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Prononcé de l’interdiction d’exercice d’une fonction ou activité religieuse

Par deux arrêts du 4 novembre 2021, la chambre criminelle s’est prononcée sur l’interdiction d’exercer une fonction ou une activité cultuelle prononcée à l’encontre d’un prêtre et d’un imam, à titre de peine complémentaire pour le premier et de mesure présentencielle pour le second.

Dans la perspective de sanctionner un comportement infractionnel ou d’empêcher la réalisation ou la persistance d’une situation dangereuse (v. Rép. pén., Peines complémentaires, par A. Beziz-Ayache, n° 32), la loi prévoit l’interdiction d’exercer une activité professionnelle. On retrouve une telle mesure à différents stades de la chaîne pénale : avant le prononcé de la peine (C. pr. pén., art. 138, 12°), dans le cadre du sursis probatoire (C. pén., art. 132-45), et en tant que sanction prononcée par une juridiction de jugement (C. pén., art. 131-6, 11°, et 131-7), notamment à titre de peine complémentaire (C. pén., art. 131-27 à 131-29 ; Crim. 15 juin 2021, n° 20-84.271, Dalloz actualité, 9 juill. 2021, obs. M. Dominati ; AJ pénal 2021. 426, obs. P. Mallet ). Le législateur exclut ouvertement les mandats électifs et les responsabilités syndicales de l’application de cette mesure, mais il reste silencieux quant aux autres activités ou fonctions concernées. Il faut alors se tourner vers la jurisprudence pour les connaître (v. par ex., pour un notaire, Civ. 1re, 9 avr. 2015, n° 14-50.012, Dalloz actualité, 11 mai 2015, obs. N. Kilgus ; D. 2015. 1192 , note O. Décima ; ibid. 1187, avis J.-P. Sudre ; ibid. 2465, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; pour un avocat, v. Crim. 22 oct. 1997, n° 97-84.243 P, D. 1998. 5 ; Procédures 1998. Comm. 48, obs. J. Buisson). Dans deux arrêts du 4 novembre 2021 rendus par la chambre criminelle, il était question de l’application à un imam et à un prêtre de l’interdiction d’exercer une activité professionnelle ou sociale.

Dans la première espèce (pourvoi n° 21-85.144), une victime a porté plainte contre son beau-père, qui exerce les fonctions d’imam, en raison de faits d’agression sexuelle et de viol qui ont débuté alors qu’elle était mineure. Par une ordonnance, le juge d’instruction a placé le mis en cause sous contrôle judiciaire en le soumettant à plusieurs obligations. Le procureur de la République a relevé appel de cette ordonnance. Pour réformer partiellement l’ordonnance plaçant le prévenu sous contrôle judiciaire en y ajoutant l’interdiction d’exercer les fonctions d’imam et celle d’exercer une activité impliquant un contact habituel avec des mineurs, les juges ont relevé qu’il existait des indices graves et concordants que le mis en examen aurait imposé à sa belle-fille, en profitant de ses fonctions d’imam, des rouqyas (désenvoûtements musulmans) lors desquels il aurait abusé d’elle et se serait livré à des caresses et à des attouchements entre ces séances. Le mis en cause a formé un pourvoi contre l’arrêt de la chambre de l’instruction, qui, dans l’information suivie contre lui du chef de viol aggravé et agressions sexuelles aggravées, a réformé partiellement l’ordonnance du juge d’instruction le plaçant sous contrôle judiciaire.

Dans la seconde espèce (pourvoi n° 21-80.413), une enquête a été diligentée à la suite de la dénonciation de faits d’abus de faiblesse dont avaient été victimes deux femmes. Le mis en cause, prêtre, a été poursuivi des chefs d’abus de faiblesse sur celles-ci, ainsi que de violences sur l’une d’elles. Le tribunal correctionnel l’a reconnu coupable. Le prévenu et le ministère public ont relevé appel de cette décision. Pour prononcer à l’encontre du prévenu l’interdiction d’exercer la profession de prêtre pendant cinq ans, l’arrêt a énoncé que les faits d’abus de faiblesse ont été commis à l’occasion de l’exercice de ses fonctions de prêtre qui lui ont permis de s’introduire auprès des victimes qu’il fréquentait de manière régulière et qui avaient toute confiance en lui. Le prévenu a formé un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel qui l’a condamné pour violences et abus de faiblesse à trois ans d’emprisonnement, 100 000 € d’amende, cinq ans d’interdiction d’activité, cinq ans d’interdiction des droits civils, civiques et de famille, a ordonné des mesures de confiscation et de publication et a prononcé sur les intérêts civils.

Les juges du second degré pouvaient-ils légitimement interdire l’exercice de la fonction de prêtre ou d’imam, sans porter atteinte à la liberté de culte ? La Cour de cassation a répondu de façon positive, rejetant les pourvois formés par les demandeurs.

