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La question inédite du rapatriement des familles françaises de djihadistes devant la CEDH

À l’issue d’une audience lourde d’enjeux, la formation la plus solennelle de la Cour européenne des droits de l’homme va être amenée à se prononcer pour la première fois, dans les mois qui viennent, sur la complexe question du rapatriement des familles françaises de djihadistes.

Le 29 septembre 2021, la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a examiné deux requêtes1 déposées par les parents de Françaises parties avec leurs compagnons en Syrie où elles ont eu des enfants. Elles sont aujourd’hui retenues dans des camps de réfugiés du nord-est syrien (Al Hol et Roj), administrés par les Forces démocratiques syriennes (FDS)2.

Les enjeux de cette complexe affaire sont majeurs tant sur le plan humain, les proches des requérants étant retenus dans ces camps depuis plus de deux ans dans des conditions alarmantes3, que sur le plan juridique, cet arrêt étant susceptible d’avoir d’importantes conséquences pour l’ensemble des États parties à la Convention quant à l’étendue de leurs obligations conventionnelles.

Signe de l’importance de l’affaire, sept États membres du Conseil de l’Europe4 sont intervenus dans la procédure, ainsi que la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe5, le Défenseur des droits6, la Commission nationale consultative des droits de l’homme7, plusieurs Rapporteurs spéciaux des Nations unies et ONG.

Le rappel des faits et des griefs

À la suite du départ des filles des requérants en Syrie, les requérants, parents de ces deux femmes et grands-parents des enfants, ont demandé à l’État leur rapatriement en France, sans succès. Ils ont alors saisi les juridictions administratives et judiciaires, qui se sont déclarés incompétentes, jugeant la demande de rapatriement non détachable de la conduite des relations internationales de la France (acte de gouvernement).

Les requérants allèguent que le refus de rapatriement de leurs filles et petits-enfants les expose à des traitements inhumains et dégradants8 et viole leur droit d’entrer sur le territoire national9.

Des questions inédites à forts enjeux

L’enjeu principal de cette affaire portera sur la recevabilité de la requête : l’État français exerce-t-il sa juridiction, au sens de l’article 1er de la Convention10, sur les filles et petits-enfants des requérants ?

Ce n’est en effet que si la Cour reconnait la juridiction de la France, et dès lors l’application des droits consacrés par la Convention, qu’elle sera amenée à trancher la question de savoir s’il existe une obligation positive de rapatriement.

Le contrôle de la France ?

La Cour ne s’est jamais prononcée sur la question de la juridiction d’un État dans un tel contexte.

Confirmera-t-elle, comme l’y invite le gouvernement, sa jurisprudence aux termes de laquelle la notion de juridiction est essentiellement territoriale11 et considèrera-t-elle que la situation ne relève d’aucune des exceptions consacrées12 . Il lui appartiendra notamment de déterminer si l’État français, qui a déjà procédé au rapatriement d’une trentaine d’enfants, exerce un contrôle effectif sur les proches des requérants, et si le fait qu’il existe des procédures pénales en France13 n’est pas de nature à créer un lien juridictionnel avec la France14. Le gouvernement alerte la Cour : conclure à la juridiction de la France reviendrait à consacrer une application quasi-universelle de la Convention, fragiliserait l’édifice conventionnel et alimenterait les discours contestataires appelant à la dénonciation de la Convention.

La Cour retiendra-telle à l’inverse l’argumentation des requérants qui font valoir qu’il existe un lien de rattachement évident avec la France, sur la base des principes dégagés dans la jurisprudence de la Cour, qui prend déjà en compte les critères de nationalité et de capacité à agir de l’État ?15 C’est d’ailleurs sur la base de ces deux critères que le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a récemment conclu à l’exercice de la juridiction de la France dans une affaire similaire.

Une obligation de rapatriement ?

Sur le fond, il s’agira à la Cour de se prononcer sur deux questions principales, là encore inédites.

Tout d’abord, existe-t-il une obligation positive de l’État d’exercer sa protection consulaire et de rapatrier ses nationaux pour mettre fin aux traitements inhumains et dégradants ?

Retiendra-t-elle la thèse du gouvernement qui soutient qu’une telle conclusion serait contraire au droit international, qui laisse à la discrétion des États la possibilité d’exercer la protection consulaire et la liberté d’apprécier les moyens engagés et serait en tout état de cause impossible à exécuter.

Retiendra-t-elle à l’inverse l’argumentation des requérants qui se fondent sur le caractère absolu de l’article 3 de la Convention, l’État français laissant perdurer une situation à laquelle il peut pourtant mettre un terme, appelant la Cour à combler ce vide juridique.

Il appartiendra enfin à la Cour de déterminer si le droit d’entrer sur le territoire de l’État dont on est le ressortissant16 peut impliquer une obligation de rapatriement ?

Le gouvernement se fonde sur la genèse du texte, conçu pour lutter contre le bannissement, pour considérer qu’il n’a vocation à s’appliquer qu’aux ressortissants se présentant à la frontière. Les requérants estiment quant à eux qu’une telle interprétation réduirait à néant l’effectivité du droit consacré par cet article.

