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Référé-liberté contre la visioconférence en cour d’assises : « Comment faire comprendre une peine à un accusé, s’il n’est pas là ? »

Mardi 24 novembre, le Conseil d’État a examiné un référé-liberté déposé par plusieurs associations et syndicats d’avocats et de magistrats, qui demandent la suspension de l’ordonnance du 18 novembre permettant de recourir à la visioconférence dans les procès pénaux. La décision sera rendue en fin de semaine.

par Julien Mucchiellile 25 novembre 2020

L’ordonnance du 18 novembre portant adaptation de règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaires statuant en matière pénale prévoit qu’il peut être recouru à la visioconférence, sans l’accord des parties et sur décision du président de l’audience, pour juger un prévenu ou un accusé. Dans le cas d’un procès criminel, cette faculté n’intervient qu’une fois terminée l’instruction à l’audience, c’est-à-dire au stade des plaidoiries et du réquisitoire. Cette ordonnance est mise en cause par le Syndicat des avocats de France (SAF), le Conseil national des barreaux (CNB), le Syndicat de la magistrature (SM), l’Association pour la défense des droits des détenus (A3D), l’Association des avocats pénalistes (ADAP) et d’autres associations et syndicats d’avocats, qui demandent au Conseil d’État, au visa de l’article L. 521-2, de suspendre son exécution.

Le juge du référé-liberté se tourne vers les représentants du gouvernement : « Vous n’avez pas fourni beaucoup de chiffres pour justifier ces différentes possibilités d’imposer la visioconférence sans l’accord de la personne concernée. » Le représentant du gouvernement s’empresse d’en fournir : « Nous disposons d’éléments statistiques : d’abord, c’est un procédé qui s’est fortement développé au début des années 2000. Avant le confinement, environ 2 000 connexions étaient effectuées tous les mois. En janvier 2020, 1 910 visioconférences ; en février 2020, 2 089 ; mars : 3 271 ; avril : 4 227 ; mai : 4 788 ; juin : 6 232 ; juillet : 3 676 ; août 1400 ; septembre : 2 745. Ces chiffres me paraissent importants, puisque les juridictions se sont emparées de l’outil. Cela a permis de revenir à un fonctionnement de la justice, jusqu’à ce qu’elle revienne à une phase normale. Donc il n’y a pas eu du tout une utilisation massive, dès que les juges ont pu considérer que l’extraction des détenus était possible, ils sont revenus à la comparution classique. »

Depuis la parution de cette ordonnance, ses détracteurs ont dénoncé un texte ad hoc pour le procès des attentats de janvier 2015, suspendu depuis plusieurs semaines au stade des plaidoiries car l’accusé principal, qui encourt la réclusion criminelle à perpétuité, est malade. Le gouvernement s’en défend : « Contrairement à ce qu’on a pu lire, ce n’est pas lié spécifiquement au procès des attentats de janvier 2015. La question est nationale. Lors du premier confinement, 167 sessions d’assises ont été reportées sur le territoire. » La mesure est principalement liée aux procès d’assises avec jury populaire, qui ne peut pas suspendre un procès au risque de devoir renvoyer la session. Le représentant du gouvernement développe : « La difficulté se pose avec les procès très lourds à organiser, et qui durent plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Quand on est dans la phase “la plus active”, évidemment, l’accusé doit être présent. Mais en revanche, il nous est apparu que dans la phase postérieure à l’instruction, il n’était pas impossible, notamment pour les accusés cas contacts, asymptomatiques, de suivre les procès en visioconférence depuis leur lieu de détention. Cela ne peut se faire qu’à la décision du président de la cour d’assises. Si cela ne se fait pas, cela veut dire que le procès sera renvoyé, avec les conséquences que cela peut avoir, notamment en termes de détention provisoire. »

Les avocats reprochent à ce dispositif d’être une atteinte disproportionnée au droit à un procès équitable et aux droits de la défense, portant une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés fondamentales. Plus précisément, constitue une garantie de l’exercice des droits de la défense et du droit au procès équitable le droit de comparaître physiquement devant un juge. L’ordonnance étant un acte réglementaire, c’est au juge du référé-liberté, en premier et dernier ressort, de statuer sur ce cas.

Dans ses écritures, le SAF argumente : « Le procès pénal a pour objet la manifestation de la vérité et suppose l’appréciation du comportement de la personne mise en cause et de sa personnalité, autant d’éléments qui commandent que l’intéressée soit directement associée aux débats. D’ailleurs, sauf cas particulier, l’avocat ne représente pas son client, mais l’assiste uniquement ; et même assisté d’un avocat, c’est par lui-même que le mis en examen, prévenu ou accusé se défend. Le procès pénal se déroule de telle manière que c’est oralement que sont discutées les preuves, lesquelles peuvent être rapportées par tous moyens et notamment par les réponses ou les déclarations que la personne mise en cause peut présenter à l’audience, notamment au cours de son interrogatoire, ce qui suppose un canal de parfaite communication. »

« Ce qui choque, c’est le cumul des atteintes au droit à un procès équitable »

Me Louis Boré tente d’exposer l’atmosphère particulière d’une cour d’assises : « Il y a une électricité dans l’air dans les débats, une électricité physique qui saisit l’ensemble des participants. C’est quelque chose d’assez lourd, de passionnant et de stimulant, mais d’assez lourd, on a l’impression d’embarquer dans un vaisseau et de voguer au jour le jour, et on essaie à l’occasion de ce voyage de faire émerger une vérité », plaide-t-il.

Me Spinosi, qui représente plusieurs parties, répond au représentant du gouvernement : « Notre critique se focalise en matière d’assises, pour une bonne raison que le gouvernement au premier confinement n’avait pas touché aux procédures d’assises. Pourquoi d’un seul coup la matière criminelle maintenant peut faire l’objet de l’utilisation de la visioconférence ? »

Selon les requérants, il est faux de prétendre que les sessions reportées lors du premier confinement font peser une menace similaire sur la situation actuelle, puisque les audiences se poursuivent normalement, grâce notamment à l’imposition de règles sanitaires strictes. Les chiffres annoncés de la visioconférence n’ont, selon eux, aucune signification.

Me Paul Mathonnet, pour le SAF, réplique à son tour : « On vous présente ceci comme un changement temporaire, mais ce n’est pas cela, c’est un changement de paradigme. Et ce sera définitif. Cela consiste en une banalisation de la visioconférence. Il faut bien avoir à l’esprit que la visioconférence, aujourd’hui, n’est permise que pour la prolongation de la détention provisoire, avec l’accord de la personne. » Sarah Massoud, présidente du SM, apporte son point de vue de magistrate : « Tout ce qui se passe dans une audience, qui se sent mais ne se voit pas forcément, est primordial pour l’accusé, mais aussi pour le juge et l’avocat général : comment faire comprendre une peine à un accusé, s’il n’est pas là ? »

Les dispositions contestées ne se limitent pas à la visioconférence en cours d’assises, puisque les requérants souhaitent également que soient suspendues les dispositions permettant d’y recourir en correctionnelle (à tout stade des débats), en détention provisoire, mais également celles qui prévoient de restreindre la publicité des débats – jusqu’au huis clos. « Ce qui choque, dit Louis Boré, c’est le cumul des atteintes au droit à un procès équitable. »