même version du microévénement mais, dans les deux cas, ces quelques mots mènent les débats jusqu’à un autre avocat, Francis Chouraqui : il a notamment défendu des « petits porteurs » du dossier Adidas, tout en étant rémunéré par Bernard Tapie et en réglant des honoraires à Pierre Estoup.

On en vient à la déclaration d’indépendance d’Estoup, au moment de sa nomination comme arbitre. D’emblée, Maurice Lantourne précise que « la question ne se posait pas en ces termes », puisque la neutralité des deux autres arbitres ne semblait pas davantage irréprochable : certains actes ont été signés par le camp CDR dans les locaux du cabinet d’avocats dont l’un était associé ; tandis que l’autre a voté, comme parlementaire, la levée de l’immunité de Tapie (dans une autre affaire). « Je veux juste vous montrer qu’on s’est focalisé sur Pierre Estoup », poursuit Lantourne, avant de disserter sur l’étendue de l’obligation de déclaration d’un arbitre, et de revenir sur la constitution de l’infraction d’escroquerie, quelle qu’elle soit : « Si je comprends bien, on nous reproche une abstention, qui n’est donc pas un acte positif. »

Comme la semaine précédente, la présidente dresse ensuite un portrait peu glorieux de Pierre Estoup, évoquant un certain nombre de contentieux dans lesquels, selon des témoins, il serait intervenu comme « consultant ». Dans le dossier Vivendi, époque Jean-Marie Messier, il aurait reçu des petits porteurs dans un bureau du tribunal de commerce de Paris, hors des heures d’ouverture, se vantant derrière des lunettes fumées d’avoir « le bras long ». Dans un autre, autour des activités de Total au Nigeria, il se serait prévalu de son titre de premier président honoraire de la cour d’appel de Versailles pour prédire au représentant du groupe pétrolier qu’il n’aurait « pas de succès judiciaire, ni à Nanterre ni à Versailles ». Dans un troisième, il aurait adressé à l’administration fiscale un « courrier comminatoire » comportant une « demande surprenante » : plusieurs fonctionnaires de Bercy indiquent même sur procès-verbal que, si d’aventure ils avaient été consultés dans le cadre de l’arbitrage Tapie, ils auraient « émis des réserves très nettes sur Pierre Estoup ».

Dans un autre encore, portant sur des biens mal acquis par l’entourage de feu le président gabonais Omar Bongo (sur fond d’affaire Elf), il est question d’un arbitrage intervenu « dans des conditions étranges ». De nouveau, on se heurte à l’absence d’Estoup à l’audience, même si ses deux avocats se relaient pour tenter (pas toujours très adroitement) de sauver les meubles. Celui de Bernard Tapie intervient : « Ils font ce qu’ils peuvent, mais on entend des choses sur [lui] qui ne sont pas très agréables. » « Ce sont des choses qui peuvent arriver, en tant que prévenu… », ricane une conseillère. Même Maurice Lantourne vient à la rescousse d’Estoup… enfin plus ou moins : « Il doit avoir quand même quelque qualité. Je veux bien qu’aujourd’hui, il soit présenté comme un escroc, mais […] ce n’est pas convenable. […] Ça me semble quand même un peu exagéré. »

Le lendemain, Bernard Tapie revient, beaucoup plus détendu, presque jovial. Il est ragaillardi par la toute fraîche décision du tribunal de commerce de Paris de transmettre à la Cour de justice de l’Union européenne une question préjudicielle « sur toutes les anomalies qui ont prévalu dans nos relations avec le Crédit Lyonnais ». Avec un optimisme peut-être un peu exagéré, du moins pour le volet dont il est question ici, Tapie ajoute : « On va enfin pouvoir mettre les cartes sur la table, et je vous promets des surprises ! » Et de digresser : « J’ai été la victime d’un système qui veut que, quand la droite est au pouvoir et que vous faites chier la droite, tant pis pour vous. » Il ajoute plus largement que « les cinq dernières élections [présidentielles], c’est quand même la justice qui les a faites ».

