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Respect de la vie privée du salarié : la preuve illicite d’un détournement de fonds

Lorsqu’un employeur diligente une enquête interne visant un salarié à propos de faits, venus à sa connaissance, mettant en cause ce salarié, les investigations menées dans ce cadre doivent être justifiées et proportionnées par rapport aux faits qui sont à l’origine de l’enquête et ne sauraient porter d’atteinte excessive au droit du salarié au respect de sa vie privée.

par Jérémie Jardonnetle 4 mai 2020

Les faits de l’espèce sont relativement simples.

Une banque avait sollicité auprès de l’inspecteur du travail l’autorisation de licencier un salarié, par ailleurs détenteur de multiples mandats de représentant du personnel (délégué syndical, délégué titulaire du personnel, membre suppléant du comité d’entreprise fédéral et de membre du comité fédéral d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). Cette demande était fondée sur deux motifs : le premier disciplinaire, en raison de la consultation des comptes bancaires d’un client de la banque sans nécessité professionnelle et du comportement du salarié à l’égard de ce client, et un second tiré du trouble objectif que le détournement de fonds, réalisé par l’intéressé au détriment de son organisation syndicale, avait provoqué dans le fonctionnement de l’entreprise.

Sans revenir sur une procédure administrative longue et complexe, il ressort en l’espèce qu’en dernier lieu, l’inspection du travail avait refusé d’autoriser le licenciement du salarié par décision du 23 mai 2013. Par décision du 21 novembre 2013, le ministre du travail avait confirmé cette décision en ce qu’elle avait estimé que le motif disciplinaire n’était pas établi, mais l’avait annulée en considérant que le détournement de fonds reproché au salarié constituait un trouble manifeste dans le fonctionnement de l’entreprise. Le tribunal administratif de Strasbourg avait finalement annulé la décision du ministre du travail par jugement du 21 avril 2016, et la cour d’appel administrative de Nancy avait confirmé ce jugement par un arrêt du 28 décembre 2017.

Il ressort donc de la procédure que le motif du licenciement qui demeurait dans le débat n’était plus disciplinaire mais tiré d’un prétendu détournement de fonds que le salarié aurait effectué en dehors de l’exécution de son contrat de travail.

Or, pour mémoire, la possibilité de licencier un salarié pour des faits commis en dehors de l’exécution du contrat de travail est restreinte et s’apprécie selon les mêmes conditions que les faits liés à l’exécution du mandat. Si les agissements du salarié, étrangers à la vie professionnelle, ne peuvent justifier un licenciement disciplinaire, la Cour de cassation admet qu’ils puissent néanmoins justifier un licenciement reposant sur une cause réelle et sérieuse si un trouble caractérisé en est résulté, tenant notamment à la finalité de l’activité et aux fonctions du salarié et ayant eu des répercussions sur la bonne marche de l’entreprise (Soc. 9 juill. 2002, n° 00-45.068, Dalloz jurisprudence). C’est également le sens de la jurisprudence administrative (CE 4 juill. 2005, n° 272193, Lebon ; AJDA 2005. 2031 ; 15 déc. 2010, n° 316856, Lebon ; AJDA 2011. 527 ; D. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; RDT 2011. 99, concl. G. Dumortier ; ibid. 116, obs. P. Adam ). Il appartient, dans cette hypothèse, à l’employeur « d’établir que les répercussions effectives du comportement du salarié sur le fonctionnement de l’entreprise sont, eu égard à la nature de ses fonctions et à l’ensemble des règles applicables à son contrat de travail, de nature à justifier son licenciement » (CE 29 juin 2016, n° 387412, Dalloz actualité, 20 juill. 2016, obs. M. Peyronnet ; Lebon ; AJDA 2016. 2142 ). L’administration précise également dans une circulaire du 30 juillet 2012 que, « si le critère des fonctions professionnelles occupées par le salarié figure au nombre des éléments à prendre en compte, c’est bien le trouble objectif résultant de l’agissement commis par le salarié mis en cause qui constitue le critère décisif sur lequel doit se fonder, en premier lieu, l’appréciation de l’impossibilité de maintenir le contrat de travail » (circ. DGT n° 07/2012, 30 juill. 2012).

Assurément, un détournement de fonds opéré par un salarié pourrait causer un trouble dans le fonctionnement d’une entreprise telle qu’une banque, eu égard aux fonctions du salarié. Toutefois, la question posée par la décision commentée ne tenait pas véritablement à l’existence du trouble, mais avait trait à la manière dont l’employeur avait obtenu la preuve des faits reprochés au salarié.

