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Rapport d’une donation indirecte de fonds de commerce par interposition de société

Par un arrêt du 24 janvier 2018, la première chambre civile reconnaît qu’une donation indirecte peut être réalisée par interposition d’une société et qu’elle doit alors être rapportée à la succession.

par Quentin Guiguet-Schieléle 6 février 2018

Si cette décision peut être saluée en ce qu’elle préserve l’égalité entre héritiers tout en ouvrant des perspectives en matière de transmission d’entreprise dans un cadre familial, elle laisse planer un mystère inquiétant sur le mécanisme du transfert de propriété et le régime juridique d’une telle libéralité.

L’article 1099 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004, distinguait les donations déguisées et celles faites « à personnes interposées ». Dans cet arrêt du 24 janvier 2018, la Cour de cassation assimile ces dernières à des donations indirectes.

En l’espèce, le de cujus avait, de son vivant, cherché à avantager son fils par divers procédés. À l’ouverture de sa succession, sa veuve et sa fille en demandèrent compte. Il était notamment question de faire réintégrer dans la succession la valeur d’un fonds de commerce donné en location-gérance à une société dirigée par le fils, dont le contrat avait été résilié en 1991 mais sans que le fonds fût jamais restitué. Le fonds de commerce avait même été incorporé à un autre fonds exploité par la société. La sœur demanderesse sollicitait notamment le rapport à la succession de la valeur de ce fonds, car l’opération consistait, selon elle, en une donation indirecte. La cour d’appel de Nîmes, par arrêt du 8 septembre 2016, fit droit à ces diverses demandes en condamnant le défendeur à rapporter à la succession 115 560 € au titre d’une indemnité d’occupation, 102 000 € au titre d’une donation déguisée et 75 000 € au titre de la donation indirecte du fonds de commerce.

Le litige est complexe. Preuve en est qu’un pourvoi fut formé par chacune des parties : l’un à l’initiative de la sœur et à l’occasion duquel la veuve forma pourvoi incident (pourvoi n° A 17-13.017) ; l’autre à l’initiative du fils condamné au rapport (pourvoi n° S 17-13.400). Seul le troisième moyen du second pourvoi retiendra ici l’attention, quoique les autres posent d’intéressantes questions de charge de la preuve des donations non notariées. La Cour de cassation se trouvait face à une question juridique peu explorée jusqu’à lors : est-il possible de gratifier un héritier par l’interposition d’une société ? L’écran constitué par la personne morale fait-il alors obstacle au rapport successoral ?

La Cour de cassation rejette les moyens du premier pourvoi par une décision non spécialement motivée. Elle s’intéresse ensuite aux troisième et premier moyens du second pourvoi. Elle commence par approuver la cour d’appel d’avoir retenu l’existence d’une donation indirecte par interposition de société et formule à ce titre un attendu très clair : « l’interposition d’une société ne fait pas obstacle au rapport à la succession d’une donation ». Elle vérifie ensuite que les juges du fond n’ont pas inversé la charge de la preuve et évoque leur pouvoir souverain quant à la caractérisation factuelle de la donation. L’on pourrait croire le litige terminé et le pourvoi rejeté. Mais la Cour de cassation manifeste un désaccord quant au calcul de l’indemnité de rapport : « en cas de donation faite par le défunt par interposition d’une société dont ce dernier est associé, le rapport est dû à la succession en proportion du capital qu’il détient ». Et de casser, au visa des articles 843 et 857 du code civil, l’arrêt d’appel. La cassation est par ailleurs prononcée pour inversion de la charge de la preuve de la donation déguisée d’un terrain.

Bien que le débat ne soit pas entièrement nouveau (Civ. 1re, 4 juill. 2007, n° 05-20.096 ; contra 30 sept. 2009, n° 08-17.411, Dalloz actualité, 27 oct. 2009, obs. P. Guiomard ), la solution est inédite : une donation indirecte peut être réalisée par l’interposition d’une société à l’un des associés ; elle n’en est pas pour autant soustraite au rapport successoral. Des perspectives nouvelles s’ouvrent ainsi en matière de transmission familiale d’entreprise : un nouvel instrument de transfert de propriété semble être consacré. Il est pourtant permis de demeurer dubitatif quant à cette initiative prétorienne pour laquelle les juges du droit ne semblent pas avoir pris la pleine mesure de la portée de leur décision.

