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Propos injurieux tenus dans un groupe Facebook fermé : pas de sanction disciplinaire

Les propos injurieux et offensants tenus par un salarié à l’encontre de son employeur sur un compte de réseau social Facebook, dans un groupe fermé accessible aux seules personnes agréées par lui et peu nombreuses, relèvent d’une conversation de nature privée qui ne peut faire l’objet d’une sanction.

par Hugues Cirayle 10 octobre 2018

Vie personnelle, vie professionnelle et pouvoir disciplinaire de l’employeur, voilà un triptyque qui a très tôt fait l’objet de nombreuses discussions doctrinales et jurisprudentielles. Dès 1963, M. Dexpax s’interrogeait ainsi sur l’incidence de la vie extra-professionnelle sur le contrat de travail (M. Dexpax, La vie extra-professionnelle du salarié et son incidence sur le contrat de travail, JCP 1963. I. 1776). Il est vain de croire qu’une barrière puisse être dressée entre la vie personnelle et la vie professionnelle puisque le salarié partage la majeure partie de sa vie entre les deux. Le salarié ayant droit au respect de sa vie privée, le pouvoir de l’employeur à son égard ne peut être absolu, aussi bien sur le lieu et le temps de travail qu’en dehors du temps de travail, lorsque la vie personnelle du salarié a une incidence sur sa vie professionnelle.

Un équilibre devait être trouvé entre la nécessaire protection de la vie personnelle du salarié et l’intérêt de l’entreprise. Cet équilibre repose sur les fondements du lien de subordination juridique qui lie le salarié à l’employeur comme le relevait M. Savatier (J. Savatier, La liberté dans le travail, Dr. soc. 1990. 49 ) : le lien de subordination ne recouvre que les conditions dans lesquelles le travail est exécuté, de sorte que le salarié bénéficie d’une certaine liberté limitant de facto les pouvoirs de contrôle et de sanction de l’employeur. De nombreux arrêts de la chambre sociale de la Cour de cassation sont venus préciser dans ce cadre les conditions dans lesquelles les faits relevant de la vie personnelle du salarié peuvent constituer une faute disciplinaire avec la grille de lecture suivante : la faute est encourue en cas de « manquement de l’intéressé à ses obligations découlant du contrat » (Soc. 3 mai 2011, n° 09-67.464, Dalloz actualité, 27 mai 2011, obs. J. Siro ; ibid. 1568, point de vue G. Loiseau ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; JCP S 2011, n° 1312, note Corrignan-Carsin ; JCP 2011. 1275, note Mouly). La formule laisse assurément une grande part d’appréciation et d’incertitude. Ainsi en est-il de l’arrêt susvisé, dans lequel la haute juridiction a jugé que le fait pour un salarié, qui utilise un véhicule dans l’exercice de ses fonctions, de commettre, dans le cadre de sa vie personnelle, une infraction entraînant la suspension ou le retrait de son permis de conduire ne saurait être regardé comme une méconnaissance par l’intéressé de ses obligations découlant de son contrat de travail. La Cour de cassation a abandonné, ce faisant, sa jurisprudence antérieure qui jugeait exactement l’inverse (Soc. 2 déc. 2003, n° 01-43.227, D. 2004. 2462, et les obs. , note B. Boudias  ; Dr. soc. 2004. 550, obs. J. Savatier  ; RTD civ. 2004. 263, obs. J. Hauser ; ibid. 729, obs. J. Mestre et B. Fages  ; JCP 2004. II. 10025, note Corrignan-Carsin).

Déterminer dans ces conditions ce qui, dans la vie personnelle du salarié, peut constituer une faute professionnelle relève parfois d’une gageure pour le praticien. L’arrivée des réseaux sociaux a encore bouleversé les schémas existants.

Le nombre d’usagers, l’instantanéité et le partage de masse des échanges, la confusion de la vie privée et de la vie publique et le renouveau de la conception de la vie privée induits par les réseaux sociaux ont conduit la doctrine et les juges à repenser la protection de la vie personnelle du salarié, notamment à raison des propos qui peuvent être tenus sur ces réseaux.

Injurier son employeur ou un supérieur hiérarchique en dehors du temps de travail, dans un lieu public et devant d’autres salariés de l’entreprise peut justifier une sanction disciplinaire puisque l’injure est en lien avec « la vie de l’entreprise » (Soc. 10 déc. 2008, n° 07-41.820, Dalloz actualité, 6 janv. 2009, obs. B. Ines ; RDT 2009. 168, obs. R. de Quenaudon ).

