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Responsabilité pénale de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée

En cas de fusion-absorption, la société absorbante peut désormais, à certaines conditions, être condamnée pénalement pour des faits commis avant la fusion par la société absorbée

par Julie Galloisle 10 décembre 2020

L’arrêt du 25 novembre 2020 était attendu (v. lettre de la chambre criminelle, oct. 2020, p. 6). Et sa solution n’a pas déçu. La chambre criminelle de la Cour de cassation considère désormais qu’en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société, la société absorbante peut, à certaines conditions, être condamnée pénalement pour des faits commis par la société absorbée avant la fusion. Mais davantage que la décision elle-même, c’est le revirement qui était attendu, revirement dont les effets se trouvent, par principe, différés.

Un revirement attendu

Les faits de l’espèce sont somme tout assez classiques. Une société – la société Intradis – est mise en cause pour des faits de destruction involontaire par incendie ayant eu lieu en 2002. À l’issue de l’information judiciaire, elle est convoquée à l’audience du tribunal correctionnel du 23 novembre 2017, par acte du 24 juillet 2017. Quelques mois plus tôt, le 31 mars 2017, la société Intradis ainsi que sa société-mère – la société Recall France – avaient cependant fait l’objet d’une fusion-absorption au profit de la société Iron Moutain France SAS, conduisant les parties civiles à faire citer à comparaître cette dernière à l’audience.

Par jugement rendu le 8 février 2018, le tribunal correctionnel a ordonné un supplément d’information afin de déterminer les circonstances de l’opération de fusion-absorption, et de rechercher tout élément relatif à la procédure en cours, notamment s’agissant de l’infraction de destruction involontaire initialement poursuivie à l’encontre de la société Intradis. Plus particulièrement, le supplément d’information visait à entendre le responsable en activité au sein des sociétés concernées par l’opération de fusion-acquisition et le pénalement responsable de la société Iron Mountain France, sur les raisons, les modalités et les conditions de la fusion-acquisition des différentes sociétés impliquées. L’objectif poursuivi ne faisait pas ici de doute : rechercher si l’opération de fusion-absorption n’avait pas été entachée de fraude – laquelle pouvait notamment être induite de la proximité temporelle entre la décision de réalisation de l’opération de fusion-absorption et la convocation, puis l’audience du tribunal, alors que les faits dataient de 2002 –, considérant ainsi que, dans ce cas, la responsabilité pénale de la société absorbante pouvait être engagée pour les faits commis par la société absorbée. 

Sur appel de la société Iron Moutain France SAS absorbante, la cour d’appel d’Amiens, par arrêt du 26 septembre 2018, a confirmé le jugement entrepris. La société absorbante forme alors un pourvoi en cassation, reprochant notamment, dans un premier moyen, à l’arrêt attaqué d’avoir ordonné un supplément d’information, à l’appui de l’article 121-1 du code pénal posant le principe de responsabilité pénale personnelle, lequel s’oppose à toute poursuite contre la société absorbante s’agissant de faits commis par une autre personne morale qu’elle.

La chambre criminelle de la Cour de cassation rejette toutefois ce moyen – réuni avec celui critiquant l’action civile – au motif qu’« en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société entrant dans le champ de la directive [2011/35/UE du 5 avr. 2011, relatif aux fusions internes de sociétés anonymes], la société absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération » (§ 35). Et d’en déduire que « le juge qui constate qu’il a été procédé à une opération de fusion-absorption entrant dans le champ de la directive précitée ayant entraîné la dissolution de la société mise en cause, peut, après avoir constaté que les faits objet des poursuites sont caractérisés, déclarer la société absorbante coupable de ces faits et la condamner à une peine d’amende ou de confiscation » (§ 37).

Au vrai, cette solution était annoncée par le droit de l’Union européenne sur lequel les juges de cassation trouvent appui. La Cour de justice de l’Union européenne, dans un arrêt rendu 5 mars 2015, a en effet jugé que l’article 19 de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978, devenu l’article 19, paragraphe 1er, de la directive 2011/35/UE du 5 avril 2011, relatif aux fusions internes de sociétés anonymes, s’interprète dans le sens qu’une fusion par absorption entraîne la transmission, à la société absorbante, de l’obligation de payer une amende infligée par décision définitive, après cette fusion, pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant ladite fusion (CJUE 5 mars 2015, aff. C-343/13, Modelo Continente Hipermercados SA c/ Autoridade para as Condiçoes de Trabalho, D. 2015. 735 ; ibid. 1506, obs. C. Mascala ; ibid. 2401, obs. J.-C. Hallouin, E. Lamazerolles et A. Rabreau ; AJ pénal 2015. 493, obs. J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2015. 677, note B. Lecourt ; RTD civ. 2015. 388, obs. H. Barbier ; Dr. pénal 2015. Comm. n° 74, obs. G. Notté). Il serait, pour les juges bruxellois, contraire avec la nature même d’une fusion par absorption, qui n’opère pas de liquidation de la société absorbée, de ne pas admettre un transfert de l’ensemble du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante.

