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Le profit subsistant en cas d’aliénation partielle

Lorsque la valeur empruntée à la communauté a servi à acquérir un bien propre qui se retrouve partiellement, au jour de la liquidation du régime matrimonial, dans le patrimoine emprunteur, le profit subsistant est évalué en appliquant la proportion de contribution commune, respectivement, au prix de vente de la portion du bien aliénée et à la valeur au jour de la liquidation de l’autre portion du bien.

par Quentin Guiguet-Schieléle 20 novembre 2020

Le régime des récompenses est décidément un terrain propice à la cassation. Il faut avouer que l’article 1469 du code civil contient assez peu d’informations sur les méthodes de calcul du profit subsistant. Tout au plus indique-t-il que ce profit se détermine « sur » le bien concerné, c’est-à-dire en prenant sa valeur comme base de calcul. Il demeure que l’opération mathématique permettant de chiffrer l’enrichissement réellement procuré à la masse débitrice n’est pas précisé, comme s’il allait de bon sens. S’il est vrai qu’une logique arithmétique conduit aisément à la solution correcte, force est de constater que les juges du fond peinent régulièrement à la maîtriser. La Cour de cassation veille au grain et les solutions qu’elle énonce sont, en la matière, d’une parfaite orthodoxie juridique (elle ne se montre malheureusement pas aussi irréprochable dans son rôle de gardien que dans celui d’interprète de la règle de droit ; elle a refusé de censurer une décision d’appel retenant une méthode de calcul de profit subsistant qu’elle reconnaissait pourtant comme parfaitement erronée, v. Civ. 1re, 7 nov. 2018, n° 17-26.149, Dalloz actualité, 18 déc. 2018, obs. Q. Guiguet-Schielé ; D. 2018. 2185 ; AJ fam. 2019. 99, obs. J. Casey  ; LEFP janv. 2019, n° 111u9, p. 6, note N. Peterka ; JCP N 2019. 1182, comm. A. Karm ; ibid. 1183, comm. X. Guédé ; Dr. fam. 2019. Comm. 10, obs. A. Tani ; Gaz. Pal., 2 avr. 2019, n° 346n3, p. 64, note S. Deville).

L’arrêt sous commentaire s’inscrit pleinement dans cette tendance. La Cour corrige une erreur commise par les juges du fond au terme d’une décision qui n’invite nullement à la critique mais qui se révèle pédagogiquement très précieuse et illustre une fois encore l’imprécision regrettable des textes en la matière.

En l’espèce, deux époux mariés en 1947 sans contrat de mariage sont respectivement décédés les 30 mars 1979 et 7 mai 1999. Un litige est apparu entre leurs héritiers dans le cadre des opérations de liquidation et partage de la communauté. L’un d’eux contestait le montant d’une récompense due par l’un des époux à la masse commune. La communauté avait en effet contribué partiellement au financement d’un bien propre, mais ce bien avait par la suite été en partie vendu. Cet enrichissement de la masse propre ouvrait droit à récompense au profit de la communauté sur le fondement des articles 1416 et 1437 du code civil. La contestation ne portait pas tant sur le principe du droit à récompense (il était acquis que l’époux avait « tiré un profit personnel des biens de la communauté » au sens de l’article 1437 du code civil) que sur l’évaluation de son montant. Dans un arrêt du 3 juillet 2018, la cour d’appel de Riom avait calculé la récompense en retenant la dépense faite, alors même qu’il s’agissait d’une dépense d’acquisition qui, conformément à l’alinéa 3 de l’article 1469 du code civil, doit être évaluée d’après le profit subsistant. Les juges du fond justifiaient leur décision, d’une part, au regard de l’aliénation partielle du bien avant la date de liquidation de la communauté, d’autre part, en raison d’une impossibilité de calculer le profit subsistant au prorata de la valeur totale du bien.

Sans surprise, le moyen du pourvoi reprochait à la décision d’appel de ne pas avoir fixé la récompense au profit subsistant, lequel aurait dû se calculer en proportion de la contribution de la communauté au financement de l’exploitation propre.

La Cour de cassation était ainsi invitée à préciser le mode de calcul de la récompense dans l’hypothèse où le bien acquis a été partiellement aliéné avant la liquidation du régime, ce qui la conduisait à répondre successivement à deux questions. D’une part, la récompense doit-elle être égale à la dépense faite ou au profit subsistant ? D’autre part, si la récompense est égale au profit subsistant, comment celui-ci se calcule-t-il ?

