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La prorogation de la détention provisoire, de plein droit et hors du droit

Le Conseil d’État a rejeté les recours formés par plusieurs syndicats et associations contre la prorogation de plein droit de la détention provisoire, prévue par l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020, validant ainsi son allongement automatique sans débats ni intervention du juge judiciaire.

par Jean-Baptiste Perrierle 9 avril 2020

L’urgence l’emporte sur le droit, ou plutôt sur les Droits. Longtemps mis en évidence dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, ce rapport s’observe désormais dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

Afin de lutter contre la propagation du virus covid-19, la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 a introduit de nombreuses dispositions, notamment pénales, et a habilité le gouvernement à adapter, pour la période actuelle et par voie d’ordonnance, des pans entiers de notre droit, notamment la procédure pénale.

Dès l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles de procédure pénale, l’objectif est affiché : il s’agit de permettre « la continuité de l’activité des juridictions pénales essentielle au maintien de l’ordre public » (pour une présentation, v. notre étude, La procédure pénale en urgence sanitaire, Gaz. Pal. 31 mars 2020, p. 18 ; A. Botton, Les droits et libertés fondamentaux à l’épreuve de l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020, Blog du Club des juristes, 30 mars 2020). Poursuivant cet objectif, et pour répercuter la réduction de l’activité soulignée par la circulaire du 14 mars 2020 (NOR : JUSD2007740C), l’article 16 de l’ordonnance proroge, de plein droit, les délais maximums de détention provisoire ou d’assignation à résidence sous surveillance électronique.

Une telle disposition a suscité diverses interprétations, conduisant le Conseil d’État à se prononcer, pour retenir la solution la moins favorable aux personnes détenues et placer leur situation hors du droit, en particulier du droit à la sûreté.

Interprétations contraires

Selon cet article 16, les délais maximums (nous soulignons) de détention provisoire ou d’ARSE, qu’il s’agisse des détentions au cours de l’instruction ou de celles pour l’audiencement des personnes renvoyées à l’issue de l’instruction devant une juridiction de jugement, « sont prolongés de plein droit de deux mois lorsque la peine d’emprisonnement encourue est inférieure ou égale à cinq ans, et de trois mois dans les autres cas ; en matière criminelle et en matière correctionnelle pour l’audiencement des affaires devant la cour d’appel, la prolongation est de six mois ».

Pour tenir compte du ralentissement de l’activité judiciaire, et de l’allongement corrélatif de la durée des instructions et des durées d’audiencement, une interprétation littérale de cette disposition pouvait conduire à considérer que l’allongement prévu s’appliquait aux délais maximums de détention provisoire, à savoir la durée totale maximale, et non à tous les titres de détention en cours. Il était en effet possible de considérer que, tant que le délai maximum n’est pas atteint, tant que la détention peut être prolongée par le juge en application des règles du code de procédure pénale, voire sans audience comme le permet l’article 19 de l’ordonnance, il est inutile d’en proroger la durée. C’est pourtant une autre interprétation que retient la circulaire du 26 mars 2020 (NOR : JUSD2008571C), précisant qu’« il n’est pas nécessaire que des prolongations soient ordonnées par la juridiction compétente pour prolonger la détention en cours ». Certes, le texte n’est pas encore parfaitement clair et il faut alors, pour le comprendre, s’en rapporter aux exemples pris par ladite circulaire, ainsi qu’à un courriel de la directrice des affaires criminelles et des grâces qui indique que la notion de délais maximums n’est « pas entendue comme s’appliquant à la durée totale cumulée de détention mais à la durée du titre de détention en cours », de telle sorte que « ces délais s’appliquent donc y compris dans le cas où la détention provisoire peut encore faire l’objet d’une décision de prolongation », car c’est « le terme de ce titre de détention qui est repoussé ».

