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Article
Responsabilité pour insuffisance d’actif : voyage au cœur de la notion de « simple négligence »
Responsabilité pour insuffisance d’actif : voyage au cœur de la notion de « simple négligence »
Si la responsabilité pour insuffisance d’actif d’un dirigeant ne peut être retenue en cas de simple négligence dans la gestion de la société, celle-ci ne peut pas être réduite à l’hypothèse dans laquelle le dirigeant a pu ignorer les circonstances ou la situation ayant entouré sa commission.
par Benjamin Ferrarile 9 mars 2021
Lorsqu’une personne morale est placée en liquidation judiciaire, ses dirigeants encourent une action en responsabilité pour insuffisance d’actif (C. com., art. L. 651-2).
À première vue, cette action s’apparente à une action en responsabilité civile délictuelle tout à fait classique. Son succès est subordonné à la démonstration de trois conditions : une faute – qui doit être une faute de gestion –, un préjudice – qui est à rechercher dans l’insuffisance d’actif – et un lien de causalité – en ce que la faute de gestion a contribué à l’insuffisance d’actif.
D’une façon générale, la faute de gestion, pour être répréhensible, doit relever de la gestion et être antérieure au jugement d’ouverture de la liquidation judiciaire. Toutes sortes de fautes relevant de la gestion stricto sensu ou de l’inobservation de dispositions légales ou statutaires sont imputables aux dirigeants et peuvent, en conséquence, être à l’origine d’une action en responsabilité. En revanche, cela ne revient pas à dire que tous les comportements « fautifs » du dirigeant dans la gestion de la personne morale peuvent être condamnés au titre de l’insuffisance d’actif. En effet, la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, dite « Sapin II », a modifié l’article L. 651-2 du code de commerce afin d’écarter la responsabilité pour insuffisance d’actif en cas de simple négligence dans la gestion de la personne morale (comp. Com. 31 mai 2011, n° 09-13.975, Bull. civ. IV, n° 87 ; Dalloz actualité, 9 juin 2011, obs. A. Lienhard ; D. 2011. 1551, obs. A. Lienhard ; Rev. sociétés 2011. 521, obs. P. Roussel Galle ).
L’établissement d’une ligne de partage nette entre la faute de gestion et la simple négligence dans la gestion de la personne morale est source d’incertitudes. Au vrai, ces difficultés confirment que l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif est rétive aux canons du droit commun de la responsabilité. D’abord, la distinction précitée n’existe pas en droit commun, l’article 1241 du code civil précisant que « chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ». Ensuite, par exception au principe de la réparation intégrale du préjudice, le montant de la condamnation à combler le passif peut être inférieur au préjudice subi. Autrement dit, le montant alloué en réparation, s’il ne peut dépasser celui de l’insuffisance d’actif, n’a pas à lui être égal (Com. 24 mai 2018, n° 16-29.116 NP).
La délicate distinction entre la faute de gestion répréhensible au titre de l’insuffisance d’actif et la simple négligence de gestion est au cœur de l’arrêt sous commentaire.
En l’espèce, le liquidateur d’une société en liquidation judiciaire a assigné en responsabilité pour insuffisance d’actif les deux personnes qui se sont succédé dans les fonctions de président de la personne morale débitrice. La cour d’appel ayant rejeté la demande du mandataire, ce dernier se pourvoit en cassation.
Le liquidateur soutenait que l’omission de déclaration de la cessation des paiements dans le délai légal ne peut pas constituer une simple négligence du dirigeant dans la mesure où ce dernier n’a pu ignorer cet état. En effet, si certains éléments du dossier faisaient apparaître la volonté des dirigeants d’apurer la situation financière de la société, ces circonstances démontraient surtout, pour le mandataire, la connaissance par les dirigeants de la situation de cessation des paiements de la personne morale débitrice.
La Cour de cassation ne souscrit pas à l’analyse et rejette le pourvoi. Pour la haute juridiction, l’existence d’une simple négligence, permettant de faire échec au jeu d’une action en responsabilité pour insuffisance d’actif, ne saurait être réduite à l’hypothèse dans laquelle le dirigeant « a pu ignorer les circonstances ou la situation ayant entouré sa commission ».
