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Rapport Notat-Senard : l’entreprise, « objet d’intérêt collectif »

Le rapport remis par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard aux ministres de la transition écologique et solidaire, de la justice, de l’économie et des finances, et du travail, le 9 mars 2018, est riche de très nombreuses recommandations. L’objectif du document répond à une volonté : « redonner de la substance à l’entreprise, l’amener à réfléchir à sa raison d’être ». 

par Thibault de Ravel d'Esclaponle 13 mars 2018

Modification des articles 1833 et 1835 du code civil, amélioration des instruments susceptibles de favoriser la RSE, promotion des administrateurs salariés et institution des entreprises à mission : telles sont certaines des solutions proposées.

Le rapport présenté vendredi 9 mars dernier par madame Nicole Notat et monsieur Jean-Dominique Senard est intéressant à plus d’un titre. « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » : l’ambition est vaste. Elle est d’autant plus vaste qu’elle est périlleuse. En s’intéressant à la place de l’entreprise dans la société contemporaine, en évoquant, selon les mots cités des célèbres Berle et Means, que l’entreprise « a cessé d’être un mécanisme économique privé pour devenir une institution » (rapport, p. 28), les deux auteurs de ce rapport plongent directement au cœur de controverses passionnantes du monde de l’entreprise et du droit des sociétés ; des controverses tout à la fois anciennes et résolument contemporaines, offrant un versant aussi pratique que théorique. Nicole Notat et Jean-Dominique Senard étaient particulièrement indiqués pour mener à bien cette mission. La première était l’ancienne secrétaire générale de la CFDT. Elle est aujourd’hui la présidente de la société Vigeo Eiris. Le second est le président du groupe Michelin. C’est dire que leurs parcours professionnels respectifs ont pu nourrir la réflexion comme les discussions nouées avec les quelque 200 personnes avec lesquelles ils ont échangé.

Le rapport soulève d’intéressantes questions déjà anciennes, renouant avec les débats relatifs à la notion d’entreprise, à la doctrine éponyme ou encore aux rapports délicats qu’entretient cette notion, aujourd’hui surtout économique, avec le droit des sociétés. Ces interrogations sont pourtant encore d’actualité et le document s’inscrit dans une réelle dimension contemporaine, analysant des solutions comme celle de l’administrateur salarié ou celle, plus nouvelle encore, d’entreprise à mission. Bref, on touche aux fondements du droit des sociétés (qui ne rend pas exactement compte de ce qu’est l’entreprise, v. rapport, p. 5 et p. 23 : l’entreprise serait « prisonnière du droit des sociétés »). C’est donc un rapport qui s’annonce passionnant et dont la lecture permet de comprendre qu’il remplit largement son office et qu’il nourrira nombre de discussions (v. déjà, au regard des propositions de certains auteurs, D. Schmidt, La société et l’entreprise, D. 2017. 2380 , spéc. 2387).

Le travail part d’un constat simple : « un contexte de financiarisation de l’économie et de court-termisme de certains investisseurs » (p. 3). La composition du capital a changé. L’actionnariat a évolué, ce qui aurait contribué, selon le mot d’Olivier Favereau, à une « grande déformation » de l’entreprise qui conduirait à ce que la logique de l’entreprise soit principalement financière. À New York, « la durée de détention moyenne des actions cotées à la Bourse de New York, hors trading à haute fréquence, attendrait même 11 mois » (p. 17). Les actionnaires seraient devenus des « détenteurs provisoires de capital » ; une personne auditionnée a utilisé l’expression très significative de « capitalisme de locataires » (ibid.). Cette évolution est, pour les auteurs du rapport, regrettable car elle conduit à un paradoxe. En effet, sur le plan économique, on décèle « un effet négatif du court-termisme des actionnaires sur les dépenses en R&D sur un échantillon de firmes européennes innovantes » (p. 19). On comprend donc que l’objet de ce rapport est de « proposer une vision et une responsabilité de l’entreprise qui ne soit pas exclusivement orientée par la valeur de court terme pour l’actionnaire, qui ne considère plus le dirigeant comme l’“agent des actionnaires” et qui propose une autre vision de l’entreprise que celle d’un nœud de contrats, d’une rencontre entre offre et demande de capital et de travail » (p. 19). L’entreprise a une raison d’être qui ne saurait être réduite au seul profit.

Le rapport décline quatorze recommandations. En premier lieu, tenant compte de ce qu’il existe un décalage entre le droit des sociétés et la réalité économique qu’est l’entreprise (p. 23), le rapport propose une réécriture de l’article 1833 du code civil, lequel a été rédigé à une époque où le capitalisme était principalement familial (p. 29). Ainsi est-il suggéré d’ajouter un nouvel alinéa précisant que « la société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité » (recommandation 1). Ainsi formulé, l’article 1833 devrait favoriser « une gestion moins court-termiste, moins instrumentale, et ouvrir la porte à une plus grande responsabilité environnementale » (p. 45). La notion de « raison d’être » est aussi évoquée, au moins pour les sociétés anonymes. « À la manière d’une devise pour un État, la raison d’être pour une entreprise est une indication, qui mérite d’être explicitée, sans pour autant que des effets précis y soient attachés » (p. 49).

