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Propagande djihadiste : un lien indissociable entre idéologie et crime terroristes

Le tribunal correctionnel de Paris a condamné vendredi à neuf et six ans d’emprisonnement deux hommes ayant relayé en France la propagande de l’État islamique, des faits qualifiés « d’une nature exceptionnelle ». Le parquet avait requis huit et six ans avec une mesure de sûreté des deux tiers.

par Pierre-Antoine Souchardle 2 novembre 2020

Durant quatre jours, le procès d’Abdel K…, 34 ans, et de Yann T…, 35 ans, a donné un aperçu de l’activité de la djihadosphère française dans la diffusion sur les réseaux sociaux de la propagande élaborée en Syrie par le bureau médiatique l’État islamique (EI) dans la diffusion de son idéologie en Europe.

Sans jamais se rencontrer, mais en contact virtuel, les deux hommes ont, de fin 2016 à fin 2017, soit après les attentats de janvier et novembre 2015, notamment traduit et transmis au travers de chaînes Telegram des dépêches de l’agence A’maq, l’agence de presse de l’EI, des vidéos d’exécutions de prisonniers, des appels aux meurtres, des scènes de vie quotidienne dans la zone irako-syrienne. Deux petits combattants du front 2.0 développé par l’EI et relais de l’arme de persuasion massive qu’est la propagande.

« L’idéologie de nature djihadiste porte intrinsèquement en elle une cruauté incommensurable qui vise à détruire même le concept d’humanité, fondement de notre société et idée proclamée depuis 1789 dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Prendre part au développement de cette idéologie par la mise en œuvre d’une propagande organisée s’inscrit dans la stratégie même de l’État islamique car elle en constitue le ferment, notamment au regard des attentats projetés sur le territoire français », a considéré la 16e chambre correctionnelle dans ses attendus.

Abdel K… a été interpellé en décembre 2017 dans le Nord via un renseignement transmis par les services algériens selon lequel il aurait incité une jeune femme à rejoindre l’EI. Le second l’a été en juin 2018 en Côte-d’Or après un signalement de son épouse avec laquelle il était en conflit.

Deux histoires différentes, l’un est né dans une famille de confession musulmane, l’autre s’est converti à l’âge de 16 ans. Avec comme points communs des séparations conflictuelles et un attrait pour l’informatique et les logiciels d’anonymisation. Si Abdel K…, barbe taillée sous le masque, lunettes au-dessus, manque de mots pour expliquer ses actes, Yann T…, cheveux tirés en arrière et barbe dépassant du masque, a plus de facilité pour les trouver.

Chacun dans son coin a fait tourner la machine propagandiste en administrant ou créant des chaînes d’abonnés sur Telegram qui leur permettaient de diffuser les informations du bureau médiatique. Sans une petite part de chance, jamais les enquêteurs n’auraient pu trouver trace de cette activité clandestine.

En effet, lorsque la police débarque chez Abdel K…, les ordinateurs sont en veille et ses comptes Telegram ouverts. Si les messages s’effacent automatiquement au bout de quinze jours sur cette messagerie, les enquêteurs ont pu cependant le relier, en qualité d’administrateur ou de créateur, à quatre-vingt-douze chaînes, et huit cents abonnés dénombrés. Une chaîne Telegram peut être publique, c’est-à-dire accessible à tous via des mots clés, ou privée. Dans ce cas, seul le créateur ou l’administrateur peut inviter, par lien, une personne à la rejoindre.

Durant l’audience, les deux hommes ont exprimé leurs regrets, expliquant avoir été pris dans une sorte d’engrenage et n’avoir pas pris conscience à l’époque de la gravité des faits. « Pour moi, ce n’était pas soutenir l’État islamique, c’était juste pour propager les communiqués d’A’maq, pour que les gens sachent ce qu’il se passait là-bas. […] Je n’ai jamais prêté allégeance, je n’ai jamais embrassé l’idéologie de l’État islamique », s’est défendu Yann Y…. Mêmes explications paradoxales pour Abdel K…, qui a fait part vendredi de sa honte et d’une situation de subordination qui l’empêchait de réfléchir, de critiquer l’idéologie de l’EI.