L’analyse de l’arrêt est difficile tant la solution qu’il édicte nous paraît subtile. Au vrai, nous pourrions d’abord y voir l’affirmation selon laquelle l’omission de déclarer la cessation des paiements ne constitue qu’une simple négligence dans la gestion de la personne morale insusceptible d’entraîner la responsabilité pour insuffisance d’actif.
Or une telle affirmation, sans nuance, serait probablement faire dire à la Cour de cassation ce qu’elle ne dit pas. En réalité, la haute juridiction ne fait que rejeter l’argument selon lequel l’omission par le dirigeant de déclarer la cessation des paiements, en connaissance de cet état, est suffisante à caractériser l’absence de simple négligence dans la gestion de la société.
Concédons que la frontière est fine entre cette affirmation et le fait d’exclure du giron des fautes de gestion répréhensibles l’omission de déclaration de la cessation des paiements dans le délai légal.
Dès lors, l’arrêt semble adopter une interprétation très permissive de la notion de « simple négligence », à tel point, peut-être, qu’il porte en lui le risque d’une réduction réflexe du domaine des fautes de gestion répréhensibles au titre de la responsabilité pour insuffisance d’actif.
L’interprétation permissive de la notion de « simple négligence »
En l’espèce, le liquidateur reprochait aux dirigeants de la société d’avoir omis de déclarer la cessation des paiements dans le délai légal de quarante-cinq jours à compter de son apparition (C. com., art. L. 640-4).
L’argumentation du mandataire se comprend aisément. La tardiveté de la déclaration de cessation des paiements peut être un fait générateur de responsabilité à condition de démontrer la causalité de ce manquement avec l’augmentation de l’insuffisance d’actif. Tel est par exemple le cas si l’absence de déclaration de cessation des paiements a contribué à l’insuffisance d’actif lorsque des dettes nouvelles sont nées durant ce laps de temps et sans l’apparition concomitante de nouvelles richesses (Com. 3 nov. 2009, n° 08-16.361 NP).
En réalité, la problématique ayant donné lieu à l’arrêt ici rapporté est ailleurs. Il s’agissait moins de déterminer si l’omission de déclarer la cessation des paiements constituait une faute de gestion que de savoir si ce manquement pouvait être qualifié de « simple négligence ».
Or, en l’espèce et pour la Cour de cassation, la connaissance de la cessation des paiements par les dirigeants n’est pas suffisante à disqualifier leur comportement de « simplement » négligent. Cette mansuétude à leur égard a de quoi surprendre, puisqu’elle confère une large portée à la notion de « simple négligence ».
Nous nous permettons cette remarque, car nombreux sont les arrêts de la Cour de cassation où la responsabilité pour insuffisance d’actif a été retenue en raison d’une omission de déclaration de cessation des paiements, sans qu’il ait été besoin de rechercher la connaissance de cet état par les dirigeants (par exemple, v. Com. 22 févr. 2017, n° 15-17.558 NP ; 4 juill. 2018, n° 14-20.117 NP).
En outre, il faut souligner que l’omission volontaire de solliciter l’ouverture d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire dans le délai de quarante-cinq jours à compter de la date de cessation des paiements est passible d’une mesure d’interdiction de gérer (C. com., art. L. 653-8). Or, pour des faits analogues à l’arrêt intéressant notre commentaire, la Cour de cassation a jugé que la seule connaissance de l’état de cessation des paiements par le dirigeant était suffisante à constituer une omission volontaire de déclaration susceptible d’entraîner une mesure d’interdiction de gérer (Com. 17 avr. 2019, n° 18-11.743, Bull. civ. IV, à paraître ; Dalloz actualité, 20 juin 2019, obs. X. Delpech ; D. 2019. 886 ; ibid. 1367, chron. A.-C. Le Bras, T. Gauthier et S. Barbot ; ibid. 1903, obs. F.-X. Lucas et P. Cagnoli ).