Cette solution était également – et surtout – annoncée plus récemment par le droit européen. Dans un arrêt en date du 1er octobre 2019, la Cour européenne des droits de l’homme avait en effet déclaré irrecevable la requête formée par la société Carrefour France SAS, condamnée à une amende civile en application de l’article L. 442-6 du code de commerce, s’agissant de pratiques anticoncurrentielles commises par la société Carrefour hypermarchés France, qu’elle avait absorbée (CEDH, 5e sect., 1er oct. 2019, n° 37858/14, D. 2020. 475 , note J. Gallois ; ibid. 2033, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau ; ibid. 2367, obs. G. Roujou de Boubée, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; RSC 2019. 836, obs. M.-C. Sordino ; RTD civ. 2020. 107, obs. H. Barbier ; RTD com. 2020. 109, obs. A. Lecourt ). Dans cette affaire, la chambre commerciale de la Cour de cassation avait rejeté le pourvoi formé par la société absorbante, soutenant l’impossibilité de lui infliger cette sanction au motif, d’une part, que « les dispositions de l’article L. 442-6 [précité] s’appliquent à toute entreprise, indépendamment du statut juridique de celle-ci, et sans considération de la personne qui l’exploite », et d’autre part, que « le principe de la personnalité des peines, résultant des articles 8 et 9 de la Déclaration de 1789, ne fait pas obstacle au prononcé d’une amende civile à l’encontre de la personne morale à laquelle l’entreprise a été juridiquement transmise » (Com. 21 janv. 2014, n° 12-29.166, Bull. civ. IV n° 11 ; Rapp. C. cass. 2014, pp. 496-501 ; D. 2014. 531, obs. E. Chevrier , note M.-C. Sordino ; ibid. 2423, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et C. Ginestet ; ibid. 2434, obs. J.-C. Hallouin, E. Lamazerolles et A. Rabreau ; ibid. 2488, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; AJCA 2014. 41, obs. L. Constantin ; RTD civ. 2014. 367, obs. H. Barbier ; Bull. Joly sociétés 2014, p. 180, § 111, note A. Couret ; Dr. pénal 2014. Comm. n° 49, obs. V. Peltier ; CCC 2014. Comm. n° 91, obs. N. Mathey). Pour la Cour de Strasbourg, les juridictions internes, « en prononçant contre la société requérante l’amende civile prévue par l’article L. 442-6 du code de commerce, sur le fondement du principe de continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise, […] n’ont pas porté atteinte au principe de la personnalité des peines » (§ 53).

Cette décision européenne amorçait déjà le changement aujourd’hui opéré, et ce, bien que sa décision eût été rendue dans le domaine non pas du droit pénal stricto sensu, mais dans celui, plus large, de la matière pénale. Comme nous le faisions remarquer à l’époque, la Cour européenne ne fermait pas la porte à une telle évolution. « En effet, bien que sa décision se rapporte aux pratiques restrictives de concurrence, elle ne justifie pas sa solution en raison du particularisme de ce contentieux, qui ne relève pas du code pénal. La Cour de Strasbourg présente au contraire une motivation généraliste. Elle juge en effet que «Du fait de cette continuité d’une société à l’autre, la société absorbée n’est pas véritable “autrui” à l’égard de la société absorbante». Et d’en déduire que «condamner la seconde à raison d’actes restrictifs de concurrence commis avant la fusion-absorption ne contrevient qu’en apparence au principe de personnalité des peines». Il en résulte que, quel que soit le comportement reproché à l’absorbée, l’absorbante devrait pouvoir se le voir imputer, et ce, peu important qu’il relève ou non du droit pénal » (J. Gallois, note ss. CEDH, 5e sect., 1er oct. 2019, n° 37858/14, préc.). Mieux, elle semblait déjà l’encourager. Les juges européens soulignaient également que « Le choix opéré en droit positif français (ici évidemment s’agissant de la position de la chambre commerciale de la Cour de cassation) est […] dicté par un impératif d’efficacité de la sanction pécuniaire, qui serait mis à mal par une application mécanique du principe de la personnalité des peines à des personnes morales » (§ 49). « Or, l’efficacité des peines, encore plus que celle des sanctions administratives à caractère pénal, doit être assurée. Car, même si les personnes morales, en raison de leur nature désincarnée, n’encourent pas de peines d’emprisonnement, elles ont, à notre sens, encore plus d’intérêt à échapper, par le montage d’une fusion-absorption, à une condamnation pénale, laquelle en plus de faire l’objet d’une inscription au casier judiciaire, pourra fonder à son encontre une condamnation civile, dans le cas où l’action civile serait également exercée » (J. Gallois, op. cit., loc. cit.).