L’interprétation littérale de l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 semble ainsi écartée par la circulaire du 26 mars, surtout au regard des précisions apportées par le courriel de la DACG. La situation pourrait prêter à sourire en ergotant sur la normativité d’une circulaire précisée par mail, mais l’interprétation retenue conduit à allonger la durée de toutes les détentions provisoires, de façon automatique et sans le contrôle d’un juge. On devine sans peine qu’un tel dispositif allait être critiqué, et d’abord devant le Conseil d’État.

Satisfecit du Conseil d’État

Différents syndicats et associations ont donc saisi la Haute juridiction administrative, en référé, afin de faire suspendre l’exécution de la circulaire du 26 mars 2020, certains allant jusqu’à demander la suspension de l’exécution de l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020. Les motifs sont aisés à deviner, les requérants invoquant notamment le dépassement de l’habilitation donnée au gouvernement, la non-nécessité des mesures, mais aussi et plus fondamentalement l’atteinte aux droit de la défense, l’atteinte grave et manifestement illégale au droit à la sûreté et au droit à un procès équitable, ainsi que l’atteinte à la liberté individuelle. En d’autres termes, la prorogation de plein droit des détentions en cours porterait atteinte aux articles 5 et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et à l’article 66 de la Constitution. Par ailleurs, compte tenu de la situation des personnes concernées, la condition d’urgence exigée par l’article L. 521-2 du code de justice administrative serait remplie.

Ainsi saisi, et après avoir rappelé l’historique des différents textes adoptés afin de lutter contre la propagation du virus, le Conseil d’État observe que l’article 11, d, de la loi du 23 mars 2020 a habilité le gouvernement pour adapter les règles relatives au déroulement et à la durée des détentions provisoires, tout en fixant certains seuils, repris par l’ordonnance du 25 mars. Dès lors, selon le Conseil d’État, en adoptant ces mesures dans les limites imparties par la loi d’habilitation, l’ordonnance ne peut être regardée comme portant une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales (CE, ord., 3 avr. 2020, n° 439894, consid. 19 ; CE, ord., 3 avr. 2020, nos 439877, 439887, 439890, 439898, cons. 14). S’agissant ensuite de la circulaire du 26 mars 2020, le Conseil d’État considère que celle-ci se contente d’expliciter la portée de l’ordonnance et d’exposer les conséquences qui « découlent nécessairement de la prolongation exceptionnelle des délais de détention provisoire, telle que voulue par l’ordonnance dans le contexte très particulier des circonstances liées à l’épidémie de covid-19 et des mesures prises pour lutter contre la propagation de cette maladie » (CE, ord., 3 avr. 2020, n° 439894, consid. 20 ; CE, ord., 3 avr. 2020, nos 439877, 439887, 439890, 439898, cons. 15).

Pour ces raisons, le juge administratif considère qu’il est manifeste que les demandes ne sont pas fondées et les rejette, en application de l’article L. 522-3 du code de justice administrative, soit par une « ordonnance de tri ». À nouveau, l’ironie de la situation pourrait prêter à sourire, puisque la question de la prolongation de la détention provisoire sans audience ni intervention du juge a été tranchée… sans audience contradictoire ni instruction publique. Mais à bien y regarder, ce satisfecit délivré par le Conseil d’État au gouvernement soulève de nombreuses questions et n’échappe pas à la critique, ne serait-ce qu’au regard de l’absence d’examen de la situation des personnes placées dans des maisons d’arrêts surpeuplées.

Discussions sur le droit

Si les décisions du Conseil d’État du 3 avril 2020 valident l’interprétation ministérielle de l’article 16 de l’ordonnance, relatif à la prorogation de la détention provisoire, une autre lecture de ce texte était possible, et sans doute souhaitable pour plusieurs raisons. Pour les résumer, on peut reprendre les mots de Me Sureau, sur France Inter le 31 mars : « nous vivons dans un monde où les caissières, les internes, les soignants sont exposés, mais nos garanties constitutionnelles ne sont pas respectées parce que les magistrats ne peuvent pas travailler à distance ? ».

