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Le « recours collectif » contre le passe sanitaire ne passe pas à Strasbourg !

Dans une décision d’irrecevabilité en date du 7 octobre 2021, la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté une requête qui contestait la conventionnalité du passe sanitaire pour absence d’épuisement des voies de recours internes et en raison de son caractère abusif. Le même jour, la Cour a accepté de communiquer une requête contre la France concernant les conséquences de l’obligation vaccinale imposée par application de la loi n° 2021- 1040 du 5 août 2021 aux membres de certaines professions.

La motivation de la décision d’irrecevabilité Zambrano c/ France du 7 octobre 2021 est tout sauf une surprise.

Et le moins que l’on puisse dire est que la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas fait dans la dentelle, pour rejeter la requête de M. Guillaume Zambrano maître de conférences en droit privé à l’Université de Nîmes (et non de Montpellier comme indiqué dans le communiqué de presse), qui contestait la conventionnalité de la loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire – qui instaure le dispositif du passe sanitaire - et la loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire – qui en étend le champ d’application aux activités de la vie quotidienne, en se présentant comme le représentant d’un recours collectif (au nom de 7 934 requérants). Sur son site « no pass », M. Zambrano a en effet encouragé ses soutiens à saisir massivement la Cour pour la submerger. L’objectif étant de « saturer le fonctionnement de la Cour européenne des droits de l’homme par le nombre de plaintes » afin de créer « un rapport de force » pour « négocier » avec la Cour. Vaste programme … ! Le site renvoyait à un formulaire pré-rempli qu’il suffisait de signer. Au total, ce sont 18 000 requêtes qui ont été adressées à la Cour dans le cadre de la démarche initiée par M. Zambrano. Invité par le président de la Cour européenne à régulariser les 7934 requêtes qui ne comportaient pas la signature originale de M. Zambrano, désigné représentant dans toutes ces requêtes standardisées, celui-ci y est resté totalement indifférent.

Soulignons d’emblée que M. Zambrano assumait le fait de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes. Dressant un parallèle (très douteux) avec l’affaire S.A.S. c/ France, il estimait que cette exigence ne s’appliquait pas lorsque la violation résulte de la loi elle-même. On l’aura compris, il s’agit en réalité d’emmener la Cour à se placer sur le terrain de la notion de « victime potentielle ». Qui plus est, dans la mesure où le Conseil constitutionnel a déclaré que le passe sanitaire était conforme à la Constitution (Cons. const. 5 août 2021, n° 2021-824, JT 2021, n° 244, p. 6, obs. E. Royer ), il faisait valoir l’inexistence de recours disponible et effectif permettant de le remettre en cause. Tel est, résumé à grands traits, l’argumentaire développé par le requérant qui invoquait à titre principal une violation de l’article 3 – atteinte à l’intégrité physique – ainsi que des articles 8 et 14 de la Convention, et de l’article 1er du Protocole n° 12. Une simple consultation du guide pratique sur recevabilité disponible sur le site de la Cour lui aurait permis de se rendre compte que son recours ne présentait aucune chance de succès. Au contraire, M. Zambrano, spécialiste de la prédiction jurisprudentielle, a multiplié les vidéos affirmant clairement que la Cour déclarerait la requête recevable. Ainsi, dans une vidéo publiée le 26 août 2021, il déclarait : « il y a une chose que je peux vous garantir, c’est que la requête ne sera pas déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. C’est une certitude ».

L’ensemble de cet argumentaire est pourtant rejeté avec fermeté par la Cour, qui va déclarer la requête irrecevable pour absence d’épuisement des voies de recours internes et également, et surtout, en raison de son caractère abusif.

Trois points méritent de retenir l’attention.

