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La qualification délictuelle de l’action en rupture brutale de nouveau défendue devant la Cour de justice

Par arrêt du 2 avril 2025, la Cour de cassation renvoie à la Cour de justice une question préjudicielle concernant la qualification de l’action en rupture brutale de relations commerciales établies afin que les juges de Luxembourg précisent si une telle action est de nature contractuelle ou délictuelle au sens des textes européens de conflit de lois.

En 1995, une société chypriote a conclu avec un prestataire français un contrat de mise à disposition de pilotes d’hélicoptères et d’ingénieurs mécaniciens soumis aux lois de l’île de Jersey. Le contrat auquel la société française a mis fin ne contient aucun délai minimal de préavis. La société chypriote l’assigne devant le juge français alléguant une rupture brutale sur le fondement de l’article L. 442-1, II, du code de commerce. Après avoir considéré qu’il n’existait pas de lien suffisant avec la France permettant de justifier l’applicabilité de cette disposition, fût-elle une loi de police, la cour d’appel applique la loi choisie par les parties. La société chypriote forme un pourvoi en cassation par lequel elle soutient en substance le caractère de loi de police de l’article L. 442-1, II, du code de commerce et le lien suffisant avec le territoire français du fait que son cocontractant y est établi. Elle soutient encore l’applicabilité du règlement (CE) n° 864/2007 du 11 juillet 2007 dit « Rome II » dont l’article 4.3 désignerait la loi française en tant que loi des liens les plus étroits.

Si l’applicabilité de l’article précité apparaît douteuse en l’espèce, la Cour de cassation profite de la présente affaire pour interroger la Cour de justice sur « la question préliminaire de la qualification contractuelle ou délictuelle de l’action en responsabilité pour rupture brutale de relations commerciales établies » (consid. 8). Postulant que les qualifications retenues dans le cadre des options de compétence du règlement Bruxelles I bis devraient être transposées pour déterminer le champ d’application de la Convention de Rome applicable, et du règlement Rome II (consid. 12), la Haute juridiction s’interroge sur le maintien de la jurisprudence Granarolo (CJUE 14 juill. 2016, aff. C-196/15, Dalloz actualité, 1er févr. 2016, obs. F. Mélin ; D. 2016. 1575 ; ibid. 2025, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2017. 881, obs. D. Ferrier ; ibid. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ contrat 2016. 442, obs. I. Luc ; Rev. crit. DIP 2016. 703, note F.-X. Licari ; RTD civ. 2016. 814, obs. L. Usunier ; ibid. 837, obs. H. Barbier ; RTD com. 2017. 231, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast ) par laquelle la Cour de justice avait retenu une qualification contractuelle de cette action. En effet, elle relève que par son arrêt Wikingerhof, la Cour de justice a retenu une qualification délictuelle de l’action en abus de position dominante intentée contre Booking puisqu’il n’était « pas indispensable d’interpréter le contrat liant les parties au principal, une telle interprétation étant tout au plus nécessaire afin d’établir la matérialité desdites pratiques » (CJUE 24 nov. 2020, aff. C-59/19, consid. 35, Dalloz actualité, 15 déc. 2020, obs. F. Mélin ; D. 2021. 1064 , note R. Amaro et F. Jault-Seseke ; ibid. 1832, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux ; ibid. 2203, obs. Centre de droit économique et du développement Yves Serra ; Dalloz IP/IT 2021. 224, obs. A. Lecourt ; Légipresse 2021. 291, étude N. Mallet-Poujol ; JT 2021, n° 238, p. 11, obs. X. Delpech ; Rev. crit. DIP 2021. 440, note L. Idot ; RTD com. 2021. 229, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast ; RTD eur. 2021. 411, obs. M.-E. Ancel ; ibid. 959, obs. L. Idot ). Cette justification est également celle qui fonde la qualification délictuelle de l’action en rupture brutale en droit interne, et, depuis un arrêt du 12 mars 2025 (Civ. 1re, 12 mars 2025, n° 23-22.051, Dalloz actualité, 24 mars 2025, obs. H. Meur ; D. 2025. 484 ), en droit international privé de source nationale. Ainsi que le rappelle l’arrêt commenté, la brutalité de la rupture s’apprécie indépendamment du respect du délai de préavis contractuel (consid. 17). Du point de vue de la Cour, l’ensemble de ces éléments justifie le renvoi préjudiciel à la Cour de justice afin qu’elle indique si elle entend ou non maintenir une qualification contractuelle.