D’abord, contrairement à ce qu’indique le courriel contesté, la notion de « délais maximums » visée par l’article 16 devait être entendue comme s’appliquant à la durée totale cumulée de détention, et non à la durée du titre de détention. Sinon, à quoi sert-il de préciser « maximums » ? S’il s’agissait d’allonger la durée du titre de détention en cours, il était inutile de viser les délais « maximums », ce dernier terme renvoyant à l’évidence à une durée totale. À bien regarder cette analyse du ministère, il s’agit moins de prolonger les délais maximums de détention que d’éviter le formalisme de la prolongation, ce qui est regrettable et, nous semble-t-il, non conforme à une interprétation stricte de l’article 16 de l’ordonnance. Le principe de légalité criminelle, relatif aux délits et aux peines, n’a certes pas de portée en procédure pénale, mais il convient tout de même d’apprécier strictement les atteintes portées aux droits et libertés, et non de les étendre par voie de circulaire au-delà des prévisions textuelles, fussent-elles prévues par une ordonnance.

Ensuite, la logique de l’article 16 ne semblait pas être celle d’une limitation des débats contradictoires. Il s’agissait plutôt, nous semble-t-il, de répercuter la réduction de l’activité : les instructions vont prendre du retard (plus que d’habitude) et donc la durée « maximum » de la détention est rallongée pour en tenir compte. C’est d’ailleurs un autre texte qui permet de limiter les débats contradictoires et d’éviter les débats physiques, à savoir l’article 19 de l’ordonnance qui octroi au juge des libertés et de la détention, lorsque la visioconférence est impossible, la possibilité de statuer sur la prolongation au vu des réquisitions et observations écrites.

De ces deux textes, une chronologie semblait même se dégager. D’abord, et tant que le délai maximum n’est pas atteint, il convenait de prolonger la détention, en chambre du conseil (art. 7 de l’ord. du 25 mars 2020), voire sans débats physiques (art. 19 de l’ord. du 25 mars 2020), ces mesures étant suffisantes pour éviter les contacts et respecter les impératifs sanitaires rappelés par le ministère et le Conseil d’État ; l’on rejoint ici la proposition faite par l’Association française des magistrats instructeurs dans son courrier du 6 avril 2020. Ensuite, pour repousser l’échéance du délai maximum de la détention pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire et par la suite, puisque ces prolongations continuent à s’appliquer après la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire, la durée maximale est prolongée de plein droit (art. 16), pour éviter une libération non-voulue (c’est de cela dont il s’agit) et tenir compte du ralentissement du fonctionnement de la justice pénale.

Certes, ce raisonnement téléologique semble difficile à opposer à celui de la direction des affaires criminelles et des grâces qui a œuvré à la rédaction de l’ordonnance du 25 mars 2020, d’autant moins que l’interprétation ministérielle profite de l’imprécision de l’ordonnance et du silence du rapport remis au président de la République (dont le laconisme révèle l’importance des débats parlementaires). À vrai dire, le vice s’observe dès l’ordonnance : il eut sans doute été préférable de prévoir une possibilité de prolongation exceptionnelle, sous le contrôle du juge judiciaire, plutôt que d’allonger de plein droit les durées de détention. Une telle disposition aurait permis de contrôler la situation des personnes détenues, si besoin à distance pour éviter la contamination des personnes concernées, tout en pouvant porter la durée de la détention au-delà des prévisions du code de procédure pénale.

De plus, un tel contrôle n’ayant pas lieu dans le dispositif actuel, le risque est alors que des demandes de mise en liberté soient faites en nombre, non pas par esprit de contradiction ou par volonté de blocage, mais simplement pour permettre l’examen de la situation du détenu. Ces demandes, légitimes, priveraient d’effet utile la prorogation de plein droit et la contre-productivité du système introduit, provoquant l’intervention du juge que l’on souhaitait éviter.
À défaut de dispositif alternatif, il n’en demeure pas moins que, s’agissant du dispositif introduit et malgré l’imprécision de l’ordonnance, une autre interprétation était possible, une interprétation sans doute plus respectueuse des droits et libertés fondamentaux.