Dans ces circonstances, il n’est dès lors pas étonnant que la chambre criminelle se réfère expressément à cette décision (§ 24), et plus particulièrement au principe de continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise, laquelle invite à prendre en compte la spécificité de la situation générée par la fusion-absorption d’une société par une autre. La Cour régulatrice juge ainsi que « la continuité économique et fonctionnelle de la personne morale conduit à ne pas considérer la société absorbante comme étant distincte de la société absorbée, de sorte que l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme ne s’oppose pas à ce que l’article 121-1 du code pénal soit désormais interprété comme permettant que la première soit condamnée pénalement pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la seconde avant l’opération de fusion-absorption » (§ 25).

Forte de ce contexte européen, la Cour de cassation écarte l’obstacle tiré de l’existence de personnalité morale de chaque société, sur lequel se fondait jusque-là sa chambre criminelle pour refuser d’engager la responsabilité pénale de la société absorbante pour des faits commis par la société qu’elle a absorbé (Crim. 20 juin 2000, n° 99-86.742, Bull. crim. n° 237 ; Crim., 20 juin 2000, n° 99-86.742, D. 2001. 853 , note H. Matsopoulou ; ibid. 1608, obs. E. Fortis et A. Reygrobellet ; ibid. 2002. 1802, obs. G. Roujou de Boubée ; Rev. sociétés 2001. 851, note I. Urbain-Parleani ; Dr. soc. 2000. 1150, obs. P. Morvan ; RSC 2001. 153, obs. B. Bouloc ; RTD com. 2000. 1024, obs. B. Bouloc ; ibid. 2001. 459, obs. C. Champaud et D. Danet ; Bull. Joly sociétés 2001, p. 39, § 12, note C. Mascala ; LPA 13 mars 2001, note M.-J. Coffy de Boisdeffre ; ibid. 27 avr. 2001, p. 15, 2e esp., note J.-F. Barbièri ; 14 oct. 2003, n° 02-86.376, Bull. crim. n° 189 ; D. 2004. 319 , obs. G. Roujou de Boubée ; AJ pénal 2003. 101, obs. A. P. ; Rev. sociétés 2004. 161, note B. Bouloc ; RSC 2004. 339, obs. E. Fortis ; RTD com. 2004. 380, obs. B. Bouloc ; Dr. pénal 2004. Comm. n° 20, obs. M. Véron ; Gaz. Pal. 14 sept. 2004, n° 258, p. 2, obs. M.-C. Sordino ; Dr. & Patrimoine févr. 2004, p. 117, obs. P. Bonflis ; 25 oct. 2016, n° 16-80.366, à paraître au Bulletin ; D. 2016. 2606 , note R. Dalmau ; ibid. 2017. 245, chron. G. Guého, L. Ascensi, E. Pichon, B. Laurent et G. Barbier ; ibid. 2335, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau ; ibid. 2501, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ pénal 2017. 36, obs. J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2017. 234, note H. Matsopoulou ; RSC 2017. 297, obs. H. Matsopoulou ; RTD civ. 2017. 399, obs. H. Barbier ; RTD eur. 2017. 336-17, obs. B. Thellier de Poncheville ; BRDA 4/17, n° 1 ; v. §§ 15, 16 et 18). Quant à la société absorbée, on le sait, elle ne peut voir sa responsabilité pénale engagée. Parce que cette société n’a plus d’existence juridique, et ce, depuis sa radiation au registre du commerce et des sociétés (Crim. 25 oct. 2016, n° 16-80.366, préc.), l’action publique se trouve éteinte à son encontre ; son comportement infractionnel ne peut donc plus être poursuivi, encore moins condamné à une peine d’amende. Ce n’est que dans l’hypothèse où l’amende pénale a été fixée de façon définitive avant la fusion de deux sociétés, bien que non encore soldée, de sorte qu’elle fait partie du patrimoine passif de la société absorbée, que la société qui l’absorbe est tenue de la payer (C. pén., art. 133-1, al. 1er, in fine). Étant précisé que, même dans cette hypothèse, l’absorbante n’en était pas pour autant reconnue coupable.