En effet, il ressort de l’arrêt qu’une enquête interne avait été diligentée par la banque, sans que le salarié en soit informé, permettant ainsi de révéler que l’intéressé avait usé de ses prérogatives de trésorier pour commettre un détournement de fonds au détriment du syndicat. Cependant, il convient de noter que cette enquête avait pour seule origine la plainte d’un client qui expliquait que le salarié avait consulté ses comptes bancaires et l’avait menacé d’une dénonciation aux services fiscaux. Or les investigations ont non seulement porté sur le point de savoir si le salarié avait consulté les comptes bancaires du client à l’origine du signalement mais également sur les comptes bancaires du syndicat dont le salarié était le trésorier ainsi que sur ses comptes bancaires personnels dont il était titulaire au sein de la banque.

L’arrêt est intéressant, puisque le Conseil d’État prend le soin de fixer, tout d’abord, une ligne de conduite à tenir en indiquant que, « lorsqu’un employeur diligente une enquête interne visant un salarié à propos de faits, venus à sa connaissance, mettant en cause ce salarié, les investigations menées dans ce cadre doivent être justifiées et proportionnées par rapport aux faits qui sont à l’origine de l’enquête et ne sauraient porter d’atteinte excessive au droit du salarié au respect de sa vie privée ».

Faisant application de ce principe, il constate que la consultation des comptes bancaires du salarié n’était pas nécessaire pour établir la matérialité des allégations qui avaient été portées à sa connaissance par un tiers (les menaces proférées à l’encontre du client et la consultation de ses comptes). Ainsi, au visa de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, la haute juridiction administrative retient que la banque a porté une atteinte excessive au respect de la vie privée du salarié, dans des conditions insusceptibles d’être justifiées par les intérêts qu’elle poursuivait. Le Conseil d’État rejette ainsi le pourvoi de la banque et valide l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nancy.

Cette décision doit être juridiquement approuvée, dès lors qu’effectivement, la plainte dont la banque avait été saisie, émise originellement par un client, relative à la consultation de ses comptes par le salarié, à la divulgation d’informations confidentielles et à la menace d’une dénonciation aux services fiscaux, ne justifiait pas que l’employeur consulte le compte bancaire de ce salarié sans l’en informer préalablement. Cela n’avait même aucun lien en réalité. Le licenciement ne pouvait donc être justifié par le trouble causé par le détournement de fonds commis par le salarié à l’encontre de son syndicat, cette information ayant été obtenue en violation du droit au respect de sa vie privée, étant précisé au surplus que la banque n’a eu accès aux comptes personnels du salarié que parce que celui-ci était domicilié au sein de la banque.

Cette solution n’étonne guère, dans la mesure où la jurisprudence administrative sanctionne, de façon générale, l’utilisation par l’employeur de moyens de preuve illicites (v. par ex., CAA Bordeaux, 9 mai 2017, n° 15BX02686 ; CAA Lyon, 12 déc. 2013, n° 13LY00028, Dalloz jurisprudence).

L’exigence de loyauté est également la ligne suivie par la jurisprudence de la Cour de cassation.
Ainsi, la chambre sociale considère de jurisprudence constante qu’une filature organisée par l’employeur pour contrôler et surveiller l’activité d’un salarié constitue une atteinte à la vie privée de ce dernier, insusceptible d’être justifiée, eu égard à son caractère disproportionné, par les intérêts légitimes de l’employeur (Soc. 26 nov. 2002, n° 00-42.401, D. 2003. 1858, et les obs. , note J.-M. Bruguière ; ibid. 394, obs. A. Fabre ; ibid. 1305, chron. J. Ravanas ; ibid. 1536, obs. A. Lepage ; Dr. soc. 2003. 225, obs. J. Savatier ; RTD civ. 2003. 58, obs. J. Hauser ; 18 mars 2008, n° 06-45.093, D. 2008. 992, obs. B. Ines ; Dr. soc. 2008. 608, obs. C. Radé ; v. égal. Soc. 20 nov. 1991, n° 88-43.120, D. 1992. 73 , concl. Y. Chauvy ; Dr. soc. 1992. 28, rapp. P. Waquet ; RTD civ. 1992. 365, obs. J. Hauser ; ibid. 418, obs. P.-Y. Gautier , qui retient que si l’employeur a le droit de contrôler et de surveiller l’activité de ses salariés pendant le temps du travail, tout enregistrement, quels qu’en soient les motifs, d’images ou de paroles à leur insu, constitue un mode de preuve illicite).

C’est également le cap fixé par la première chambre civile qui souligne que « le droit à la preuve ne peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée qu’à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi » (Civ. 1re, 25 févr. 2016, n° 15-12.403, Dalloz actualité, 14 mars 2016, obs. N. Kilgus ; D. 2016. 884 , note J.-C. Saint-Pau ; ibid. 2535, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; AJ pénal 2016. 326, obs. D. Aubert ; RTD civ. 2016. 320, obs. J. Hauser ; ibid. 371, obs. H. Barbier ).

On peut voir une morale à l’arrêt commenté : contrairement à l’adage, la fin ne justifie pas les moyens.

Reste que le salarié devra peut-être s’expliquer pénalement sur le détournement de fonds opéré…