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La responsabilité de la société mère à l’égard des salariés de la société filiale

Les salariés d’une société filiale peuvent engager une action en responsabilité extracontractuelle à l’encontre d’une société tierce qui n’est pas leur employeur lorsque cette dernière a commis des manquements ayant contribué à la dégradation des résultats de leur employeur et aux licenciements subséquents.

par Wolfgang Fraissele 13 juin 2018

La conception traditionnelle du droit du travail repose sur une relation de travail bilatérale entre l’employeur et ses salariés, sauf que cette conception à la fois hiérarchique et collective des relations de travail tend à s’effriter en raison des évolutions induites par l’éclatement des formes traditionnelles de travail. En effet, la logique organisationnelle s’étend aux rapports entre donneur d’ordre ou société mère et filiales ou sous-traitants. Ce glissement implique que la filiale ou le sous-traitant reste l’employeur juridique tout en étant supplanté dans son pouvoir de direction et relégué au rôle d’organisateur du travail au bénéfice du donneur d’ordre. Face à cette ingérence qui affecte le lien de subordination et qui protège par conséquent la société donneuse d’ordre ou la société mère de toute mise en cause, n’est-il pas temps de repenser la régulation des relations de travail dans un cadre plus large en maintenant le lien contractuel et en responsabilisant la société donneuse d’ordre ?

La notion jurisprudentielle de coemploi tend à cette responsabilisation. En effet, les plaideurs disposent d’un premier recours : le recours contre le coemployeur. La Cour de cassation retient cette qualité de coemployeurs lorsqu’il existe entre les sociétés « une confusion d’intérêts, d’activité et de direction » (Soc. 4 oct. 2007, n° 06-44.496) ou lorsque les sociétés forment « un ensemble uni par la confusion de leurs intérêts, de leurs dirigeants de leurs activités et de leurs moyens d’exploitation » (Soc. 8 nov. 2006, n° 04-43.889). L’arrêt Jungheinrich avait établi des critères de reconnaissance qui se sont progressivement durcis (Soc. 18 janv. 2011, n° 09-69.199, Bull. civ. V, n° 23 ; Dalloz actualité, 14 févr. 2011, obs. L. Perrin ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Rev. sociétés 2011. 154, note A. Couret ; Dr. soc. 2011. 372, note G. Couturier ; ibid. 2012. 995, étude B. Gauriau ; RDT 2011. 168, étude F. Géa ; ibid. 285, Controverse L. Drai et C. Pares ; Sem. soc. Lamy 2011, n° 1476, rapp. P. Bailly ; JCP S 2011. 1065, note P. Morvan). La Cour définit cette triple confusion comme « une immixtion dans la gestion économique et sociale » (Soc. 20 mai 2014, n° 12-20.527, Dr. soc. 2015. 271, chron. S. Hennion et M. Del Sol ). La jurisprudence s’attache à prendre en considération la réalité des niveaux de décision dans les groupes et autres ensembles économiques encore plus complexes. Le degré d’intensité de l’immixtion est ainsi interrogé. À l’analyse de la jurisprudence, il faut retenir que le coemploi ne peut être reconnu que lorsque l’immixtion de la société mère ou donneuse d’ordre est si forte qu’elle revient à nier le principe de la personnalité juridique de l’autre (Soc. 10 déc. 2015, nos 14-19.316 à 14-19.334, Dalloz actualité, 8 janv. 2016, obs. J. Cortot ; ibid. 807, obs. P. Lokiec et J. Porta ; ibid. 2025, obs. L. d’Avout et S. Bollée ). C’est cette position que vient de rappeler la Cour de cassation par les arrêts du 24 mai 2018 (pourvois nos 17-15.630 et 16-18.621 à 16-18.665). Elle rappelle dans un premier temps, « qu’une société faisant partie d’un groupe ne peut être considérée comme un coemployeur à l’égard du personnel employé par une autre, hors l’existence d’un lien de subordination, que s’il existe entre elles, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une confusion d’intérêts, d’activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale de cette dernière ». Elle considère ensuite que n’a pas la qualité de coemployeur la société mère d’une autre société appartenant à un même groupe qui avait conservé son autonomie décisionnelle dans ses fonctions de production et le respect des réglementations, dans sa gestion comptable et dans celle des ressources humaines pour le personnel non cadre, et retient que l’intervention de la société mère dans la nomination des instances dirigeantes et du contrôle de leur action ou l’attribution d’une prime exceptionnelle aux cadres dirigeants, ainsi que dans la gestion financière de la filiale par le biais d’une convention d’assistance technique et de gestion de trésorerie n’excédait pas la nécessaire coordination des actions économiques entre deux sociétés appartenant à un même groupe. L’action de reconnaissance de coemploi engagée par des salariés souhaitant contester leur licenciement pour motif économique apparaît dès lors bien délicate. Il reste en revanche à ces derniers l’action en responsabilité extracontractuelle contre la société mère qui a concouru par sa faute à la dégradation des résultats de leur employeur et à la perte de leur emploi.

