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Qualification de l’ordonnance sur requête et volonté du demandeur de respecter le contradictoire

Constatant que le juge du contrôle des expertises avait été saisi d’une demande d’extension de la mission de l’expert sollicitant le respect du principe de la contradiction, le juge du fond ne pouvait déduire du seul fait que les parties n’avaient pas été appelées à l’instance ou entendues qu’une ordonnance sur requête avait été rendue et que l’appel immédiat était irrecevable.

par Mehdi Kebirle 31 juillet 2019

Largement diffusé (FS+P+B+I), cet arrêt du 27 juin 2019 illustre le fait que la qualification des ordonnances sur requête n’est pas sans soulever quelques difficultés en pratique. Il a le mérite de rappeler qu’au cœur de cette qualification se trouve le contournement, par le demandeur, du principe pourtant fondamental du contradictoire.

Un juge des référés d’un tribunal de commerce avait désigné un expert sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile dans un litige opposant deux sociétés. L’une des deux a saisi par lettre, le juge chargé du contrôle de l’expertise, d’une demande tendant à accroître la mission du technicien. Ce juge a rendu une ordonnance faisant droit à la demande mais l’autre société a interjeté appel. Pour déclarer ce recours irrecevable, la juridiction d’appel a estimé que la décision rendue à la demande d’un justiciable, sans que les autres personnes susceptibles d’être affectées par la mesure qu’il ordonne soient préalablement appelées à l’instance ou entendues est une ordonnance sur requête au sens des articles 493 et suivants du code de procédure civile, peu important le fait que le requérant ait adressé une copie de la requête à un tiers intéressé et quelles que soient les modalités de notification de ladite décision. Par conséquent, selon le juge d’appel, seule la voie de la rétractation était ouverte et l’irrecevabilité de l’appel formé contre cette décision doit être prononcée.

L’arrêt est cassé au visa de l’article 493 du code de procédure civile. La Haute juridiction observe que la cour d’appel avait constaté que le juge du contrôle des expertises avait été saisi d’une demande d’extension de la mission de l’expert sollicitant le respect du principe de la contradiction. Elle ne pouvait déduire du seul fait que les parties n’avaient pas été appelées à l’instance ou entendues qu’une ordonnance sur requête avait été rendue et, donc, que l’appel immédiat était irrecevable.

C’est sur la qualification d’ordonnance sur requête qu’invite à s’interroger le présent arrêt.

Aux termes de l’article 493 précité, l’ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse. C’est la nature même de cette décision que de permettre une dérogation au principe directeur du contradictoire (C. pr. civ., art. 14 s.). C’est du reste ce qui marque une différence entre ce type de décisions et une autre catégorie de décisions provisoires, à savoir les ordonnances de référés. Sans cette dérogation au contradictoire, la demande ne saurait s’analyser comme une requête et la décision rendue à l’issue de la procédure ne mériterait pas la qualification d’ordonnance… sur requête.

En l’occurrence, le juge chargé du contrôle de l’expertise a fait l’objet d’une saisine sans forme qui visait simplement à lui demander d’étendre la mesure d’instruction in futurum octroyée en référé. C’est en quelque sorte par défaut que la décision rendue par ce juge a été qualifiée d’« ordonnance sur requête ». Le tort de la cour d’appel a été de ranger la demande formée dans la catégorie générale des requêtes, puisant dans le fait qu’aucune partie susceptible d’être affectée par la mesure n’ait été appelée à l’instance ou entendue la justification de cette qualification. La lecture de la motivation de la décision d’appel est de ce point de vue éclairante. On y apprend dans les moyens annexés à l’arrêt sous commentaire que pour les juges d’appel, la décision rendue par le juge saisi n’était pas une ordonnance rendue en application de la procédure contradictoire organisée par l’article 168 du code de procédure civile qui prévoit que le juge chargé du contrôle des mesures d’instruction se prononce sur-le-champ si la difficulté survient au cours d’une opération à laquelle il procède ou assiste. Dans les autres cas, ce texte prévoit qu’il est saisi sans forme et fixe la date pour laquelle « les parties et, s’il y a lieu, le technicien commis seront convoqués par le greffier de la juridiction ». En dehors de cette procédure qui réunit les différentes parties, la saisine du juge chargé du contrôle ne pouvait donner lieu qu’à une procédure sur requête. La décision rendue était une ordonnance rendue par un juge « statuant sans débat sur la demande formée par lettre dont il avait été saisi par l’une des parties à l’expertise, cette demande portant le nom générique de requête quelle qu’en soit la forme ». De là découlait la suite du raisonnement. Puisque la nature commande le régime, la qualification juridique de la décision entraînait des conséquences sur les possibilités de la remettre en cause par le biais des voies de recours. Aux termes de l’article 496 du code de procédure civile, une ordonnance sur requête peut être remise en cause de deux façons :

  • s’il n’est pas fait droit à la requête, un appel peut être interjeté dans les quinze jours à moins que l’ordonnance n’émane du premier président de la cour d’appel ;
  • s’il est fait droit à la requête, tout intéressé peut en référer au juge qui a rendu l’ordonnance, c’est le référé-rétractation.

Le raisonnement était séduisant mais néanmoins erroné. Pour la Haute juridiction, le fait que les parties susceptibles d’être affectées par la mesure n’aient pas été appelées ou entendues était insuffisant à emporter une telle qualification, ce malgré l’absence effective de toute partie susceptible de donner la réplique au demandeur. Mais alors que manquait-il à cette décision pour revêtir cette qualification ? La volonté. Plus que l’absence de contradicteur, c’est la volonté du demandeur de déroger au contradictoire qui fonde la requête et, par suite, la procédure sur requête et, enfin, l’ordonnance sur requête. Au commencement de cette procédure, il y a nécessairement une partie qui entend faire l’économie du contradictoire car l’efficacité de la mesure qu’elle sollicite en dépend. C’est en ce sens que l’article 493 précité évoque une partie fondée « à ne pas appeler la partie adverse ». Si elle est ainsi autorisée à contourner le contradictoire, c’est parce que la réussite de la mesure qu’elle sollicite dépend de la discrétion avec laquelle elle entend procéder. Or, ce n’est la discrétion qui guidait la demanderesse en l’occurrence. En vérité, c’était même l’inverse. Cette dernière a saisi le juge chargé du contrôle de l’expertise en raison d’une difficulté sur l’étendue de la mission confiée à l’expert déjà commis. Elle sollicitait une extension de la mission de cet expert et a communiqué sa lettre de saisine à son adversaire. Telle ne pouvait être l’attitude d’une partie cherchant à échapper au contradictoire et à agir dans le secret d’une procédure unilatérale.

La demande présentée ne pouvait donc être qualifiée de « requête ». Plus que par cet élément objectif que constituait l’absence de contradicteurs, le raisonnement du juge aurait dû être guidé par un élément subjectif tenant à la finalité visée par la société lorsqu’elle a présenté sa demande. Les juges du fond ne pouvaient faire ainsi abstraction de l’esprit dans lequel la demande avait été soumise au juge et de la volonté de son auteur qui était en l’espèce d’observer le principe du contradictoire. De ce point de vue, cet arrêt aurait sans doute sa place dans la partie des ouvrages de procédure civile qui traitent des intérêts individuels que met en cause le procès civil, les auteurs n’omettant jamais de citer la fameuse formule selon laquelle « le procès civil est la chose des parties ». Voici de quoi alimenter la réflexion sur le rôle que peut jouer la volonté individuelle de ces dernières dans la qualification des actes du procès civil et en particulier sur le plus important d’entre eux, celui sur lequel elles ont a priori le moins de prise : le jugement.