Déception pour les droits

Au-delà de ces discussions sur les interprétations et dispositifs alternatifs, il faut encore souligner le poids du contexte sur l’appréciation faite par le juge administratif des dispositions contestées. Comme cela est expressément indiqué, l’ordonnance, ainsi interprétée, ne peut être regardée comme portant une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales, « eu égard à l’évolution de l’épidémie, à la situation sanitaire et aux conséquences des mesures prises pour lutter contre la propagation du covid-19 sur le fonctionnement des juridictions, sur l’action des auxiliaires de justice et sur l’activité des administrations, en particulier des services de police et de l’administration pénitentiaire, comme d’ailleurs sur l’ensemble de la société française » (CE, ord., 3 avr. 2020, n° 439894, consid 19 ; CE, ord., 3 avr. 2020, nos 439877, 439887, 439890, 439898, consid. 14). En d’autres termes, les conséquences des mesures prises sur le fonctionnement de la chaîne pénale permettent d’écarter l’atteinte aux libertés fondamentales, et ce alors même que la mission de suivi du Sénat souligne, concernant le fonctionnement des juridictions, que « les adaptations décidées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ne sauraient être opérées au détriment des droits fondamentaux des justiciables » (10 premiers jours d’état d’urgence sanitaire : premiers constats, Mission de suivi du projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, 2 avr. 2020, p. 12).

Par ailleurs, l’on ne peut qu’être déçu de l’absence d’explications (voire d’examen) sur la conformité du dispositif aux articles 5 et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le premier de ces textes prescrit que toute privation de liberté doit être placée sous le contrôle d’un magistrat ; l’interprétation de l’article 16 affaiblit pourtant ce contrôle pour des milliers de personnes placées en détention provisoire. Or si le contexte sanitaire actuel peut tout à fait expliquer le ralentissement de l’activité des juridictions et la nécessaire distanciation physique, voire l’absence d’audience physique, il n’explique pas la prolongation automatique d’une mesure privative de liberté, pour plusieurs mois, sans examen de la situation de la personne concernée, ne serait-ce qu’au regard des conditions sanitaires des établissements pénitentiaires. Il l’explique d’autant moins que cet examen peut se faire à distance, par téléphone ou par écrit, c’est-à-dire sans exposer les personnes concernées à un risque de contamination. Reste alors à espérer que la Cour de cassation, saisie des recours introduits contre ces prolongations ou à la suite de demandes de mise en liberté, procédera à un examen plus minutieux de la conformité au droit européen des droits de l’homme, afin de vérifier de manière effective si le dispositif ne se situe pas hors du droit.

À la lecture de ces décisions, certains ont évoqué les lettres de cachet, tandis que d’autres ont rappelé la loi des suspects de 1793, souvenirs peu glorieux d’une époque où les personnes étaient privées de liberté sans le contrôle d’un juge. La comparaison est bien sûr excessive, mais l’excès est à la mesure du sentiment de consternation que l’on peut ressentir à la lecture de ces décisions du Conseil d’État, tant il était possible de ne pas céder aux sirènes de l’urgence sanitaire et d’imposer l’intervention du juge pour la prolongation des détentions provisoires.

Souhaiter l’intervention du juge ne signifie pas que tous les détenus doivent être libérés ; on n’envisagerait pas de renvoyer chez elle la personne soupçonnée d’avoir agressé violemment et sexuellement un membre de sa famille, mais il pourrait en aller différemment pour d’autres, en particulier au regard du contexte sanitaire.

Surtout, même si aucun détenu ne devait être libéré, il est bien plus rassurant de savoir que cela procède de la décision d’un juge, même sans audience, sans présence physique, que de l’application aveugle d’une règle générale et imprécise. C’est ici tout le sens du droit à la sûreté, que la prorogation de plein droit de la détention provisoire vient placer hors du droit applicable à l’état d’urgence sanitaire. L’objet de l’ordonnance était de maintenir l’activité des juridictions pénales, « essentielle au maintien de l’ordre public » ; à l’évidence, cette activité n’est pas vue comme essentielle à la garantie des droits et libertés fondamentaux.