La nature professionnelle ou sociale de la fonction religieuse

Le point épineux des arrêts du 4 novembre 2021 était de savoir si une fonction religieuse constituait une activité de nature professionnelle ou sociale. La profession est définie, selon le sens commun, comme une « activité, état, fonction habituelle d’une personne qui constitue généralement la source de ses moyens d’existence » (Trésor de la langue française,  Profession). A priori, la subordination ne paraît pas constituer un critère de l’activité professionnelle. Une personne travaillant à son propre compte n’est sous les ordres de personne. La rémunération en revanche peut s’analyser comme l’une des caractéristiques de l’activité professionnelle puisqu’elle constitue un des moyens de subsistance de la personne. Malgré la hiérarchisation très présente au sein de l’église, et en dépit d’une rétribution, il est acquis que la fonction de prêtre n’est pas considérée comme une activité professionnelle : « la prêtrise n’est pas une profession, mais un état […] » (Rép. civ.,  Avocat, par J.-J. Taisne et M. Douchy-Oudot, n° 72). Le droit du travail ne s’applique pas aux personnes exerçant une activité ou une fonction religieuse (F. Gaudu, Droit du travail et religion, Dr. soc. 2008. 959 citant not. G. Dole, La qualification juridique de l’activité religieuse, Dr. soc. 1987. 381 ; J. Mouly, L’« exception religieuse » au contrat de travail : un coup d’arrêt aux risques de dérive sectaire ?, Dr. soc. 2010. 1070 ). Quid de l’imamat ? Depuis plusieurs années, l’imamat est en voie de professionnalisation. La salarisation de l’imam est vue comme un « symbole de la fin d’une situation artisanale » (S. Jouanneau, « III. L’imam en voie de professionnalisation des années 1990 », in S. Jouanneau [dir.], Les imams en France. Une autorité religieuse sous contrôle, Agone, 2013, p. 91-125). Pour autant, rien ne paraît complètement arrêté.

La matière pénale paraît avoir sa propre conception de la nature de l’activité ou fonction cultuelle, notamment en raison des dispositions relatives au secret professionnel qui s’appliquent aux religieux. En effet, les ministres des cultes sont soumis au secret dit « professionnel », en vertu de l’article 226-13 du code pénal (H. Moutouh, Secret professionnel et liberté de conscience : l’exemple des ministres des cultes, D. 2000. 431 ) ; ils sont tenus de garder le secret sur les révélations qui ont pu leur être faites à raison de leurs fonctions (Crim. 4 déc. 1891, DP 1892. 1. 139). Cette obligation au secret qui s’impose aux ministres du culte est une création jurisprudentielle « dont tout à la fois l’étendue, la portée et les assujettis ont été déterminés au fil des espèces » (V. Fortier, Imam et droit pénal : de quelques infractions liées à l’exercice des fonctions cultuelles, Revue du droit des religions, 8/2019, p. 119-134). Il semblerait que l’application de l’interdiction de l’exercice d’une activité professionnelle suive le même chemin.

Si la nature professionnelle de l’activité ou de la fonction religieuse peut être sujette à discussion, sa nature sociale laisse moins de place pour la controverse. L’activité sociale « est un concept ambigu car l’adjectif “social” peut revêtir plusieurs sens : qui a rapport à la société, relatif au monde du travail, qui a rapport à une société commerciale (Dictionnaire Hachette). Le premier sens paraît le plus plausible, l’activité sociale étant toute activité s’insérant dans les rapports sociaux, ainsi en particulier le monde associatif impliquant l’absence de salaire » (Rép. pén.,  Corruption et trafic d’influence, par W. Jeandidier, n° 310).

Toutes ces réflexions sur la notion d’activité professionnelle ou sociale en droit répressif et sur la nature de la fonction cultuelle mériteraient des développements beaucoup plus approfondis. Elles sont néanmoins nécessaires au regard des attendus on ne peut plus expéditifs de la Cour de cassation. Dans l’affaire concernant l’imam, elle a conclu qu’« une fonction religieuse, fût-elle bénévole, constitue une activité de nature professionnelle ou sociale au sens de l’article 138, 12°, du code de procédure pénale ». Les juges n’ont pas fait la distinction entre professionnel et social, se contentant simplement de préciser que le bénévolat n’a aucune incidence. Deux interprétations sont alors envisageables. En faisant une référence expresse à l’absence de salaire, les juges ont soit considéré que l’imamat était une activité sociale, soit, ils l’ont assimilé à une activité professionnelle, peu importe qu’il n’y ait pas de rémunération. Après tout, la jurisprudence considère que toute activité professionnelle, même bénévole, peut être l’objet d’une interdiction (Crim. 1er févr. 1973, n° 72-92.691 P ; 14 mars 1978, n° 77-91.015 P). Dans l’affaire du prêtre, la chambre criminelle a été plus claire, estimant « qu’aucune disposition n’excluait un ministère sacerdotal de l’interdiction d’exercer une activité professionnelle ». En définitive, là où la loi ne distingue pas, il n’y a pas lieu de distinguer… Or la haute cour n’a visé que l’activité “professionnelle”, et non sociale. Ceci conduit à penser que, sans considérer clairement la prêtrise comme une activité professionnelle, la Cour de cassation applique la peine complémentaire d’interdiction d’exercer une activité professionnelle ou sociale au ministère sacerdotal. On peut regretter les menues explications de la part des juges. Cependant, cette critique peut être atténuée par la facilitation de l’infraction par la fonction ou l’activité religieuse.

