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Quand la justice se heurte au politique

Si les parcours des magistrats sont marqués par des affaires emblématiques, le témoignage des anciens magistrats est également riche sur la confrontation continue entre justice et politique. Avec au milieu des confidences étonnantes d’un magistrat sur l’affaire Ben Barka.

par Pierre Januelle 31 janvier 2019

Publié par la Mission de recherche Droit et Justice, le rapport de recherche de l’équipe autour Sylvie Humbert à partir des témoignages de douze magistrats contient des témoignages passionnants sur son évolution parfois brutale (Dalloz actualité, 30 janv. 2019, art. P. Januel isset(node/194212) ? node/194212 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>194212). Mais sur le rapport entre politiques et magistrats, les témoignages donnent l’impression d’une lutte continue.

« Oser envoyer promener son ministre ! »

Ainsi Simone Rozès qui a été au ministère de la Justice entre 1950 et 1962 : « le désespoir de ce pauvre Michelet arrivant à la justice (entre 1959 et 1961), il avait été à la Défense nationale avant, et quand il appuyait sur un bâton, il y avait toujours un général au garde-à-vous qui se présentait, mais, quand on lui signalait quelque chose sans grande importance, il ne pouvait pas imaginer qu’il ne pouvait pas régler une affaire de quatre sous. Cela rendait les choses difficiles ».

Vingt ans, en 1980, après 7 heures de délibérés entre « elle-même et la corbeille », comme présidente du tribunal de grande instance de Paris, elle refuse, en référé, un droit de réponse à son ministre, Alain Peyrefitte :« C’était amusant parce que je me suis dit que je mettais ma carrière en route et je le pense toujours, je me suis retrouvée à Luxembourg après, il ne faut pas l’oublier, je devenais très gênante. Oser envoyer promener son ministre ! On pensait que j’aurais pu trouver, et c’est vrai si je n’avais pas été convaincue, une astuce quelconque ».

Si les magistrats ont toujours défendu leur indépendance, on voit quand même le renforcement progressif. Elle est loin l’époque où en 1958 « la carrière des magistrats se fait au ministère de la Justice, sur décision du garde des Sceaux, du "staff", sur intervention des parlementaires ». En 1987, un discours critique à une audience solennelle et à un courrier courroucé du député-maire de la ville au ministre de l’Intérieur peut entraîner une inspection. 

« Les douze parlementaires que vous avez, c’est un peu comme douze jurés »

Le rapport montre ainsi la gêne sur les juridictions d’exception. Le témoignage d’Henri-Claude le Gall sur la Cour de justice de la République est passionnant. Assesseur au procès du Sang contaminé, pour lequel la CJR avait été créée, il indique « Les douze parlementaires que vous avez, c’est un peu comme douze jurés, c’est un peu pareil. C’est de nature un peu particulière mais il n’y a pas une différence fondamentale, seulement, les préoccupations ne sont pas les mêmes. Les jurés n’ont pas d’image à défendre, les parlementaires en ont une. […] C’est pour cela que la plupart des politiques qui siègent, qu’ils soient de droite comme de gauche, sont toujours mal à l’aise. Ils sont mal à l’aise quand ils connaissent les gens. Ils sont mal à l’aise pour juger […]. Ils ne veulent pas que leurs collègues sachent ce qu’ils votent. Je me souviens, dans l’affaire du sang contaminé, on s’est retiré pratiquement dans des bureaux séparés pour voter… ».

Autre juridiction d’exception : la Cour de sûreté de l’État. La recherche propose un témoignage de Jacques Patin, qui sous de Gaulle fut chargé de suivre cette Cour, dont le principe « était de supprimer les jurés civils, que le terrorisme rendait défaillants, et de leur substituer des soldats ». Ces dirigeants furent choisis « avec soin ». « La Cour de sûreté de l’État, juridiction d’exception ? Non, juridiction spécialisée. […] Des Cours d’Assises uniquement composées de magistrats auraient donné l’impression d’une reculade devant le terrorisme et auraient marqué une certaine défiance à l’égard de l’Armée ». Patin continue : « Je pris soin de fréquenter cette juridiction. L’état d’esprit y était excellent. Pas d’état d’âme ! Il était agréable de se retrouver au milieu de ces juges au moral de fer ! Quelle différence avec les juridictions traditionnelles où les jérémiades étaient courantes ». Le même justifie que de Gaulle ait couvert le général Massu, dont la copie d’un ordre autorisant la torture fut découverte. Une vision particulière de la justice.

Règlement de comptes sur Ben Barka

Le témoignage de Patin devient encore plus étonnant quand il évoque l’affaire Ben Barka. Mehdi Ben Barka était un militant marocain socialiste, l’un des principaux opposants du roi Hassan 2. Il disparu, en plein Paris, et son corps ne fut jamais retrouvé. Cette affaire, qui éclata au moment de la réélection du Général de Gaulle en 1965, est l’une des pages les plus sombres de la police française, certains de ses membres étant des complices directs du rapt.
Jacques Patin, qui était chargé de mission pour les affaires juridiques à l’Élysée (en étant également secrétaire du CSM), livre une surprenante confession écrite. Pour lui, cette affaire est étroitement liée à l’élection présidentielle. Il se base sur de « graves et décisives confidences » que lui aurait faite en octobre 1966, le juge d’instruction de l’affaire Louis Zollinger.

« Le but recherché était de mettre le Général, après une réélection inévitable, en position très difficile puis, sous la pression du scandale, de le contraindre à la démission. La voie aurait ainsi été libre pour Georges Pompidou et de nouvelles élections présidentielles auraient eu lieu. En même temps, un service important, bien que non sollicité, était rendu à Hassan II et probablement à un autre grand pays occidental. » Et Patin désigne nommément Michel Jobert et un second membre du cabinet Pompidou, assistés par trois colonel du SDECE (ancêtre de la DGSE).

Nous avons interrogé Maurice Buttin, avocat honoraire, qui est l’avocat de la famille Ben Barka. L’affaire est toujours à l’instruction et Jacques Patin a été entendu il y a quelques années. Pour lui, ce témoignage est un faux et contient plusieurs erreurs et incohérences. Le rapport de recherche est lui-même distant avec ce récit, d’autant que la plupart des protagonistes sont décédés. Les règlements de comptes entre gaullistes et pompidoliens peuvent parfois se prolonger dans le tombeau. Quand le politique se heurte à l’histoire…