On passe à la question du choix des arbitres, et de leur information sur le dossier Adidas. L’un des collaborateurs de Me Lantourne a par exemple fait parvenir à Pierre Estoup, bien avant l’arbitrage, une copie de nombreuses pièces de procédure. L’avocat ne voit pas le problème : « J’ai juste envisagé un précontact [avec] un éventuel futur arbitre. C’est possible […], à condition de ne pas lui demander son avis, ou une consultation, ou sa vision des choses. » « L’écueil, c’est qu’il ne faut pas qu’il donne son avis », reprend une conseillère, « mais quand on lui envoie des tombereaux de documents […], c’est compliqué à respecter. » Lantourne répond imprudemment : « Je me suis dit que si c’était complet, il pourrait donner son avis… » « S’en faire un, plutôt… », le repêche charitablement la conseillère. Par la suite, le même collaborateur a également transmis une note à Estoup (et à lui seul), que ce dernier aurait ensuite imprudemment reprise à son compte dans un projet d’acte de mission transmis à ses coarbitres et à la partie adverse : c’était précisément pour solliciter les demandes reconventionnelles, explique en substance Lantourne.

Il est ensuite question d’autres échanges, sur d’autres points juridiques ou financiers (portée de l’autorité de la chose jugée, valeur de rachat aux petits porteurs, etc.) influant sur l’arbitrage, mais sur lesquels on ne s’étendra pas. Toujours est-il que Lantourne, quasiment seul sur le grill depuis la veille, finit en début de soirée par perdre patience : « Le parquet est muet. On va faire un mois de procès sans que je sache ce qu’on me reproche. » « C’est l’ordonnance de renvoi qui saisit la Cour », répond un avocat général, « et pendant trois cents pages, [elle] vous reproche des accointances avec Pierre Estoup. […] Si on estime que les questions [de la Cour] sont suffisantes, je ne vois pas pourquoi on en ajouterait pour cabotiner. » Maurice Lantourne ponctue la séquence d’un bon mot : « Si je résume, la position du parquet, c’est : “On a le coupable, cherchez le délit”… »

Le sixième jour, Pierre Mazeaud (qu’on ne présente plus) est cité par la défense de Lantourne. Il entre justement dans la salle et, d’autorité, tombe le masque chirurgical en même temps que le trench-coat : « On n’entend pas très bien avec. » Puis il pose sa canne sur le pupitre. « Le tribunal arbitral a fait ce qu’il devait faire », entame-t-il, « et j’ai suivi mes propres convictions ». Il assume totalement sa lecture du dossier, à peu près diamétralement opposée à celle de la cour d’appel de Paris : « Les décisions, on peut les critiquer. C’est le sens de la doctrine, qui est une source de droit. » Tout comme il assume avoir tranché, non seulement en droit (comme prescrit par le compromis arbitral), mais aussi en équité, avec ce qui ressemble même fortement à des dommages-intérêts punitifs : « Comme on ne pouvait pas prononcer de sanction pénale, on avait le levier du préjudice moral [pour sanctionner] la faute très grave du Crédit Lyonnais, […] qui en plus a coûté assez cher au contribuable. »

À plusieurs reprises, des questions reviennent sur un extrait d’un autre arrêt de la cour d’appel de Paris, qui qualifie la procédure de « simulacre d’arbitrage » et, surtout, n’est pas tendre à l’égard des co-arbitres de Pierre Estoup, « poussés à l’effacement par facilité, excès de confiance, parti pris, voire incompétence ». « On n’impose rien à Pierre Mazeaud », rétorque-t-il notamment, avant de préciser : « Si c’était à refaire, je le referais. » Restent tout de même, parmi ses déclarations du jour, deux ou trois phrases a minima un peu alambiquées. Comme celle-ci : « [Estoup] n’a pas imposé d’autre décision que celle que nous avions délibérée ensemble. »

Le procès se poursuit la semaine prochaine, avec d’autres auditions de témoins.

 

Sur le procès en appel de Bernard Tapie, Dalloz actualité a également publié : 

• Procès Tapie : « Ils reçoivent des instructions, c’est comme les juges ! », par Antoine Bloch le 13 mai 2021