Ce renvoi préjudiciel est une nouvelle illustration du contentieux suscitée par la distinction entre les matières contractuelle et délictuelle que l’arrêt Kalfelis avait, pour partie, défini l’une par rapport à l’autre (CJCE 27 sept. 1988, aff. C-189/87). Cette distinction est, depuis de nombreuses années, malmenée par la vision utilitariste des options de compétences, prônée par la Cour de justice (v. not., en matière de concurrence, H. Meur, Les accords de distribution en droit international privé, Bruylant, 2024, p. 248 s.). Il n’est pourtant pas certain que, confrontée aux contradictions suscitées par ses solutions, la Cour envisage une autre voie plus conforme aux exigences du droit international privé. Pourtant, cette autre voie, qui conduira à maintenir une qualification contractuelle de l’action en rupture brutale, serait la plus à même de garantir la prévisibilité des solutions.

Avant toute chose, elle nécessiterait de rejeter définitivement et en toutes matières (v. déjà, CJUE 8 mai 2019, Kerr, aff. C-25/18, spéc. consid. 27, D. 2019. 996 ; Rev. crit. DIP 2020. 93, note M.-C. Lambertye-Autrand ; RTD com. 2019. 789, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast ), la méthode de la qualification des règles qui fait varier la qualification de l’action en fonction du fondement de la demande, laissé au libre choix du demandeur. La présente note ne reviendra pas sur cette critique déjà récemment développée par ailleurs (H. Meur, Dalloz actualité, 24 mars 2025). Elle se concentrera sur deux autres aspects qu’il serait heureux que la Cour de justice clarifie pour s’engager dans la voie de la prévisibilité des solutions. Il conviendrait ainsi de définir plus clairement la notion d’interprétation cohérente des textes européens de droit international privé. L’ambiguïté de cette notion participe à l’impossible émergence d’une définition autonome de la matière contractuelle dont l’arrêt Brogsitter (CJUE 13 mars 2014, aff. C-548/12, Dalloz actualité, 25 mars 2014, obs. M. Kebir ; D. 2014. 1059, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; ibid. 1967, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; Rev. crit. DIP 2014. 863, note B. Haftel ; RTD com. 2014. 446, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast ) avait pourtant permis de poser les prémices.

L’interprétation cohérente au sens du droit international privé européen

Les règlements Bruxelles I bis, Rome I et Rome II ainsi que la Convention de Rome de 1980 ont certaines notions en commun, notamment les notions de matières contractuelle et délictuelle qui doivent faire l’objet d’une interprétation cohérente. L’absence de définition claire de la notion permet en réalité de justifier toutes sortes de solutions comme l’illustre particulièrement le droit de la concurrence largement entendu.

L’ambiguïté de l’objectif de cohérence

La méthode systématique consistant à interpréter de manière cohérente l’ensemble des instruments de droit international privé européen des obligations est promue par ces mêmes instruments. En effet, en sus de renvois ponctuels (par ex., consid. 17 du règl. Rome I), les considérants 7 des règlements Rome I et Rome II postulent une cohérence de leurs champs d’application avec le règlement Bruxelles I bis (consid. 12 de l’arrêt commenté). L’adoption de ce système a fait naître un débat sur les contours de cette cohérence que l’on pourrait sommairement résumer au point de savoir si les qualifications autonomes en matière de conflits de juridictions (règl. Bruxelles I et I bis) sont per se transposables au conflit de lois (règl. Rome I et Rome II), et inversement. Sur cette question, se sont pendant un temps opposés les tenants d’une approche moniste, prônant une unité de qualifications, aux tenants d’une approche dualiste, prônant le principe d’une indépendance des qualifications (v. not., T. Azzi, D. 2009. 1621 ; B. Haftel, JDI, n° 3, doctr. 11).

Saisie de la question, la Cour de justice a pu retenir que la volonté de cohérence affichée par les considérants 7 des règlements Rome I et Rome II « ne saurai(en)t en aucun cas conduire à donner aux dispositions du règlement Bruxelles I une interprétation étrangère aux systèmes et aux objectifs de celui-ci » (CJUE 16 janv. 2014, Kainz, aff. C-45/13, Dalloz actualité, 22 janv. 2014, obs. N. Kilgus ; D. 2014. 287 ; ibid. 1059, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ...

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