En premier lieu, si la reconnaissance d’une donation indirecte par interposition d’une société ne semble pas contestable (l’article 843 du code civil évoque ce qui a été reçu « directement ou indirectement ») et permet de ne pas soustraire la libéralité au rapport successoral (qui n’est dû qu’entre héritiers), encore faut-il qu’un véritable transfert de propriété se réalise entre le de cujus et la personne morale et qu’il s’accompagne d’un déséquilibre économique. Ces conditions ne semblaient nullement réunies dans cette espèce. On peine en effet à comprendre comment le transfert de propriété s’est opéré au profit de la société. Il n’existe ici aucun acte support susceptible de manifester l’intention du propriétaire de céder son droit. Le contrat de location-gérance n’était pas en lui-même de nature à conférer au gérant un droit de propriété et faisait de la société un simple détenteur précaire. À la suite de la résiliation de ce contrat, la société était détentrice sans titre, donc possesseur de fait. Certes, un codicille du 13 septembre 2014 portait reconnaissance, par le de cujus, de ce qu’il n’avait pas obtenu restitution du fonds, du matériel et des marchandises. Mais était-ce suffisant pour en déduire une renonciation tacite à sa propriété ? Il est permis d’en douter et, quand bien même, la cour d’appel aurait dû expliquer précisément son interprétation de l’acte. Si celui-ci avait exprimé l’intention libérale du de cujus, la nullité aurait été encourue en application de l’article 931 du code civil.

Le mécanisme ne repose en réalité que sur le transfert de possession et l’absence de restitution, confortés par l’incorporation du fonds à celui exploité par la société. Mais cette incorporation, qui n’est le fait que du possesseur, est inapte à traduire la volonté du propriétaire de transférer sa propriété. Le mystère demeure : à quel titre et à quel moment la société est-elle devenue propriétaire du fonds ? En l’absence de dépouillement, le déséquilibre économique ne peut être caractérisé. La Cour de cassation ambitionne – sans peut-être en avoir conscience – de révolutionner la théorie de la donation indirecte en ajoutant au schéma classique de l’acte support celui de l’interposition de personne. Encore faudra-t-il préciser les contours de cette nouvelle voie.

On comprend que la Cour ait cherché à préserver l’égalité entre cohéritiers et à ne pas vider de sa substance l’institution du rapport. Mais, d’une part, les règles du rapport ne sont pas d’ordre public et le contexte révélait explicitement la volonté du de cujus de rompre l’égalité entre son fils et sa fille. D’autre part, une autre voie aurait été plus crédible juridiquement et plus efficace. N’aurait-il pas été possible de considérer qu’aucun transfert de propriété n’ayant été réalisé, le fonds n’avait jamais quitté le patrimoine du de cujus et intégrait alors la succession ? Les héritiers étaient ainsi en droit de le revendiquer et l’intégration du premier fonds au second aurait été perçue comme une faute civile, si ce n’est une fraude. Cette lecture aurait permis à la veuve de faire valoir son quart en pleine propriété sur une masse grossie de ce bien, alors qu’elle ne peut bénéficier du rapport : le fonds de commerce aurait été compté dans les biens existants et non en tant que donation rapportable. De plus, c’est la totalité de la valeur du bien qui aurait réintégré la succession et non une fraction calculée par référence au capital détenu par l’associé.

En second lieu, il est permis de s’interroger sur le régime juridique d’une telle donation. Le mode de calcul de l’indemnité de rapport doit certes être approuvé : l’héritier n’étant pas directement propriétaire du fonds, il est logique qu’il ne restitue à la masse à partager que ce qui a tourné à son profit. L’esprit du rapport est bien respecté : puisqu’il est question d’égalité entre héritiers, il convient de tenir compte de l’enrichissement du donataire et non de l’appauvrissement du disposant. Mais il en va tout autrement en matière de réduction : c’est alors la perte sèche subie par le patrimoine successoral qui menace la réserve héréditaire et c’est donc la valeur totale du bien qui devrait être comptée dans la masse de calcul de la quotité disponible. En réalité, il n’y a pas donation indirecte qu’au profit de l’héritier mais en faveur de chaque associé. Faudra-t-il alors considérer que la donation est faite en avance de part successorale pour l’héritier et hors part pour les autres associés ? Convient-il de ventiler l’objet de la libéralité sur deux secteurs (réserve individuelle et quotité disponible) pour apprécier l’atteinte portée à la réserve des cohéritiers ?

Par ailleurs, quelles seront les modalités pratiques du rapport et de la réduction en pareille hypothèse ? L’interposition semble totalement incompatible avec un rapport ou une réduction en nature puisque l’héritier n’est pas directement propriétaire du fonds mais ne détient que des droits sociaux. La société peut-elle être contrainte à rapporter matériellement le bien à la succession pour rétablir l’égalité successorale ou préserver la réserve des cohéritiers ? L’associé peut-il choisir un rapport ou une réduction en nature au moyen de ses titres sociaux bien que l’objet de la libéralité soit le fonds de commerce ?

Quelle fiscalité retenir ? Conviendra-t-il de ventiler les barèmes fiscaux entre les associés, certains étant héritiers et d’autres étrangers à la succession ? Ou faudra-t-il imposer la société qui, elle aussi, s’est enrichie gratuitement ?

La doctrine ne manquera pas de débattre sur ces points et sur de nombreux autres. Il n’est pas certain que la Cour de cassation puisse maintenir sa jurisprudence sans en préciser les contours.