La première chambre civile procède à une cassation partielle avec renvoi aux visas des alinéas 1 et 3 de l’article 1469 du code civil et, incidemment, de l’article 4 du code civil. Elle considère que les juges du fond ont violé le premier texte en fixant la récompense à la dépense faite et le second en rejetant la demande au motif que l’expert n’était pas en mesure de délivrer les informations relatives à la valeur du bien au jour de la liquidation (ainsi le déni de justice s’ajoutait-il à l’erreur de droit). Les deux questions posées trouvent dès lors une réponse claire.

Dépense faite ou profit subsistant ?

Les juges du droit ne répondent qu’implicitement à la question de savoir si la récompense doit être égale à la dépense faite ou au profit subsistant lorsque le bien a été en partie aliéné avant la liquidation du régime matrimonial. La solution n’en est pas moins très claire et parfaitement ferme. Il ne faut voir dans cette absence de précision qu’une économie d’effort rendue possible par l’évidence de la réponse. La décision d’appel est cassée notamment au visa de l’alinéa 3 de l’article 1469 du code civil qui énonce en premier lieu que la récompense ne peut être inférieure au profit subsistant lorsque la valeur empruntée a servi « à acquérir, à conserver ou à améliorer un bien qui se retrouve, au jour de la liquidation de la communauté, dans le patrimoine emprunteur ». En l’espèce, il s’agissait d’une dépense d’acquisition, cependant le bien avait en partie été aliéné. Les juges du fond en ont tiré argument pour rejeter l’application du texte : « L’exception prévue par l’alinéa 3 de l’article 1469 du code civil ne peut recevoir application lorsque le bien acquis a été partiellement aliéné avant la date de la liquidation de la communauté et ne se retrouve pas intégralement dans le patrimoine propre du mari » (§ 9).

On conçoit le malaise de la cour d’appel face à cette situation qui n’est pas spécifiquement réglée par l’article 1469 du code civil. Cependant, l’obstacle n’est en rien insurmontable. D’abord, l’aliénation du bien avant la liquidation n’exclut pas en elle-même l’application de l’alinéa 3 du texte. Elle invite uniquement à cristalliser le profit subsistant au jour de l’aliénation, de sorte que le nominalisme doit ainsi prendre le relai du valorisme (« L’aliénation du bien avant la liquidation fixe le montant de la dette de valeur », in Rép. civ., Communauté légale : liquidation et partage, par B. Vareille, n° 370). D’ailleurs, l’alinéa 3 fournit des explications sur le mode de détermination du profit subsistant en pareille hypothèse, preuve que le maintien du bien dans le patrimoine n’est pas une condition de l’exception postulée.

Ensuite, rien ne permet de considérer qu’une aliénation partielle exclut la règle selon laquelle la récompense ne peut être inférieure au profit subsistant. L’alinéa 3 de l’article 1469 du code civil ne distingue pas entre les cas dans lesquels le bien se retrouve en totalité dans la masse emprunteuse et ceux où il n’y subsisterait qu’en partie. Par conséquent, la cour d’appel ne pouvait, au vu de cette simple nuance, retenir que la récompense s’évaluait d’après la dépense faite. La règle doit s’interpréter largement, en conformité avec son esprit et par-delà l’étroitesse de sa lettre : ce qui justifie que le profit subsistant prévale n’est pas tant le maintien de tout ou partie du bien dans la masse emprunteuse que l’incarnation de la valeur empruntée dans un bien. En d’autres termes, pour que l’exception prévue par l’alinéa 3 de l’article 1469 du code civil reçoive application, il faut mais il suffit d’être en présence d’une dépense d’acquisition, d’amélioration ou de conservation d’un bien. La subsistance du bien dans la masse emprunteuse n’influe que sur la méthode de calcul du profit subsistant, non sur sa prévalence. Dans cette affaire, c’est essentiellement cette méthode qui a posé difficulté à la cour d’appel et c’est sans doute ce qui l’a orienté vers une solution plus simple mais parfaitement erronée.

Comment calculer le profit subsistant ?

L’alinéa 3 de l’article 1469 du code civil fournit en second lieu des indications sur la méthode de calcul du profit subsistant. Lorsque le bien se retrouve dans la masse emprunteuse au jour de la liquidation, la base de calcul du profit subsistant est constituée de la valeur de ce bien au jour de cette liquidation. Lorsque le bien a été aliéné sans être subrogé, il convient de retenir sa valeur au jour de l’aliénation (c’est-à-dire le prix lorsque le bien est aliéné à titre onéreux et la valeur du bien lui-même s’il a été aliéné à titre gratuit : v. B. Vareille, art. préc., n° 370). Lorsque le bien a été subrogé, le profit est évalué sur le nouveau bien.

