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Quand l’histoire se heurte à la justice

Une équipe de recherche a fait témoigner douze anciens magistrats, qui reviennent sur leur parcours et leurs affaires marquantes. Un document riche, qui montre l’évolution de la justice et sa confrontation à l’histoire. Avec des récits stupéfiants sur la préparation du procès Papon ou la peine de mort.

par Pierre Januelle 30 janvier 2019

Cette recherche, sous l’égide de la mission de recherche Droit et Justice, a été menée par équipe autour de la professeure Sylvie Humbert, qui a été interroger douze magistrats, certains ayant eu des carrières notables (Simone Rozès, Pierre Arpaillange, Pierre Truche, Bruno Cotte). Elle vise à permettre une histoire du temps présent à travers les témoignages d’acteurs de leur vivant. Si la mémoire peut tromper, ce rapport montre qu’elle est une source précieuse.

Ces témoignages forment un corpus foisonnant et passionnant, qui montre l’évolution profonde de la justice depuis l’après-guerre. Au sortir de la guerre, la justice est délaissée, paupérisée, avec des salaires médiocres, d’autant que les deux premières années ne sont pas payées. Le magistrat Pierre Truche raconte ainsi : « Je ne suis pas rentré en me disant : je vais dans une profession où je gagnerai ma vie. Pour moi c’était le goût pour la fonction publique. […] Il n’y avait pas d’infractions financières, la grosse difficulté c’étaient les accidents de la circulation. Rappelez-vous, à cette période-là, il y avait 18 000 à 20 000 morts chaque année, et je peux même vous dire qu’il y a des jours c’était une façon de compléter nos fins de mois parce qu’on ouvrait une information chez le juge d’instruction, il ordonnait un transport sur les lieux, on l’accompagnait et on touchait des frais. »

Progressivement, la justice se modernise et se féminise. Le rapport livre ainsi le témoignage de Simone Rozès, l’une des premières magistrates et la seule à avoir dirigé la Cour de cassation. De nombreuses pages sont également consacrées à l’arrivée du syndicalisme judiciaire, qui ne s’est pas déroulée sans heurt, et à la massification de la justice qui a conduit à une évolution profonde des contentieux.

« Ne perds pas ton temps avec cette affaire. Touvier, tout le monde s’en fiche »

Le rapport est passionnant quand il évoque la confrontation de l’histoire et de la justice avec le témoignage de magistrats confrontés aux affaires Barbie, Touvier, Bousquet et Papon. Si le procès Barbie pose peu d’états d’âme, le jugement des responsables français de la Shoah ne s’est pas fait sans réticences de l’institution judiciaire.

Ainsi, Claude Grellier, qui a instruit l’affaire Touvier; raconte : « J’ai remarqué une sorte de paradoxe concernant les affaires de crimes contre l’humanité. Les deux poursuites engagées, l’une contre Papon l’autre contre Touvier : dans les deux cas, ce ne sont pas les procureurs de la République qui ont engagé les actions, ce sont les parties civiles. C’est totalement paradoxal concernant l’infraction la plus grave. Lorsque j’ai été saisi de l’affaire Touvier, le collègue du parquet m’a dit : “Ne perds pas ton temps avec cette affaire. Touvier, tout le monde s’en fiche, il est sans doute mort ou à l’étranger.” C’est assez extraordinaire que l’organe de poursuite me dise : “Ne perds pas ton temps avec cette affaire”. Alors que cette affaire était passionnante, elle reflète une page très sombre de notre histoire dont on ne se remet pas ».

Encore plus étonnant est le témoignage d’Irène Carbonnier, juge assesseur au procès Papon. Sans rompre le secret du délibéré, elle indique à quel point la justice était hostile à ce procès, dont l’instruction a longuement traîné : « Le premier président de Bordeaux ne faisait alors pas mystère de son hostilité au jugement de Maurice Papon et de ce qu’il cherchait des magistrats favorables à son acquittement ». « Oui, Papon représentait l’establishment. C’est la raison pour laquelle le premier président voulait l’acquittement, c’était connu de tous au palais de justice. »

« Le président a donc nommé deux personnes qu’il savait favorables à l’acquittement, et la troisième personne, c’était moi car j’étais trop "favorable aux droits de la défense". Ce qui était convenu, c’est qu’il fallait donner la parole aux victimes, toutes ces familles qui avaient souffert. Il fallait libérer la parole, après ça irait mieux, mais il ne fallait surtout pas envisager la moindre condamnation. »

« Quand j’ai été nommée et que j’ai voulu regarder le dossier, le premier président m’a refusé son accès alors que le président de la cour d’assises et mon autre collègue avaient été déchargés durant six mois de leurs fonctions pour le travailler. Bref, tout était organisé pour qu’il y ait un acquittement et nous l’aurions eu s’il n’y avait pas eu les pressions de Serge Klarsfeld. » Celui-ci avait révélé pendant les débats les liens familiaux indirects entre le président de la cour et une victime.