Mais qu’en est-il d’injures proférées sur un réseau social ? C’est à cette épineuse question que la Cour de cassation devait se pencher dans l’arrêt sous examen.

En l’espèce, une salariée a été licenciée pour faute grave au motif qu’elle a tenu des propos injurieux et humiliants à l’encontre de son employeur. Elle a adhéré à un groupe fermé sur Facebook et accessible uniquement à quatorze personnes, dénommé « Extermination des directrices chieuses ». Le licenciement a été jugé sans cause réelle et sérieuse par les juges du fond au motif que les conditions dans lesquelles les propos litigieux ont été tenus s’apparentent à une conversation privée insusceptible de sanction.

L’employeur s’est pourvu en cassation et a soutenu que caractérise une faute grave la seule diffusion, publique ou privée, par le salarié sur le réseau social Facebook de propos injurieux et humiliants à l’encontre de son employeur. En somme, selon l’employeur, un réseau social ne peut faire obstacle à son pouvoir disciplinaire lorsque les propos tenus présentent un lien avec « la vie de l’entreprise » et qu’ils ont été portés à sa connaissance. 

La position de l’employeur pouvait-elle emporter l’adhésion de la haute juridiction ?

La question posée par le pourvoi n’est pas totalement nouvelle en soi. Plusieurs juridictions de fond ont eu l’occasion de juger que des propos offensants à l’égard de l’employeur tenus sur les réseaux sociaux « ouverts » pouvaient constituer une faute disciplinaire (v. Cons. prud. Boulogne-Billancourt, 19 nov. 2010, n° 10/00853, Dalloz actualité, 26 nov. 2010, obs. A. Astaix ; ibid. 2824, entretien C. Féral-Schuhl ; RDT 2011. 39, obs. M. Kocher ; JCP S 2010. Actu. 550, note Verkindt ; v. égal. Lyon, 24 mars 2014, n° 13/03463, Dalloz jurisprudence). Le juge administratif adopte également la même position à l’encontre des fonctionnaires imprudents qui publient des messages violents, injurieux ou outrageants accessibles à tout public (CAA Marseille, 20 avr. 2018, n° 16MA04867, Dalloz jurisprudence ; TA Lyon, 28 mars 2018, n° 1510796, Dalloz jurisprudence).

En revanche, il a également été jugé que l’employeur n’était pas autorisé à utiliser des propos recueillis sur un profil réservé aux amis pour établir une faute du salarié (Civ. 1re, 10 avr. 2013, n° 11-19.530, Dalloz actualité, 24 acr. 2013, obs. C. Manara ; ibid. 2014. 508, obs. E. Dreyer ; Sem. soc. Lamy 22 avr. 2013, n° 1581, p. 7, chron. E. Ray). De même, l’employeur n’est pas autorisé à accéder déloyalement au profil Facebook fermé d’un salarié en utilisant le portable professionnel d’un autre salarié (Soc. 20 déc. 2017, n° 16-19.609, Dalloz IP/IT 2018. 315, obs. G. Péronne et E. Daoud ).

Le réseau social ne s’apparente donc pas totalement à un espace public. Les propos tenus sur un réseau social sont considérés comme publics lorsqu’ils sont librement accessibles.

C’est ce qui a été confirmé par la Cour de cassation dans l’arrêt commenté : « attendu qu’après avoir constaté que les propos litigieux avaient été diffusés sur le compte ouvert par la salariée sur le site Facebook et qu’ils n’avaient été accessibles qu’à des personnes agréées par cette dernière et peu nombreuses, à savoir un groupe fermé composé de quatorze personnes, de sorte qu’ils relevaient d’une conversation de nature privée, la cour d’appel a pu retenir que ces propos ne caractérisaient pas une faute grave ».

Notons cependant que la Cour de cassation pose plusieurs conditions pour que des propos litigieux en lien avec la vie de l’entreprise échappent au pouvoir disciplinaire de l’employeur : au-delà de devoir être tenus dans un groupe fermé non accessible librement, encore faut-il que le nombre de personnes ayant pris connaissance de ces propos soit limité. En effet, dans une hypothèse où le groupe fermé concernerait la grande majorité des salariés d’une entreprise et qu’un salarié tiendrait des propos injurieux à l’encontre de l’employeur, il n’est pas certain qu’il puisse se prévaloir de la protection liée à la vie personnelle.

Tel est le danger des réseaux sociaux : une conversation privée peut rapidement devenir public par son ampleur.