Toutefois, comme le relèvent les juges répressifs, cette approche anthropomorphique de l’opération de fusion-absorption qui « repose sur l’assimilation de la situation d’une personne morale dissoute à celle d’une personne physique décédée » (§ 20) et invite dès lors à considérer l’action publique éteinte, en application de l’article 6 du code de procédure pénale, doit être remise en cause au motif que, « d’une part, elle ne tient pas compte de la spécificité de la personne morale, qui peut changer de forme sans pour autant être liquidée, d’autre part, elle est sans rapport avec la réalité économique » (§ 21).

On ne peut qu’adhérer à cette approche. Comme il avait déjà été relevé, la société absorbante ne se trouve pas dans une situation identique à la personne physique, la première n’ayant aucun équivalent dans le droit des personnes physiques. « Aussi, aligner la situation des personnes morales sur celle des personnes physiques reviendrait à consacrer une approche anthropomorphique erronée. Pleinement conscient de cette différence, le droit pénal réserve d’ailleurs déjà à la personne morale un traitement différencié au niveau de l’infliction des peines. Le juge répressif ne peut lui infliger, contrairement à une personne physique, aucune peine d’emprisonnement. De la même manière, le juge dispose-t-il encore de la possibilité de mettre à “mort” une personne morale en prononçant, à titre de peine complémentaire, sa dissolution, alors qu’il ne peut plus prononcer une telle peine à l’encontre d’une personne physique. Pour sa part, le législateur admet, au niveau de l’engagement même de sa responsabilité pénale, un traitement différencié puisqu’il exclut la personne morale du régime favorable de la responsabilité pénale en matière de délits non-intentionnels institué par la loi du 10 juillet 2000, toujours sans heurt au principe d’égalité » (J. Gallois, op. cit., loc. cit.).

En considérant désormais que la « société » s’efface au profit l’« entreprise », laquelle existe toujours au travers de la continuité de l’activité économique, et ce, malgré l’opération de fusion-absorption (« […] selon l’article L. 236-3 du code de commerce, la fusion-absorption, si elle emporte la dissolution de la société absorbée, n’entraîne pas sa liquidation. De même, le patrimoine de la société absorbée est universellement transmis à la société absorbante et les actionnaires de la première deviennent actionnaires de la seconde. En outre, en application de l’article L.1224-1 du code du travail, tous les contrats de travail en cours au jour de l’opération se poursuivent entre la société absorbante et le personnel de l’entreprise. Il en résulte que l’activité économique exercée dans le cadre de la société absorbée, qui constitue la réalisation de son objet social, se poursuit dans le cadre de la société qui a bénéficié de cette opération » [§§ 22-23]), la chambre criminelle met ainsi sa jurisprudence au diapason avec celle de la chambre commerciale (Com. 28 janv. 2003, n° 01-00.528, Bull. civ. IV, n° 12 ; D. 2003. 553 , obs. E. Chevrier ; RTD com. 2003. 493, obs. E. Claudel ; ibid. 2004. 80, obs. E. Claudel ; ibid. 87, obs. E. Claudel ; 28 févr. 2006, n° 05-12.138, Bull. civ. IV, n° 49 ; D. 2006. 781, obs. E. Chevrier ; JCP E 2006, n° 12, 1492 ; 21 janv. 2014, n° 12-29.166, préc.) ainsi que celle du Conseil d’Etat (v. par ex. not. lorsqu’il statue comme juridiction de recours contre les sanctions prononcées par l’Autorité des marchés financiers, CE, sect., 22 nov. 2000, n° 207697, Lebon avec les concl. ; AJDA 2000. 1069 ; ibid. 997, chron. M. Guyomar et P. Collin ; D. 2001. 237 , obs. M. Boizard ; ibid. 1609, obs. A. Reygrobellet ; RSC 2001. 598, obs. J. Riffault ; LPA 27 avr. 2001, p. 15, 2e esp., note J.-F. Barbièri ; JCP 2001. II. 10531, note R. Salomon ; CE, 6e et 1re ss-sect. réun., 10 mai 2004, n° 247130 ; CE, 6e et 1re ss-sect., 30 mai 2007, n° 293423 ; CE, 6e et 1re ss-sect. réun., 17 déc. 2008, n° 316000, Lebon ; AJDA 2009. 447 ; D. 2009. 165, et les obs. ; Rev. sociétés 2009. 397, note C. Arsouze ; Bull. Joly bourse 2009, p. 134, note Y. Paclot).

