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Reporty : les applications de vigilance citoyenne sous l’œil des juristes

Fin mars, la CNIL a épinglé l’expérimentation d’une application sécuritaire à Nice, jugée non proportionnée et disposant d’une base légale fragile. Un avis qui ne sonne pas pour autant comme un coup d’arrêt.

par Gabriel Thierryle 30 avril 2018

Mardi 20 mars. Ambiance lugubre à la ville de Nice. La municipalité vient de se faire épingler par la CNIL pour son expérimentation du 10 janvier au 10 mars, d’une application sécuritaire, Reporty. Développée par une société israélienne, Carbyne, celle-ci permet via son smartphone de signaler à la police municipale divers incidents, du dépôt d’encombrants à un attentat en cours. L’avis de l’autorité administrative indépendante, cinglant, est clair : la proportionnalité du dispositif expérimenté n’est, « en l’état, pas garantie ». Au champ très large d’événements envisagés, à cette possibilité de visualiser en direct ou par enregistrement les images au centre de supervision urbaine, et aux risques pour les vidéastes-citoyens ne s’opposent pas assez de garanties, comme cette charte des bonnes pratiques permettant une désinscription, jugées « insuffisantes compte-tenu de l’ampleur du dispositif ».

Pour la ville de Nice, c’est un sévère camouflet. Dans un communiqué, le maire de la commune, Christian Estrosi, réplique vertement, en tentant de déplacer le débat du domaine juridique vers le champ politique. « Une nouvelle fois, sans réelle explication, ni motivation, la CNIL s’oppose aux initiatives prises en matière de sécurité en brandissant la protection des libertés individuelles comme étendard, sans s’intéresser à ceux qui subissent chaque jour des agressions sur leurs propres libertés », pointe-t-il.

Pas un coup d’arrêt mais un rappel des règles

Le verdict des juristes spécialisés dans les nouvelles technologies est beaucoup plus mesuré. « La CNIL n’a pas en réalité remis en cause, en publiant cet avis, tous les systèmes de vidéoprotection citoyenne, assure à Dalloz actualité Corinne Thiérache, avocate au barreau de Paris. Ce n’est pas un coup d’arrêt mais un rappel des règles à appliquer. La lutte contre la délinquance ne doit pas s’exempter des règles d’équilibre entre droits et obligations. » « Nous sommes sur une motivation conforme à la doctrine habituelle de la CNIL », remarque également à Dalloz actualité l’avocate Garance Mathias.

Ce genre d’application de vigilance citoyenne, ici couplée avec de la vidéo, pourrait bien pourtant essaimer en France à l’avenir. Car la ville de Nice n’est pas la seule à s’y intéresser. L’association de défense des libertés numériques La Quadrature du net a ainsi repéré un projet similaire dans les cartons à Marseille. Les communes intéressées ne pourront cependant pas faire l’impasse sur une sérieuse anticipation juridique de tels dispositifs. « Il convient de procéder à des études d’impact, de veiller à développer des outils qui auront pris en compte, dès en amont, les principes de la vie privée et de la sécurité, énumère Corinne Thiérache. Manifestement, pour Nice, la CNIL n’a pas eu les réponses adéquates concernant l’outil Reporty ».

Un encadrement plus soutenu

Et ces juristes de souligner les nombreuses questions nécessitant une réponse avant d’imaginer le déploiement de projets similaires, notamment avec l’entrée en vigueur prochaine, le 25 mai, du règlement européen sur la protection des données personnelles – une collectivité comme Nice aura l’obligation de nommer un délégué à la protection des données qui aurait un rôle à jouer sur un tel dispositif. Règles éthiques à mettre en place, destinataires des informations citoyennes, durée de conservation de ces informations, droit à l’image des personnes filmées, parfois à leur insu, garde-fous face à d’éventuelles dérives ou des utilisations à des fins détournées, ou encore consultation, en amont, de la CNIL.

Craints pour leur caractère intrusif, les dispositifs de vigilance citoyenne s’inscrivent dans une tendance plus générale. « Nous remarquons que pour tout un pan de la société, pour la corruption ou la discrimination, nous demandons aux citoyens de dénoncer, souligne à Dalloz actualité l’avocate Blandine Poidevin. Certaines communes demandent la même chose. Je ne comprendrais pas que nous arrivons à trouver un équilibre pour des dispositifs utilisés sur la voie publique alors que nous y arrivons avec les entreprises avec les lois Sapin et Sapin 2 ». Une nouvelle loi, c’est justement ce que suggère la CNIL dans son avis. « Au regard des risques élevés de surveillance des personnes et d’atteinte à la vie privée qui pourraient résulter d’un usage non maîtrisé d’un tel dispositif », il est « hautement souhaitable qu’un tel dispositif fasse l’objet d’un encadrement législatif spécifique », explique l’autorité administrative indépendante. Affaire à suivre au Parlement.