Sur l’épuisement des voies de recours internes

En premier lieu, sur la question de l’épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle le caractère fondamental de cette règle et le rôle premier des autorités nationales dans l’application de la Convention européenne. Aussi, la décision souligne-t-elle que « dans le contexte de l’épuisement des voies de recours internes et à l’égard du caractère subsidiaire du mécanisme de contrôle institué par la Convention, la Cour a toujours reconnu que les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme et que grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux » (§ 24). Se plaçant dans le sillage des décisions d’irrecevabilité Charron et Merle-Montet c/ France (CEDH 16 janv. 2018, n° 22612/15, AJ fam. 2018. 236, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; ibid. 139, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; Constitutions 2018. 74, chron. T. Larrouturou ; RTD civ. 2018. 349, obs. J.-P. Marguénaud ) et Graner c/ France (5 mai 2020, n° 84536/17), la Cour met en exergue la différence d’objet et de nature des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité, en particulier la plus-value du contrôle in concreto de conventionnalité par rapport au contrôle in abstracto exercé par le Conseil constitutionnel (§ 27). Parce que ces contrôles sont distincts, « une mesure prise en application d’une loi dont la conformité aux dispositions constitutionnelles protectrices des droits fondamentaux est établie peut être jugée incompatible avec ces mêmes droits tels qu’ils se trouvent garantis par la Convention à raison par exemple de son caractère disproportionné dans les circonstances de la cause » (§ 28 de la décision Charron). Au regard de ces principes, l’argument du requérant selon lequel la décision du Conseil constitutionnel précitée rendait tout recours contre les textes d’application de la loi du 5 août 2021 ineffectif ne pouvait prospérer. Le contrôle de constitutionnalité n’absorbant pas le contrôle de conventionnalité, M. Zambrano pouvait tout à fait saisir le Conseil d’État pour contester la loi sur le passe sanitaire au regard des dispositions conventionnelles. En conséquence de quoi la requête est déclarée irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours préalables (§ 30). Mais la décision ne s’arrête pas là. Dans un contexte marqué par la multiplication des requêtes sur la gestion du covid-19, le juge européen a tenu à vérifier si la présente requête est susceptible de se heurter à d’autres conditions de recevabilité. Cette œuvre pédagogique paraît essentielle au vu d’un contentieux dont on pressent l’évolution exponentielle (v. égal. en ce sens la décision Le Mailloux c/ France du 3 déc. 2010, n° 18108/20).

Sur la qualité de victime

En second lieu, bien qu’elle reconnaisse que l’obligation d’épuiser les voies de recours internes est indissolublement liée à la question de la qualité de victime, « en particulier s’agissant d’une mesure générale telle qu’une loi » (§ 47), la Cour les examine séparément. Aussi, confronté à la demande du requérant de bénéficier de l’application de la théorie de la victime potentielle telle qu’elle a été appliquée dans l’affaire S.A.S. c/ France (CEDH 1er juill. 2014, n° 43835/11, AJDA 2014. 1348 ; ibid. 1763, chron. L. Burgorgue-Larsen ; ibid. 1866, étude P. Gervier ; D. 2014. 1451, et les obs. ; ibid. 1701, chron. C. Chassang ; ibid. 2015. 1007, obs. REGINE ; Constitutions 2014. 483, chron. M. Afroukh ; RSC 2014. 626, obs. J.-P. Marguénaud ; RTD civ. 2014. 620, obs. J. Hauser ; RTD eur. 2015. 95, chron. P. Ducoulombier ), le juge européen renoue avec la réitération sacramentelle de l’impossibilité pour les particuliers de se plaindre d’une loi in abstracto : le requérant doit se prétendre effectivement lésé par la violation qu’il allègue et avoir fait l’objet d’une mesure individuelle d’application (§ 41, adde, Le Mailloux préc., dans laquelle le requérant se plaignait, sur le terrain des obligations positives, des omissions de l’État dans la gestion de la crise de la covid-19), ce qui n’est pas le cas en l’espèce. En effet, « le requérant se plaint in abstracto de l’insuffisance et de l’inadéquation des mesures prises par l’État français pour lutter contre la propagation du virus covid-19. En effet, il ne fournit pas d’informations sur sa situation personnelle et n’explique pas concrètement en quoi les manquements allégués des autorités nationales seraient susceptibles de l’affecter directement et de le viser en raison d’éventuelles caractéristiques individuelles » (§ 43). Bref, il lui est reproché d’avoir orienté exclusivement le débat contentieux sur la conventionnalité abstraite des lois nos 2021-689 et 2021-1040, sans expliquer de manière concrète en quoi sa situation personnelle serait affectée. Au détour d’un paragraphe, la décision prend bien soin de souligner que la loi sur le passe sanitaire n’impose nullement la vaccination. Quid du parallèle avec l’affaire S.A.S. c/ France ? Est-il besoin de le rappeler, la notion de « victime potentielle » permet « à un individu d’agir contre une règle de droit qui ne lui a pas été appliquée » (H. Raspail, Le conflit entre droit interne et obligations internationales de l’État, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2013, vol. 129, p. 498)) et dont il risque de subir personnellement les effets. Cela suppose néanmoins que le requérant produise des preuves plausibles et convaincantes de la probabilité de survenance d’une violation dont il subirait personnellement les effets (CEDH 10 mars 2014, Senator Lines GmbH, n° 56672/00). Dans l’affaire S.A.S. par exemple qui concernait l’interdiction du voile intégral, la requérante, de confession musulmane, n’avait certes jamais été condamnée pour avoir porté le voile intégral dans l’espace public, mais la loi du 11 octobre 2010 la plaçait devant un dilemme : « soit (elle se pliait) à l’interdiction et renon(çait) ainsi à se vêtir conformément au choix que (lui) dicte (son) approche de (sa) religion ; soit (elle) ne s’y pli(ait) pas et s’expos(ait) à des sanctions pénales ». Rien de tel en l’espèce (§ 47). Aucun commencement de preuve n’a été fourni par le requérant quant aux conséquences des lois litigieuses sur son droit au respect de la vie privée, ce qui n’est pas sans lien avec le non-respect de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes.