Le second recours à disposition des salariés repose sur le comportement fautif de la société mère à l’égard de la filiale. On sait que l’employeur ne peut licencier pour motif économique lorsque celui-ci est dû à sa faute ou sa légèreté blâmable. La Cour de cassation a déjà eu l’occasion de juger qu’une légèreté blâmable prive les licenciements de cause réelle et sérieuse (Soc. 28 oct. 2008, n° 07-41.984). À plus forte raison, un comportement fautif caractérisé par un ensemble d’agissements préjudiciables à la filiale et imputables à la société mère rend les licenciements dépourvus de cause réelle et sérieuse. C’est l’enseignement principal des autres décisions prononcées le 24 mai.

Dans la première espèce (pourvoi n° 16-22.881), la chambre sociale approuve les juges du fond qui ont retenu la responsabilité de la société mère après avoir relevé à son encontre un ensemble d’agissements préjudiciables à la filiale tels qu’une contribution de la filiale au groupe au-delà de ses capacités financières, du transfert gratuit d’une licence à une autre société du groupe, d’une vente de stock faisant l’objet d’un droit de rétention, de factures partiellement acquittées. La société mère soutenait dans son pourvoi l’application du principe de l’autonomie des personnes morales et conditionnait sa responsabilité à la démonstration d’une faute personnelle et intentionnelle d’une particulière gravité. Cette condition existe en matière de droit commercial pour mettre en cause la responsabilité des mandataires sociaux pour des actes qui relèvent de leurs fonctions et de celles des associés à l’égard des tiers (Com. 10 févr. 2009, n° 07-20.445, Dalloz actualité, 20 févr. 2009, obs. A. Lienhard ; ibid. 1240, chron. M.-L. Bélaval et R. Salomon ; ibid. 2010. 287, obs. J.-C. Hallouin, E. Lamazerolles et A. Rabreau ; Rev. sociétés 2009. 328, note J.-F. Barbièri ; RTD civ. 2009. 537, obs. P. Jourdain ; 18 avr. 2014, n° 12-29.752, Dalloz actualité, 28 févr. 2014, obs. X. Delpech , note T. Favario ; ibid. 2434, obs. J.-C. Hallouin, E. Lamazerolles et A. Rabreau ). Cette argumentation n’est pas retenue par la Cour de cassation qui s’attache au comportement fautif de la société mère qui consiste à faire primer son seul intérêt au détriment de sa filiale soit par des agissements directs, voire indirects, soit par l’intermédiaire d’autres sociétés du groupe.

La notion de « comportement fautif » ressort encore plus distinctement de la seconde espèce (pourvoi n° 17-12.560). Dans cette affaire, la Cour de cassation a reconnu que les difficultés économiques résultaient d’agissements fautifs allant au-delà des seules erreurs de gestion. La société mère avait fait procéder à une remontée de dividendes de la part des sociétés filiales disproportionnée ayant provoqué des difficultés économiques. Dans une autre espèce (pourvoi n° 16-18.621), la Cour de cassation ajoute que, pour être reconnue comme fautive, la gestion de la société mère doit compromettre la bonne exécution par sa filiale de ses obligations et contribuer à une situation de cessation des paiements. Les salariés reprochaient, en l’espèce, aux juges du fond de ne pas avoir tenu compte de l’influence déterminante de l’actionnaire unique dans la dégradation rapide de la trésorerie de l’employeur. Toutefois, la Cour de cassation n’a pas retenu le caractère fautif de l’actionnaire unique au motif que la situation financière de la filiale était compromise depuis longtemps et que le nouvel actionnaire avait entrepris des actions de redressement en vain.