La société absorbante peut donc voir sa responsabilité pénale engagée et être déclarée coupable s’agissant de faits commis par la société qu’elle a absorbée, ce qui n’est loin d’être neutre, même si la Cour de cassation a assorti ce nouveau principe de limites.

Un revirement aux effets limités

Si ce revirement mérite d’être salué, en ce qu’il « marque une évolution substantielle de [l]a jurisprudence [de la chambre criminelle de la Cour de cassation] » (note explicative de l’arrêt), cette dernière en limite néanmoins la portée à deux niveaux. Ce revirement est en effet limité tant matériellement que temporellement.

S’agissant, en premier lieu, des limitations ratione materiae.

 La Cour de cassation précise, dans cet arrêt du 25 novembre 2020, que seules les peines d’amende et de confiscation peuvent être infligées à l’encontre de la société absorbante (§ 37). Aussi cette dernière échappe-t-elle à l’infliction des autres peines complémentaires qu’elle encourt, par principe, en application de l’article 131-39 du code pénal, sauf dispositions légales contraires.

La Cour régulatrice précise par ailleurs que ce transfert de responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante ne peut s’opérer que s’agissant des fusions relevant de la directive relative à la fusion des sociétés anonymes [pour rappel : l’article 19 de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978, devenu l’article 19, paragraphe 1er, de la directive 2011/35/UE du 5 avril 2011, relatif aux fusions internes de sociétés anonymes], comme le reconnaissait avant elle, la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, selon la chambre criminelle, « le juge qui constate qu’il a été procédé à une opération de fusion-absorption entrant dans le champ de la directive précitée ayant entraîné la dissolution de la société mise en cause, peut, après avoir constaté que les faits objet des poursuites sont caractérisés, déclarer la société absorbante coupable de ces faits et la condamner à une peine d’amende ou de confiscation » (§ 37). Ainsi, le revirement est applicable aux sociétés anonymes. Il est également applicable  aux sociétés par actions simplifiées (SAS), à l’instar de la société Iron Mountain France SAS car les SAS ne sont qu’une catégorie particulière de société par actions et sont soumises, dans la mesure où elles sont compatibles avec les dispositions particulières les concernant, aux règles concernant les sociétés anonymes (v. C. com., art. L. 227-1, al. 2 ; v. égal. note explicative de l’arrêt).

Rappelons que la transmission universelle du patrimoine n’opère pas ici qu’au détriment de la société absorbante mais également à son profit de sorte qu’elle bénéficie des moyens de défense pouvant être invoquées par la société absorbée (§ 36). Hasard du calendrier, relevons que la troisième chambre civile de la Cour de cassation a, pour sa part, réaffirmé, le lendemain de cette décision, ce principe de transmission universelle du patrimoine de l’absorbée à l’absorbante en matière de responsabilité contractuelle (Civ. 3e, 26 nov. 2020, n° 19-17.824, à paraître au bulletin). Les juges civilistes ont en effet précisé, qu’« il résulte [de l’article L. 236-3 du code de commerce], dans sa version applicable à la cause, que, en cas de fusion entre deux sociétés par absorption de l’une par l’autre, la dette de responsabilité de la société absorbée est transmise de plein droit à la société absorbante »). Et d’en déduire l’exclusion de l’assurance de responsabilité de la société absorbante (et non de l’absorbée), souscrite avant la fusion (cette responsabilité « n’a pas vocation à garantir le paiement d’une telle dette dès lors que le contrat d’assurance couvre, sauf stipulation contraire, la responsabilité de la seule société assurée, unique bénéficiaire, à l’exclusion de toute autre, même absorbée ensuite par l’assurée, de la garantie accordée par l‘assureur en fonction de son appréciation du risque »).

S’agissant, en second lieu, de la limitation ratione temporis de ce revirement.

L’on reproche souvent à la Cour de cassation, lorsqu’elle fait usage de son pouvoir créateur, les incertitudes ou les divergences de sa jurisprudence, rendant le droit difficilement prévisible. Or, en notre cas, jusqu’à cette décision, la chambre criminelle faisait une interprétation exactement inverse de l’article 121-1 du code pénal de sorte que les justiciables personnes morales pensaient pouvoir recourir sans risque pénal à une opération de fusion-absorption.