Sur l’appel du requérant à faire dérailler l’ensemble du système conventionnel par la multiplication des saisines

En troisième lieu, la Cour revient sur l’appel du requérant à faire dérailler l’ensemble du système conventionnel par la multiplication des saisines. Fait rare pour être souligné, la décision Zambrano retient l’abus du droit de recours au sens de l’article 35, § 3, a), de la Convention. Il faut dire que cet appel n’a pas du tout fait rire les juges européens. On le sait, toute démarche qui aurait pour seule finalité d’entraver le bon fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle constitue un abus (CEDH 15 sept. 2009, Miroļubovs et autres c/ Lettonie, n° 798/05, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss ; 10 avr. 2012, Bekauri v. Georgia, n° 14102/02). Compte tenu du problème difficilement surmontable de l’engorgement de la Cour (§ 37), l’appel non équivoque du requérant à « paralyser son fonctionnement » était extrêmement grave, ce qui justifie sans doute le souci du juge d’y répondre alors que le non-épuisement des voies de recours internes permettait déjà de déclarer la requête irrecevable. Il est évident que l’objectif recherché par le requérant était de créer une charge supplémentaire pour la Cour incompatible avec les missions qui sont les siennes. Au-delà même des règles procédurales, c’est toute la Convention qui doit être protégée contre les abus, ainsi qu’en atteste la clause d’interdiction d’abus de droit de l’article 17 de la Convention, valorisée ces dernières années dans le contentieux conventionnel. En ce sens, la référence à « la protection du mécanisme de la Convention » (§ 37) est lourde de sens. La terminologie utilisée par le juge européen dans le cadre de l’article 17 est d‘ailleurs reprise en l’espèce, la décision estimant que la stratégie du requérant s’avérait contraire à l’esprit de la Convention et aux objectifs qu’elle poursuit (comp. par ex., CEDH 20 oct. 2015, M’Bala M’Bala, n° 25239/13, AJDA 2016. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; RSC 2016. 140, obs. J.-P. Marguénaud ).

Autant dire que la juridiction européenne des droits de l’homme a éparpillé façon puzzle la requête portée par le site no.pass.

Un prochain contrôle conventionnel de la vaccination obligatoire imposée à certaines professions en France

Le même jour, une requête concernant la gestion du covid-19 a été communiquée au gouvernement français (Pierrick Thevenon, n° 46061/21) avec une conséquence : la vaccination obligatoire imposée à certaines professions en France sera passée au crible du contrôle conventionnel. En acceptant de communiquer une requête contre la France concernant les conséquences de l’obligation vaccinale imposée par application de la loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 aux membres de certaines professions (à l’instar des sapeurs-pompiers), la Cour européenne ouvre en effet la voie à un examen au fond de la vaccination obligatoire. On se souvient que le 25 août 2021, la Cour européenne, siégeant en une formation de chambre de sept juges, avait refusé de faire droit à une demande de mesure provisoire (art. 39) visant à suspendre l’obligation vaccinale des sapeurs-pompiers.

L’examen au fond de la vaccination obligatoire contre la covid-19 sera une première, puisque jusqu’à présent le juge européen s’est seulement prononcé sur une mesure de confinement prise par les autorités roumaines dans le cadre de la lutte contre la covid-19 (CEDH 13 avr. 2021, Terheş c/ Roumanie, n° 49933/20). L’arrêt de grande chambre Vavřička et autres c/ République Tchèque, dans lequel était en cause la vaccination infantile obligatoire, contre des maladies graves tels que la poliomyélite, l’hépatite B et le tétanos intéresse indirectement la problématique du covid-19. Les États parties à la Convention ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, puisque quatre d’entre eux ont présenté des observations en tant que tiers intervenants en faisant référence à la pandémie de covid-19. Il convient toutefois d’être mesuré ici car l’arrêt, qui conclut in fine à un constat de non-violation de l’article 8, prend bien soin de souligner que « la présente espèce porte sur la vaccination usuelle et de routine des enfants contre des maladies qui sont bien connues de la médecine » (§ 158). Contrairement à une idée reçue, la Cour ne juge pas que la vaccination obligatoire est le seul moyen de lutter contre les maladies graves. Elle se contente de valider une solution posée par un législateur national au regard de la marge d’appréciation qui lui a été reconnue.