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« Les prud’hommes ne sont plus la juridiction des relations de travail »

Dans une note publiée par le ministère de la justice, deux chercheuses analysent les évolutions de la juridiction prud’homale entre 2004 et 2013. Les conseils de prud’hommes sont de plus en plus saisis par des salariés en fin de carrière et éloignent les jeunes et les précaires de leurs bancs. Décryptage par Évelyne Serverin qui a co-rédigé l’étude.

par Florence Mehrezle 8 octobre 2015

Et si les prud’hommes étaient devenus « élitistes », une juridiction réservée à certains ? C’est à cette conclusion que peut conduire une étude du ministère de la justice, réalisée par Évelyne Serverin et Maud Guillonneau sur l’évolution des litiges entre 2004 et 2013*. L’étude constate « une focalisation des demandes sur le licenciement pour motif personnel » et « une augmentation de la proportion des demandeurs âgés ».

Hausse de la part des seniors dans les litiges prud’homaux

En s’intéressant à l’âge des demandeurs, les auteurs de l’étude constatent une forte hausse du taux de recours des 50-64 ans qui ont fait l’objet d’un licenciement : de 20 % en 2004, ils sont passés à 37 % en 2013, dont 10 % de 60 ans et plus (contre 2 % en 2004). Pendant le même temps, la part des demandeurs de moins de 30 ans a diminué de 24 % à 15 %. De manière générale, ce sont toujours les licenciements pour motif personnel qui constituent l’essentiel du contentieux prud’homal et cela ne cesse d’augmenter (de 66 % en 2004 à 76 % en 2013).

Les jeunes et les précaires exclus de fait des prud’hommes ?

Le revers de cette réalité est « le durcissement des litiges » qui « opère un effet d’éviction des prud’hommes des jeunes salariés, des travailleurs précaires, etc. On assiste à une hausse de la valeur des demandes. Ce sont surtout ceux qui sont en CDI qui y ont recours. Avec l’âge et l’ancienneté, le risque de stigmatisation est moins important, notamment pour les cadres, qui agissent contre leur ancien employeur, analyse Évelyne Servin. Les prud’hommes sont en train de devenir une juridiction qui gère les fins de carrière ». Les salariés se tournent désormais vers les prud’hommes s’ils « ont quelque chose à y gagner ». On assiste à un phénomène de « recherche d’un salaire différé » à l’approche de la retraite, conclut-elle.

Certaines mesures ne sont pas neutres sur cette évolution. Tel est le cas du barème d’indemnité de licenciement prévu par le projet de loi Macron, censuré par le Conseil constitutionnel mais dont le premier ministre a annoncé le retour imminent la semaine dernière lors du Congrès des experts-comptables à Paris. Ce dispositif « a une vraie incidence » sur le contentieux prud’homal car ce sont ces mêmes cadres expérimentés « qui pourront y échapper en transigeant », estime Évelyne Serverin.

Baisse des demandeurs bénéficiaires de l’aide juridictionnelle

La même analyse peut être faite en décryptant les chiffres de recours à l’aide juridictionnelle devant les prud’hommes. « Le nombre de demandeurs ayant droit à l’aide juridictionnelle est très faible ; les demandeurs ont souvent des ressources qui dépassent le plafond », constate Évelyne Serverin. Ainsi, entre 2012 et 2013, les demandes d’aide juridictionnelle ont baissé de 6,5 % devant les prud’hommes.

Un constat aggravé par le différé d’indemnisation

Le différé d’indemnisation en partie censuré lundi par le Conseil d’État aggrave selon elle cette éviction des salariés les plus fragiles. « Les conseils de prud’hommes ignorent bien souvent ce qu’il advient des indemnités une fois la décision rendue ; or, sur des petits salaires, il ne reste plus rien ». Résultat : les salariés concernés, « même lorsqu’ils sont licenciés, contestent peu ». Pour résoudre cela, il faut « exiger de Pôle emploi qu’il produise sa créance lors du contentieux et sanctuariser un montant forfaitaire pour les salariés des entreprises de moins de 11 salariés ou qui ont moins de 2 ans d’ancienneté », propose Évelyne Serverin.

L’action de groupe pourrait – en partie – changer la donne

Autant dire que la chercheuse accueille positivement l’annonce d’une action de groupe en matière de droit du travail s’agissant des discriminations. En effet, elle constate qu’il est souvent « difficile pour un certain nombre de salariés d’accéder au juge sauf lorsque l’action est collective ». Selon elle, cette nouvelle procédure pourrait contribuer à améliorer le taux de recours « des salariés qui sont encore dans l’entreprise », l’action de groupe permettant de contourner le risque auquel s’expose le salarié qui intente une action individuellement.

Les prud’hommes sont de moins en moins la juridiction de la relation salariée

Peu à peu, la chercheuse, qui observe les prud’hommes depuis près de 30 ans, voit cette juridiction spécialisée se transformer, évoluer. « Les prud’hommes ont perdu la fonction de suivi de la vie active. Le taux de salariés sans emploi qui y recourent progresse ; il y a de moins en moins de demandeurs qui sont encore en emploi. Ce n’est plus la juridiction de la relation de travail, déplore Évelyne Serverin, qui se demande comment « refaire des prud’hommes la juridiction de la relation salariée ».

 

 

* « Les litiges individuels du travail de 2004 à 2013 : des actions moins nombreuses mais toujours plus contentieuses », InfoStat Justice, n° 135, août 2015. Une étude réalisée par Évelyne Serverin, directeur de recherches émérite au CNRS et membre du Conseil supérieur de la magistrature, et Maud Guillonneau, responsable du pôle d’évaluation de la justice civile à la Direction des affaires civiles et du sceau.