Deux difficultés semblaient insurmontables aux juges du fond (§ 9). Non seulement la contribution de la masse commune ne constituait qu’une partie de la dépense d’acquisition (« le financement n’ayant été que partiel ») mais, de surcroît, le bien avait été aliéné, ce qui créait une incertitude quant à l’assiette sur laquelle devait être reportée la proportion de financement commun (« le profit subsistant ne peut être calculé au prorata de la valeur totale du bien »). C’est donc bien l’inaptitude des juges à calculer le profit subsistant qui les a conduits à privilégier la dépense faite.

La Cour de cassation remet les choses en ordre et expose la méthode à retenir en pareille circonstance (§ 8). Il convient d’abord de déterminer la proportion dans laquelle la masse prêteuse a contribué au financement du bien (« la proportion dans laquelle les fonds empruntés à la communauté ont contribué au financement de l’acquisition du bien propre »). Ce taux se détermine assez logiquement au jour de la dépense : la communauté a-t-elle payé 25 % du bien ? 50 % ? 75 % ?

Il convient ensuite d’appliquer cette proportion sur l’assiette idoine. En l’espèce, l’assiette ne peut être la valeur totale du bien puisqu’une partie en avait été aliénée, de sorte qu’elle ne pouvait être considérée comme ayant continué de profiter à la communauté (« le profit subsistant doit traduire fidèlement l’avantage réellement procuré au fonds emprunteur », in B. Vareille, art. préc., n° 371). Il faut en réalité retenir une double assiette dans la mesure où ce qu’il reste du profit retiré par la communauté se présente alors sous deux aspects : la partie non aliénée du bien acquis et le prix de vente de la partie aliénée. Il s’agit donc d’appliquer le taux de contribution commune « respectivement au prix de vente de la portion du bien aliénée et à la valeur au jour de la liquidation de l’autre portion du bien ». En d’autres termes, il convient de faire une application distributive d’un principe et d’une exception. Le principe consiste à calculer le profit subsistant sur la base du bien acquis s’il n’a pas été aliéné : cette règle doit s’appliquer sur la partie du bien qui n’a pas été vendue. L’exception consiste à calculer le profit subsistant sur la base de la valeur du bien aliéné et non subrogé au jour de cette aliénation : cette règle doit s’appliquer sur le prix résultant de la vente d’une partie du bien.

Il convient enfin d’additionner les deux sommes ainsi obtenues. Dans tous les cas, et c’est un autre rappel utile de l’arrêt, le juge ne peut refuser de juger sous prétexte que le rapport d’expertise ne fournit pas les éléments suffisants (§ 13).

Illustrons par l’exemple. Soit une communauté ayant abondé à hauteur de 20 000 € dans l’acquisition d’un bien propre valant 60 000 €. Imaginons qu’une partie du bien soit vendue avant la liquidation du régime matrimonial pour 12 000 €. La partie restante est estimée 90 000 € au jour de la liquidation.

S’agissant d’une dépense d’acquisition, la récompense ne peut être inférieure au profit subsistant. Celui-ci se calcule en trois étapes. La première consiste à déterminer la proportion de financement commun dans l’opération d’acquisition, en se plaçant au jour de cette acquisition. Dans notre exemple, la proportion est de 20 000 / 60 000, soit 1/3.

La deuxième étape consiste à appliquer cette proportion sur deux assiettes : le prix de vente (au jour de l’aliénation) et la valeur de ce qu’il reste du bien (au jour de la liquidation). Soit, pour la première assiette : 1/3 x 12 000 = 4 000 € ; et pour la seconde : 1/3 x 90 000 = 30 000 €.

Il ne reste plus, en guise d’ultime étape, qu’à additionner ces sommes. Le profit subsistant est alors égal à 4 000 € + 30 000 € = 34 000 €.

L’opération n’a rien de sorcier mais il est clair qu’elle n’est jamais énoncée explicitement par les textes. La cassation ici réalisée est l’occasion de rappeler les lacunes de l’article 1469 du code civil qui est dédié à l’arbitrage entre dépense faite et profit subsistant mais ne fournit que peu d’indications sur leurs définitions et sur leurs modes calcul. Il est notamment regrettable que rien ne soit expliqué de la fondamentale différence d’approche selon que la dépense est d’acquisition (la base de calcul est alors la valeur du bien) ou d’amélioration ou de conservation (il est nécessaire de déterminer l’augmentation de la valeur du bien). Ces imprécisions font du profit subsistant une question assez redoutée des juristes, des bancs de l’université aux prétoires en passant par les offices notariaux. Sans doute serait-il pertinent de réfléchir à la conception d’un droit commun du profit subsistant (car cette notion se retrouve aussi en matière d’indivision, d’accession, de créances entre époux et partenaires et d’enrichissement injustifié). À l’heure de la modernisation et de la simplification du droit, il ne paraît pas anachronique d’appeler à une meilleure lisibilité du droit liquidatif. La charge de travail de la Cour de cassation s’en trouverait allégée.