L’arrêt sera prononcé dans quelques mois, sans savoir si la nouvelle stratégie de traitement des affaires de la Cour pour les affaires « à impact » amènera la Cour à se prononcer dans des délais plus brefs que les délais habituels. L’attente est forte, tant des requérants que des États, qui pour certains, comme les Pays-Bas, l’Allemagne ou la Belgique17, sont confrontés à des situations similaires.

 

1. CEDH 22 mars 2021, nos 24384/19 et 44234/20, AJ pénal 2021. 217 et les obs. .
2. Les FDS sont une coalition militaire formée en octobre 2015 pendant la guerre civile syrienne active dans le nord de la Syrie qui visent surtout à chasser l’EI de la zone. Largement dominées par les Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), les FDS regroupent également des rebelles arabes proches de l’Armée syrienne libre, des tribus locales comme l’Armée Al-Sanadid et des chrétiens du Conseil militaire syriaque.
3. 62 enfants sont décédés depuis 2019 dans ces camps selon Save the Children.
4. Norvège, Danemark, Royaume-Uni, Pays-Bas, Belgique, Espagne et Suède.
5. Dans une déclaration du 28 mai 2019, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a exhorté les États membres du Conseil de l’Europe à prendre toutes les mesures nécessaires pour rapatrier d’urgence leurs ressortissants mineurs, qui sont des victimes. Elle encourage également à envisager de rapatrier les mères de ces enfants, en vertu de l’intérêt supérieur de ces derniers.
6. Le Défenseur des droits a rendu une décision sur ce sujet (n° 2019-129) le 22 mai 2019, dans laquelle il considère que la France exerce son contrôle sur ces camps et que l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas pris en compte par les autorités françaises
7. La CNCDH a rendu un avis le 24 sept. 2019 demandant le rapatriement des enfants français retenus en Syrie et de leurs parents.
8. Prohibition des traitements inhumains et dégradants
9. Art. 3, § 2, du Protocole n° 4 à la Convention « Nul ne peut être privé du droit d’entrée sur le territoire de l’État dont il est le ressortissant ».
10. L’art. 1 de la Convention stipule que « les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention ».
11. V. CEDH, gr. ch., 12 déc. 2001, n° 52207/99, Bankovic c/ Belgique, AJDA 2002. 500, chron. J.-F. Flauss ; D. 2002. 2567 , obs. J.-F. Renucci ; AJDA 2012. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen .
12. V. CEDH, 5 mai 2020, n° 3599/18, M. N. c/ Belgique, AJDA 2020. 921 ; D. 2020. 1348 , note C. Collin ; ibid. 2021. 255, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; Rev. crit. DIP 2020. 747, note S. Corneloup .
13. Des enquêtes pénales ont été diligentées à leur encontre et des mandats d’arrêt délivrés du chef d’association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme.
14. Jusqu’alors la Cour n’a reconnu l’existence d’un tel lien juridictionnel que pour veiller au respect des droits procéduraux (volet procédural de l’art. 2 et art. 6 de la Convention) mais jamais pour permettre le respect des droits matériels tels que ceux invoqués. V. Markovic et autres c/ Italie [GC], §§ 53-54, 14 déc. 2006 ; Güzelyurtlu et autres c/ Chypre et Turquie [GC], (§ 188), 29 janv. 2019. Ces principes ont récemment été rappelés dans l’arrêt MN c/ Belgique, préc. (§ 122).
15. Les requérant se prévalent notamment de l’affaire précitée MN c/ Belgique, relative à des réfugiés syriens ayant formulé une demande de visa humanitaire auprès du consulat belge au Liban. Les requérants considèrent qu’à l’inverse de cette affaire, dans le cas d’espèce, le lien avec la France est évident : les filles des requérants étant françaises, ayant vécu en France et ayant de la famille en France et y faisant l’objet de procédures judiciaires.
16. Art. 3, § 2, du Protocole n° 4 « Nul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire dont il est le ressortissant ».
17. Aux Pays-Bas, le Tribunal de district de La Haye (Rechtbank Den Haag), dans un arrêt du 11 nov. 2019, a enjoint à l’État de prendre toutes les mesures raisonnables pour offrir une protection aux enfants vu l’urgence, au titre de la protection consulaire. En revanche les demandes de rapatriement des mères est refusé, si elles sont sans enfant. En Allemagne, la Cour administrative supérieure de Berlin-Brandebourg, dans un arrêt du 6 novembre 2019, a confirmé une ordonnance du 10 juill. 2019 du tribunal administratif ordonnant à l’État de procéder au rapatriement de la requérante et de ses enfants, sur le fondement de l’article 6.1 de la loi fondamentale qui consacre l’interdiction de séparer un groupe familial. Bien que les juridictions belges aient au contraire jugé qu’une telle obligation ne pouvait être imposée à l’État, le 4 mars 2021, le Premier ministre Alexander De Crooa annoncé que les enfants belges de moins de 12 ans détenus dans le nord-est de la Syrie seront rapatriés.