Papon comparaissait libre. À l’époque, les accusés devaient se constituer prisonnier avant l’audience. Mais la cour avait décidé de le remettre en liberté le second jour. « On a pu dire que c’était grâce à la cour d’assises, à mes deux collègues donc, tous deux décédés depuis un certain temps déjà, que les droits de la défense avaient avancé… C’est ennuyeux de dire cela en leur absence mais, avant, je ne pouvais pas le dire et maintenant ils ne peuvent pas répondre. Aujourd’hui, on fait comme si c’était grâce à une vision avancée, progressiste des droits de la défense que la cour d’assises de Bordeaux avait libéré Papon. En réalité, c’était la première manifestation du processus vers l’acquittement. »

« Le procureur général et l’avocat général, Henri Desclaux et Marc Robert, étaient tout à fait convaincus qu’il fallait une condamnation. Alors que le parquet est toujours suivi dans une cour d’assises, au procès Papon, cela n’a pas été évident : les avocats généraux ont eu beaucoup de mal. Heureusement qu’il y avait les parties civiles : certaines étaient venues comme personnes physiques ou comme descendants d’une personne déportée ou/et assassinée. Ce procès était très intéressant et bien mené : le président a très bien dirigé l’audience, même si, au départ, il avait la volonté d’acquitter l’accusé. »

Demain : Quand le politique se heure à la justice

 

 

« Le dernier cri rauque, brisé, du décapité »

La justice d’avant Mitterrand est également marquée par le poids de la peine de mort dans le processus judiciaire. Plusieurs témoignages évoquent ce sujet majeur, tant pour les magistrats aux assises que pour ceux exerçant à la présidence de la République ou à la Chancellerie (avec l’importance des grâces). La recherche publie aussi ce récit d’Armand Lemaire. Nommé à l’instruction au tribunal de première instance de Douai en novembre 1950, il est convoqué quelques jours après dans le cabinet du procureur général.

« J’y trouvai réuni un aréopage aux visages graves. S’y trouvaient mon ami du Colombier, mon procureur M. Vieillard, le commissaire de police, le capitaine de gendarmerie, un représentant de la sous-préfecture, le médecin légiste, le directeur de la prison, l’aumônier. Notre chef nous annonça qu’une exécution capitale était prévue pour le lendemain, à l’aube, et nous remit ses réquisitions pour que nous y assistions.

Il s’agissait d’un condamné qui avait empoisonné sa femme alors que celle-ci portait un enfant de ses œuvres. Il avait voulu s’en débarrasser afin de régulariser une liaison. Il avait retardé le plus possible l’hospitalisation de sa femme, rendue malade par l’arsenic qu’il lui administrait dans ses aliments. À l’hôpital, où il avait dû la transporter à toute extrémité, il administra la dernière dose dans du café qu’il avait préparé dans une bouteille thermos. Dose qui fut fatale à la malheureuse. Son comportement bizarre attira l’attention des médecins qui refusèrent le permis d’inhumer. L’autopsie et les analyses révélèrent l’empoisonnement dont étaient morts la jeune femme et son bébé. Le mari ne tarda pas reconnaître ces faits révoltants. D’où la sentence suprême.

M. du Colombier avait requis et obtenu la peine capitale. Il lui revenait la charge de réveiller le condamné et de lui annoncer que son recours en grâce était rejeté. J’étais censé, en qualité de juge d’instruction, recueillir les dernières paroles du condamné au cas où il aurait à mettre en cause des complices. Le médecin légiste devait constater le décès. Le service d’ordre était assuré par la police et la gendarmerie. L’exécution était préparée par l’administration pénitentiaire. Le secret nous était imposé. Je suis rentré chez moi fort troublé et je dormis peu. À 5 heures du matin, une voiture de police vient me chercher. Je m’y engouffrai. Nous étions dans le noir, silencieux. Il faisait une terrible tempête, comme il en existe souvent courant novembre. C’était pleine lune. Sur elle couraient les nuages noirs plus encore que le ciel lui-même. Nous nous sommes présentés à la maison d’arrêt, grosse masse, ronde, assoupie, opaque.

Comme si elle soulevait une paupière, elle nous laissa y pénétrer par la petite porte taillée dans l’un des épais vantaux de la grande entrée de la prison. Entre-ouverture qui se fit dans le halo d’une faible lumière, avec bruit métallique de chaînes et de clés heurtant la paroi blindée. Les pavés de la première cour luisaient faiblement sous la pluie. Le vent sifflait, lugubrement, en rafale. Les verrières du toit du bâtiment vibraient et cliquetaient, au point qu’en avalant l’air, elles donnaient l’impression qu’elles allaient éclater et se briser. Notre groupe était dans le bâtiment du greffe. Nous allions traverser la deuxième cour qui nous séparait des lieux de détention.