Dans ces conditions, il est proposé, en modifiant l’article L. 225-35 du code de commerce (il conviendra également de modifier la disposition relative aux conseils de surveillance), de « confier aux conseils d’administration la formulation d’une raison d’être visant à éclairer l’intérêt propre de la société et de l’entreprise ainsi que la prise en considération de ses enjeux sociaux et environnementaux » (recommandation 2). Dans le prolongement de cette recommandation, il pourrait être intéressant, selon le rapport, d’« accompagner le développement de labels RSE sectoriels et faire de la RSE un outil de renforcement du dialogue social dans les branches professionnelles volontaires » (recommandation 3). La recommandation suivante est intéressante : elle s’intéresse à la question des « parties prenantes ». Le rapport a volontairement choisi de ne pas proposer de faire directement référence, dans le code civil, à cette notion.

En revanche, il convient d’« inciter les grandes entreprises à se doter à l’initiative des dirigeants d’un comité de parties prenantes, indépendant du conseil d’administration […] », tout en intégrant « la stratégie RSE dans les attributions de l’un des comités ou d’un comité ad hoc du conseil d’administration » (recommandation 4). D’ailleurs, à propos de la RSE, il pourrait être intéressant de « développer les critères RSE dans les rémunérations variables des dirigeants » (recommandation 5).

Les recommandations suivantes ont trait à la représentation des salariés dans les conseils d’administration. Il n’est plus nécessaire d’expliquer l’intérêt de leur présence qui fournit « une compréhension concrète de l’entreprise de l’intérieur, une mémoire des projets passés et une plus grande connaissance des métiers exercés dans l’entreprise » (p. 56). Aussi, face aux insuffisances du système français, il est prévu de « renforcer le nombre des administrateurs salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance de plus de 1 000 salariés à partir de 2019, à deux salariés à partir de 8 administrateurs non salariés et trois salariés à partir de 13 administrateurs non salariés » (recommandation 6).

D’ailleurs, il conviendrait de « faire le point sur la représentation des salariés dans les conseils par une mission tirant les enseignements de douze ou vingt-quatre mois de pratique, avant d’envisager de l’étendre aux sociétés de 500 à 1 000 salariés, ou d’augmenter la proportion des administrateurs salariés aux conseils » (recommandation 7). Face à l’essor croissant des SAS, il ne faudrait pas que ces dernières demeurent à l’écart de cette évolution, au moins pour les plus grandes structures. Dans ces conditions, le rapport estime nécessaire d’« ajouter un article au code de commerce pour doter les sociétés par actions simplifiées (SAS) de plus de 5 000 salariés d’un conseil d’administration ou de surveillance régi par les dispositions applicables aux sociétés anonymes, afin qu’il disposent des mêmes proportions d’administrateurs salariés » (recommandation 8).

Plus généralement, comprenant le lien que les interrogations sur l’entreprise entretiennent à la fois avec la notion d’actionnaire et avec la pratique de la comptabilité, le rapport recommande d’engager « une étude sur la place et le rôle de l’actionnaire » (recommandation 9) et « sur les conditions auxquelles les normes comptables doivent répondre pour servir l’intérêt général et la considération des enjeux sociaux et environnementaux » (recommandation 10).

Enfin, la suite du rapport s’intéresse aux « entreprises avant-gardistes », estimant qu’il convient de donner un cadre juridique aux sociétés lucratives à impact social et environnemental (p. 64). Curieusement, c’est notamment aux USA que l’idée a été lancée, en partie parce que la logique des droits fiduciaires imposés aux dirigeants impose une maximalisation des profits (p. 65, et not. p. 66, avec l’arrêt Craigslist c. eBay). Aussi fallait-il une structure dédiée, comme les Benefit corporation et les Flexible purpose corporation (p. 66). Dans cette veine, le rapport propose l’instauration d’une « entreprise à mission ». Pour cette raison, il est recommandé de « confirmer à l’article 1835 du code civil la possibilité de faire figurer une “raison d’être” dans les statuts d’une société, quelle que soit sa forme juridique, notamment pour permettre les entreprises à mission » (recommandation 11). Celles-ci devraient être reconnues dans la loi et accessibles à toutes les formes juridiques, dès lors qu’elles respectent certaines conditions : l’inscription dans ses statuts d’une raison d’être dotée d’un impact mesurable positif pour la société et l’environnement ; l’introduction dans sa gouvernance d’un comité d’impact (éventuellement composé de parties prenantes), la mesure et la reddition publique par les organes de gouvernance du respect de la raison d’être inscrite dans les statuts, évalué par un organisme tiers indépendant, la publication d’une déclaration de performance extra-financière comme les sociétés de plus de 500 salariés (recommandation 12). La dimension internationale est prise en compte par le rapport, étant donné qu’il est question de créer « un acteur européen de labellisation, adapté aux spécificités du continent européen, pour les entreprises à mission européenne » (recommandation 13). Enfin, des aménagements sont envisagés à propos des fondations. Il convient ainsi d’« assouplir la détention de parts sociales majoritaires par les fondations, sans en dénaturer l’esprit, et envisager la création de fonds de transmission et de pérennisation des entreprises » (recommandation 14).

Les propositions du rapport Notat-Senard sont stimulantes ; elles seront très certainement largement discutées. Objet social, intérêt social, intérêt propre et raison d’être : les notions commencent à fleurir et il faudra bien, à l’avenir, les articuler. Il faudra également s’interroger quant au point de savoir s’il est vraiment nécessaire de modifier le code civil. Les réticences parfois manifestées à cet égard doivent être analysées. De surcroît, les modifications proposées en matière de représentation des salariés dans les SAS méritent d’être envisagées à l’aune de la liberté contractuelle qui y prévaut étant donné qu’elles reviennent, de par la loi, à doter la société d’un conseil. Autant d’éléments qui ne manqueront pas de nourrir un débat qui s’annonce passionnant.