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Responsabilité d’un syndicat pour des propos incitant à commettre un acte illicite

La responsabilité civile d’un syndicat professionnel à raison de propos proférés par l’un de ses dirigeants à l’occasion d’une manifestation se fonde sur l’article 121-7 du code pénal qui réprime la complicité par provocation et non sur l’article 23 de la loi sur la presse qui incrimine la provocation directe suivie d’effets à commettre des crimes ou des délits. 

par Sabrina Lavricle 17 décembre 2018

Le 15 juillet 2013, des producteurs de lait se sont réunis devant la Maison des agriculteurs de la Mayenne, à l’appel d’organisations syndicales agricoles. S’étant ensuite rendus aux abords du siège du groupe Lactalis, les manifestants ont placé des pneumatiques devant le portail d’accès à l’entreprise, qu’ils ont incendiés à la nuit tombée. Les équipements permettant la fermeture du site ayant été détériorés, la société Lactalis investissements assigna la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles de la Mayenne sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240 du code civil, pour obtenir réparation de son préjudice. Par arrêt du 17 janvier 2017, le syndicat fut reconnu responsable et condamné à payer une certaine somme (70 000 € environ) à la société. Précisément, la cour d’appel d’Angers estima que le président du syndicat qui avait, au soir du 15 juillet, proféré certains propos à l’adresse des manifestants, captés par des journalistes de Ouest-France et diffusés sur le site du journal, leur demandant notamment de ne « surtout pas […] se garer chez Lactalis » mais d’y « organise[r] le rangement des pneus » avait manqué de prudence sans pour autant commettre une faute détachable de l’exercice de ses fonctions syndicales. Et elle retint la responsabilité du syndicat à raison du lien direct de causalité entre les directives données par son président s’exprimant en son nom et l’incendie des pneus et le dommage causé.

Dans son pourvoi, le syndicat invoquait deux moyens : l’applicabilité des dispositions de la loi sur la presse (L. 29 juill. 1881, art. 23) et l’insuffisance de caractérisation de la faute retenue sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240, du code civil. Réunissant les moyens, la Cour de cassation, réunie en chambre mixte, prononce le rejet du pourvoi. Pour ce faire, la Cour de cassation relève que le président du syndicat avait, « par la teneur de ses propos, […] pris en charge l’organisation logistique des opérations et donné les instructions d’organisation de la manifestation à tous les participants présents au rassemblement », notamment pour « garer et ranger les pneus chez Lactalis », et qu’il avait ensuite accompagné les manifestants jusqu’à l’usine où il avait assisté à l’embrasement des pneus. En outre, sur le fondement de la responsabilité du syndicat, elle estime que « l’action du syndicat constituait une complicité par provocation au sens de l’article 121-7 du code pénal, de sorte que se trouvait caractérisée une faute de nature à engager sa responsabilité sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240 du code civil, sans que puisse être invoqué le bénéfice de l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 ».

Par cet arrêt, la Cour de cassation consacre donc une application résiduelle du droit commun de la responsabilité civile, en lieu et place de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui doit pourtant primer dès lors que des propos, écrits ou discours constituent des abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par cette dernière (v. Cass., ass. plén., 12 juill. 2000, nos 00-83.577 et 00-83.578, Bull. ass. plén., nos 6 et 8 ; D. 2000. 215, et les obs. ; BICC n° 523, concl. Joinet et note Durieux ; Gaz. Pal. 2000. Somm. 1720 ; sur l’évolution jurisprudentielle antérieure, v. Rép. pén., Presse [procédure], par P. Guerder, nos 182 s. ; v. cependant, pour l’application de l’art. 1382, devenu 1240, C. civ., en cas de dénigrement de produits ou de services, Civ. 2e, 5 juill. 2000, n° 98-14.215, Bull. civ. II, n° 109 ; 23 janv. 2003, n° 01-12.848, Bull. civ. II, n° 15 ; D. 2003. 604 ; 8 avr. 2004, n° 02-17.588, Bull. civ. II, n° 182 ; Civ. 1re, 27 nov. 2013, n° 11-86.311, Bull. civ. I, n° 232, Dalloz actualité, 3 oct. 2013, obs. S. Lavric ; ibid. 2014. 508, obs. E. Dreyer ; AJ pénal 2014. 34, obs. N. Verly ; relevant que la responsabilité civile des syndicats, même recherchée à raison de fautes liées à des appels ou des tracts incitant à des actions illégales, se fonde toujours, dans la jurisprudence de la chambre sociale, sur l’article 1382, devenu 1240, C. civ., v. aussi, l’avis de M. le premier avocat général F. Cordier, p. 6). 

Au regard de la proximité entre les « deux qualifications » (F. Cordier, préc., p. 10) possibles de la faute civile (provocation de L. 29 juill. 1881, art. 23 ou provocation au sens de C. pén., art. 121-7), le doute était permis. On rappellera qu’aux termes de l’article 23 de la loi sur la presse « seront punis comme complices d’une action qualifiée de crime ou délit ceux qui […], par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics […] auront directement provoqué l’auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d’effet ». Ce texte, qui incrimine la provocation directe suivie d’effets à commettre des crimes (ou tentatives) et des délits, « érige[…] en infraction autonome une infraction apparentée à la complicité, détachée des conditions spécifiques posées par le code pénal » (F. Cordier, préc. p. 12 ; la provocation étant l’une des formes possibles de la complicité selon C. pén., art. 121-7, al. 2 : « est également complice la personne qui par don, promesse, menace, ordre, abus d’autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre »), articulée autour de la condition de publicité, et soumise aux exigences de forme posées par la loi sur la presse (en ce qui concerne l’acte introductif d’instance et la prescription abrégée notamment). L’acte de provocation, punissable per se, suppose alors que les propos tenus aient contenu « un appel explicite à la commission d’un acte déterminé tombant lui-même sous le coup d’une qualification criminelle ou délictuelle » et qu’ils aient entraîné la réalisation effective de ladite infraction (B. Beignier et al., Traité de droit de la presse et des médias, LexisNexis, 2009, nos 828 et 829). Par comparaison, la complicité par provocation ou fourniture d’instruction du code pénal ne requiert pas une forme de publicité et, surtout, elle suppose un lien étroit et personnel entre le complice et l’auteur de l’infraction (le complice empruntant la criminalité de l’auteur).

Pour attribuer un fondement à la responsabilité du syndicat, la Cour de cassation semble avoir procédé par élimination. Partant de la qualification spéciale de presse, elle devait constater son inapplicabilité, faute de pouvoir caractériser la condition de publicité, l’auteur des propos et les manifestants étant liés par une communauté d’intérêts (v. par ex. Crim. 24 janv. 1995, n° 93-84.701, Bull. crim. n° 33 ; Civ. 2e, 23 sept. 1999, n° 97-18.784, Bull. civ. II, n° 140 ; D. 1999. IR. 236 ; Crim. 7 mars 2000, Dr. pénal 2000. 97, obs. Véron ; Civ. 1re, 10 avr. 2013, n° 11-19.530, Dalloz actualité, 24 avr. 2013, obs. C. Manara ; ibid. 2050, chron. C. Capitaine et I. Darret-Courgeon ; ibid. 2713, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; ibid. 2014. 508, obs. E. Dreyer ; Gaz. Pal. 19-20 juin 2013, p. 14, obs. P. Piot) ; ne restait alors que la complicité de droit commun de l’article 121-7 du code pénal pour qualifier une faute à l’origine du dommage subi par la société, le comportement du président pouvant être assimilé à une fourniture d’instruction par abus d’autorité.