À notre droite ! Devant nous ! Elle était là ! En retrait. Elle serait à gauche, pour le condamné, tout de suite après la sortie de la détention, de telle sorte qu’en principe, il ne la verrait pas. Mais nous, nous la voyions, ses deux grands bras noirs dressés vers le ciel, l’épais couperet, lourd et sinistre triangle d’acier, blafard sous l’éclat des rayons de la lune, le rond de la lunette qui nous fixait comme un œil plein de reproches.

Tout autour s’affairait une équipe fantomatique. Au fur et à mesure de notre approche, le contour de chacun de ces hommes, les bourreaux, se précisait. L’un d’eux était borgne et difforme, sorte de Quasimodo. Les autres avaient des allures de bouchers officiant dans un abattoir. J’ai vécu là une première nuit d’horreur à l’état pur.

Les grilles de la détention avaient été huilées. Elles s’ouvrirent silencieusement. Il ne fallait pas donner l’éveil au prisonnier. Dans l’allée centrale nous marchions sur un épais tapis rouge qui étouffait non pas. Tapis d’honneur, le jour, lorsqu’il est déroulé à la sortie d’un avion ou d’un train d’où descend la haute personnalité attendue. Ici, de nuit, pour garantir le caractère furtif de notre démarche. Il fallait surprendre le prisonnier dans son sommeil, s’il était parvenu à s’endormir malgré l’angoisse de l’attente de son sort, ses chaînes, la lumière allumée en permanence et la présence constante du gardien qui le surveillait jour et nuit dans la cellule contiguë.

La porte de la cellule fut ouverte brutalement. Le couloir s’éclaira. Le vent persistait à hurler sous les combles. Le malheureux se dressa, ébloui par la lumière, hagard. Du Colombier s’avança et d’une voix blanche annonça le rejet du recours en grâce. L’homme reprit son calme. Il avait compris. Il réclama de quoi écrire et rédigea une lettre brève. Puis l’aumônier se présenta. Dans une cellule, en face, un petit autel, sur une table étroite, avait été dressé. Le prêtre enfila activement l’étole et se mit en devoir de célébrer la messe. Le condamné le servait. Le pauvre abbé était pris par l’obligation de dire correctement sa messe et celle de ne pas prolonger ce qui devait être considéré comme l’agonie du condamné.

Les minutes s’égrenaient inexorablement. Elles semblaient filer à une vitesse incroyable en même temps qu’elles s’écoulaient avec une lenteur insupportable. Un coup de clochette, nous étions déjà à l’élévation. Comment prier dans ces instants trop rapides et bouleversants ? La communion suivie, déjà ! Un bref instant de recueillement, l’homme se livra.

Il serra vite quelques mains de ses gardiens, en les remerciant. Pas d’attendrissement. On l’entraînait vers sa fin. Un gardien, une bouteille à la main, lui proposa de l’alcool, un autre une cigarette. Il refusa en disant : « j’ai mon Dieu avec moi, cela me suffit ». J’étais pétrifié par tout ce que je vivais, bouleversé par ce courage, frappé comme par une balle par cette réponse. Je suivais péniblement le groupe qui refluait vers la sortie de la détention. Encore deux stations. La levée d’écrou ! Le condamné était mis en liberté pour mourir. Puis la sinistre bande de bourreaux se précipita. La toilette ! Avec ses coups de ciseaux maladroits !

Enfin, nous voilà projetés au-dehors, l’aumônier en tête, brandissant un crucifix, en même temps que l’escouade, encadrant le supplicié, étroitement entravé, presque porté. Nous étions à peine sur le pavé que, simultanément, le condamné était jeté sur la banquette, la lunette fermée et que le couperet s’abattait, dans un bruit sourd, épouvantable, secouant toute la machine sans pouvoir cependant couvrir le dernier cri rauque, brisé, du décapité.

À cet instant, je me souvins du cri de malheureux percepteur mourant à Arras, qui avait tant impressionné ses assassins. Étions-nous tous ses assassins ? N’étais-je pas impliqué dans un crime légal ? Cet homme avait personnifié devant nous le repentir. Devant la sincérité de celui-ci, Dieu avait sûrement pardonné. Les hommes n’avaient pu le faire. Tout cela se bousculait dans ma tête et tambourinait mon esprit comme les averses de pluie qui ne cessaient de s’abattre furieusement sur les verrières de la prison.

Ces images ne hantent toujours ! En tout cas, elles n’ont pas fait de moi un partisan de la peine de mort !

Hélas ! Au cours de mes fonctions de juge d’instruction, j’ai dû renouveler une telle participation. Cette fois, le condamné, d’origine polonaise, avait couché avec sa fille et, lorsqu’il avait appris que celle-ci était enceinte de ses œuvres, l’avait éventrée d’un coup de couteau, tuant avec elle l’enfant. Autant, avec le précédent, tout s’était déroulé avec dignité, autant, cette fois, tout se passa le plus mal possible. Nous nous sommes fait copieusement injurier. Le malheureux avala d’un trait le contenu presqu’entier de la bouteille d’alcool. C’est un individu hurlant des insanités, complètement ivre, qu’on mena à l’échafaud et son dernier cri fut : « vive la Russie ! » Horrible !