Le tribunal a suivi en partie les réquisitions du ministère public, qui, jeudi, avait relevé un degré d’implication différent des deux prévenus. Selon l’accusation, Abdel K… aurait dans un premier temps traduit les textes transmis par la chaîne du bureau médiatique An-Nûr puis aurait supervisé la petite équipe de traducteurs francophones, les mounassirs. Mais surtout, il aurait assuré le lien avec les responsables du bureau d’An-Nûr en Syrie. Yann T…, lui, aurait corrigé les textes rédigés par les mounassirs, son faible niveau en arabe ne lui permettant pas de les traduire, avant de devenir le bras droit d’Abdel K…, alias Abou Bara, en contrôlant l’activité des mounassirs.

« Il ne faut pas se tromper sur le rôle de la propagande. C’est le prélude à l’engagement. La propagande, c’est le venin qu’on instille au quotidien, la propagande, c’est l’étincelle qui allume la mèche », a considéré la procureure, estimant que l’action des prévenus s’insérait dans la stratégie de l’organisation terroriste.

Abdel K… « était la pierre angulaire de l’édifice propagandiste An-Nûr » en France, a-t-elle affirmé. De simple traducteur, il a ensuite supervisé l’équipe des mounassirs « sur lesquels il avait une autorité ». Pour étayer ses accusations, elle a rappelé les directives et consignes qu’il leur a données sur une chaîne spécifique. Ce qui est loin, a-t-elle dit, du caractère « participatif » des mounassirs, comme l’a expliqué le principal prévenu (v. Dalloz actualité, 29 oct. 2020, art. P.-A. Souchard).

Dans son jugement, le tribunal a considéré qu’Abdel K. a bien été en lien avec les membres du bureau médiatique en Syrie, témoignage, note-t-il, de la confiance que lui a portée l’organe étatique de propagande.

Pour le tribunal, les sonorisations policières de son appartement attestent des contacts réguliers qu’il entretenait avec Hamza, identifié comme Adrien Guihal, un djihadiste français et l’une des voix de la radio Al Bayan. Ce dernier était d’ailleurs administrateur de la plupart des chaînes créées par les prévenus.

Le tribunal a considéré que Yann T…, malgré ses dénégations à l’audience, a eu une présence active sur les différentes chaînes Telegram allant au-delà du rôle de simple correcteur ou de rediffusion de la propagande.

Contre Abdel K…, le ministère public avait requis huit ans d’emprisonnement, et six ans à l’encontre de Yann T., avec mesure de sûreté des deux tiers pour les deux ainsi que leur inscription au fichier des auteurs d’infractions terroristes (FIJAIT). Le tribunal n’a pas prononcé de mesure de sûreté à leur encontre en raison de leur reconnaissance de culpabilité, de leur travail d’introspection entamé en détention et en l’absence, selon les experts, de dangerosité ou de risque de passage à l’acte.

La défense des deux hommes a plaidé, sans succès, pour une requalification des faits en provocation directe de faits de terrorisme en utilisant un service de communication (C. pén., art. 421-2-5). Abdel K… était un « maillon essentiel » et non la « pierre angulaire de la propagande de l’EI », a souligné Me Clémence Cottineau. Me Wencesla Ference a réfuté l’idée que son client ait pu être le bras droit dépeint par l’un des prévenus, absent (qui sera jugé en mars 2021). Son rôle, a-t-il plaidé, s’est borné à de la correction de textes.

« Ce que j’ai fait, je l’ai fait, ce sont des actes graves. Aujourd’hui, j’ai du mal à me dire que j’ai fait ça. Je suis devenu quelqu’un d’autre. Je vous le prouverai », avait déclaré Abdel K… jeudi soir au tribunal. « À toi aussi, Papa, je te le prouverai », avait-il ajouté à son père présent aux débats.

« J’ai fait n’importe quoi, je ne récidiverai pas. Je suis conscient de ce que j’ai pu faire. Je m’en suis excusé auprès de ma famille. […] Je me dis que c’est un bien que je sois passé par la case prison, j’ai beaucoup travaillé avec ma psychologue », a expliqué Yann Y….