C’est pour cette raison que la chambre criminelle a décidé de moduler dans le temps les effets de son revirement. Elle retient en effet que « Cette interprétation nouvelle, qui constitue un revirement de jurisprudence, ne s’appliquera qu’aux opérations de fusion conclues postérieurement au 25 novembre 2020, date de prononcé de l’arrêt, afin de ne pas porter atteinte au principe de prévisibilité juridique découlant de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme » (§ 38).

Cette décision s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence européenne selon laquelle l’application rétroactive d’un revirement imprévisible de jurisprudence in defavorem méconnaît le principe de légalité criminelle, y compris dans les pays de droit écrit (V. par ex., CEDH 10 oct. 2006, Pessino c/ France, n° 40403/02, AJDA 2007. 1257 , note E. Carpentier et J. Trémeau ; D. 2007. 124 , note D. Roets ; ibid. 399, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; RDI 2006. 491, obs. G. Roujou de Boubée ; ibid. 2007. 196, obs. P. Soler-Couteaux ; JDI 2007. 712, obs. O. Bachelet). En effet, « tout justiciable doit pouvoir savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente, au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux et le cas échéant après avoir recouru à des conseils éclairés, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale et quelle peine il encourt de ce chef » (§ 38 ; v. égal. CEDH 10 oct. 2006, Pessino c/ France, n° 40403/02, préc.). 

Or ce revirement est ici défavorable aux personnes morales, en ce qu’elles peuvent désormais voir leur responsabilité pénale, en tant qu’absorbantes s’agissant de faits reprochés à la société qu’elles auraient absorbée, ainsi que se voir infliger des peines, nonobstant les limites matérielles sus-exposées. Aussi, bien que les signes annonciateurs d’un tel revirement existaient, ils ne rendaient pas ce dernier suffisamment prévisible, pour la Cour régulatrice, au sens de la Convention européenne. Par conséquent, cette décision ne trouve à s’appliquer […] qu’aux opérations de fusion conclues postérieurement au prononcé du présent arrêt et sera donc sans effet dans la présente affaire (§ 39).

Est-ce à dire que cette solution n’est pas applicable aux faits de l’espèce ? Une réponse négative doit être apportée dans la mesure où la Cour régulatrice réserve le cas de la fraude. Elle considère effet qu’en tout état de cause, quelle que soit la date de la fusion ou la nature de la société concernée, la responsabilité pénale de la société absorbante peut être engagée « lorsque l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale et qu’elle constitue ainsi une fraude à la loi » (§§ 41-42). Or, tel était l’objet initial de l’affaire, la société Iron Mountain SAS absorbante critiquant la cour d’appel d’avoir ordonné un supplément d’informations dans le but, notamment, de déterminer si l’opération de fusion-absorption avait été entachée de fraude. Dans ces circonstances, la critique formulée par la demanderesse au pourvoi ne pouvait qu’être rejetée, « la cour d’appel n’a[yant] pas méconnu le droit applicable au moment où elle a statué » (§ 43).

Plus généralement, au-delà de cette espèce, cette réserve opérée s’agissant de la fraude – laquelle avait déjà été envisagée par la chambre commerciale de la Cour de cassation (Com. 15 juin 1999, n° 97-16.439, Bull. civ. IV, n° 127 ; D. 1999. 197 ; Rev. sociétés 1999. 844, note D. Vatel ; RSC 2000. 629, obs. J. Riffault ; RTD com. 1999. 914, obs. N. Rontchevsky ; Bull. Joly bourse 1999, p. 579, § 123, note N. Rontchevsky) – conduit à appliquer, dans ce cas précis, ce revirement largement, puisqu’il comprend les opérations de fusion-absorption impliquant des sociétés de toute forme sociale et non uniquement celles ressortant de la directive européenne (« Cette possibilité est indépendante de la mise en œuvre de la directive du 9 octobre 1978, précitée » (§ 41 in fine)) et conclues avant le 25 novembre 2020, sans préjudice de l’article 7 de la Convention européenne (ibid). 

Relevons, à titre conclusif, que la chambre criminelle de la Cour de cassation prononce néanmoins la cassation de l’arrêt s’agissant d’un autre motif de la cour d’appel, au visa des articles 463 et 512 du code de procédure pénale, pour ne pas avoir désigné l’un de ses membres pour procéder au supplément d’information qu’elle a ordonné (§§ 47 à 49).