La facilitation de l’infraction par l’activité ou la fonction religieuse

Les mesures prononcées par le juge d’instruction et par la juridiction de jugement ont pour point commun des agissements incriminés commis dans le cadre des fonctions de prêtre ou d’imam ou facilités par ces fonctions. Pour la première espèce, les juges ont souligné que les « agissements incriminés ont été commis dans le cadre des fonctions d’imam et laissent redouter qu’une nouvelle infraction soit commise ». Cette motivation se comprend dans la mesure où l’interdiction prévue par l’article 138, 12°, du code de procédure pénale peut être prononcée à condition, notamment, que l’infraction ait été commise dans l’exercice ou à l’occasion des activités (v. par ex. Crim. 17 sept. 2014, n° 14-84.282 P, Dalloz actualité, 1er oct. 2014, obs. S. Fucini ; D. 2014. 1881 ; AJ pénal 2014. 538, obs. G. Royer ). En ce qui concerne la seconde espèce, les juges ont pris soin de préciser que, « selon l’article 223-15-3 du code pénal, les personnes physiques déclarées coupables d’abus de faiblesse encourent la peine complémentaire de l’interdiction d’exercer l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice ou à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise ». En effet, à défaut d’indications dans le texte de pénalité, l’interdiction peut viser « l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice de laquelle ou à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise » (v. Rép. pén., Peines complémentaires, par A. Beziz-Ayache, n° 45 ; Crim. 13 nov. 2012, n° 12-80.080 ; 19 avr. 2017, n° 16-80.718 P, Dalloz actualité, 28 avr. 2017, obs. D. Goetz ; AJ pénal 2017. 345, obs. L. Grégoire ; RSC 2017. 283, obs. Y. Mayaud ). L’interdiction de l’exercice d’une fonction ou activité professionnelle ou sociale est une mesure qui peut être perçue comme sévère en ce qu’elle peut priver la personne mise en cause ou condamnée de ses moyens d’existence. Pour autant, la chambre criminelle ne considère pas qu’elle viole le droit à la liberté de culte.

L’absence d’atteinte à la liberté de culte résultant de l’interdiction de l’exercice d’une fonction ou activité religieuse

S’agissant de l’article 138, 12°, du code de procédure pénale, la mesure n’est pas considérée comme contraire à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, lequel protège la liberté d’association (Crim. 25 juill. 1995, n° 95-82.713 P, RSC 1996. 137, obs. J.-P. Dintilhac ). Quid de la violation de la liberté de culte à laquelle les deux pourvois faisaient référence ? La Cour de cassation a répondu implicitement à la question dans l’arrêt relatif au prêtre, en se contentant de rejeter le pourvoi. Elle s’est davantage expliqué dans l’affaire concernant l’imam.

Pour ne pas se muer en violation, l’ingérence dans la liberté de culte doit être légale, nécessaire et proportionnée. Sa légalité ne fait aucun doute dans les deux affaires. La haute cour l’a souligné : « le demandeur ne saurait se faire un grief de ce que l’interdiction prononcée aurait méconnu l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme dès lors qu’elle répond aux conditions posées par le second paragraphe de cette disposition. En effet, d’une part, l’interdiction est prévue par la loi ». Elle a également argué que l’interdiction répondait « aux objectifs de protection de l’ordre et de la sécurité publique, enfin, elle est proportionnée en ce qu’elle est temporaire, qu’elle est prononcée à titre de mesure de sûreté, et qu’en dehors de ses seules fonctions d’imam, elle ne porte aucune atteinte à la pratique religieuse personnelle de l’intéressé ».

Pour conclure, l’importance de ces deux affaires ne fait aucun doute, à plus forte raison dans le contexte actuel que l’on connaît, c’est-à-dire la parution du rapport Sauvé au début du mois d’octobre 2021. On imagine facilement que la solution retenue pourra être étendue à d’autres religions. Son retentissement sera également attendu s’agissant d’autres dispositifs préventifs ou répressifs visant des religieux.