Au regard de ces éléments, il peut être étonnant qu’en l’espèce, la connaissance de la cessation des paiements par les dirigeants n’ait pas permis d’exclure en elle-même la qualification de simple négligence.
La solution peut toutefois s’expliquer sous un angle différent.
Selon certains auteurs, l’omission de procéder à la déclaration de cessation des paiements peut constituer une simple négligence, lorsque, de bonne foi, le dirigeant a pensé que la situation financière s’améliorerait et que l’état de cessation des paiements disparaîtrait (B. Dodou, note ss. Com. 5 sept. 2018, n° 17-15.031, Bull. civ. IV, à paraître ; Dalloz actualité, 11 sept. 2018, obs. A. Lienhard ; D. 2018. 1693, obs. A. Lienhard ; ibid. 2019. 1903, obs. F.-X. Lucas et P. Cagnoli ; Rev. sociétés 2019. 543, note B. Dodou ; M. Dizel, L’action en insuffisance d’actif revue par la loi Sapin II, Éditions législatives, 16 déc. 2016). À ce titre, il est vrai que les faits de l’espèce témoignent de la « bonne foi » des dirigeants : ces derniers ont pris plusieurs mesures dans le but de redresser la situation de l’entreprise entre la date d’apparition de l’état de cessation des paiements et celle de l’ouverture de la procédure collective.
Las, cette explication peine à convaincre.
Certes, le fait de réserver la simple négligence aux comportements des dirigeants agissant de bonne foi a ceci d’intéressant qu’il semble conforme à l’esprit de l’article L. 651-2 du code de commerce et favorable au rebond du dirigeant postérieurement à la liquidation judiciaire. Malheureusement, le raisonnement se heurte à la jurisprudence de la Cour de cassation qui a déjà jugé qu’un dirigeant ne pouvait s’exonérer de sa faute en faisant valoir qu’il espérait une amélioration de la situation financière de son entreprise (Com. 27 janv. 2015, n° 13-24.972 NP).
Ces quelques lignes permettent finalement de se demander si une interprétation trop permissive de la notion de simple négligence n’emporte pas le risque de réduire le domaine des fautes de gestion répréhensibles au titre de la responsabilité pour insuffisance d’actif.
Le risque de réduction réflexe du domaine des fautes de gestion répréhensibles
Indépendamment de l’arrêt sous commentaire, rappelons que l’introduction de la notion de « simple négligence » au sein de l’article L. 651-2 du code de commerce a reçu un accueil mitigé en doctrine (F. Pérochon, Sous la loi Sapin, un cadeau de Noël pour le dirigeant fautif ?, BJE, janv. 2017, n° 114c8, p. 1), un auteur allant même jusqu’à préconiser l’abandon des dispositions spéciales au profit d’un retour au droit commun de la responsabilité civile délictuelle (F.-X. Lucas, Réforme de l’action en comblement de passif, BJS janv. 2017, n° 116a2, p. 1).
Certes, l’avènement de la notion de « simple négligence » n’a pas fondamentalement bouleversé la politique judiciaire en matière de responsabilité pour insuffisance d’actif car, en pratique, seules des fautes de gestion d’une certaine gravité justifiaient les condamnations (P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, 11e éd., Dalloz Action, 2021/2022, n° 922.213).
Reste que, jusqu’à présent et à notre connaissance, la Cour de cassation analysait l’omission de déclaration de la cessation des paiements en une faute de gestion répréhensible au titre de la responsabilité pour insuffisance d’actif et non en une simple négligence.
La chronologie des faits de l’espèce commentée témoigne d’un probable « changement de cap » opéré par la Cour de cassation. En l’espèce, la cessation des paiements a été fixée au 5 juillet 2010, tandis que le représentant de la société débitrice a sollicité l’ouverture de la liquidation judiciaire le 22 décembre 2011. Or la responsabilité pour insuffisance d’actif a déjà été retenue par la haute juridiction pour des retards de déclaration de cessation des paiements beaucoup moins importants (pendant plus de deux mois, v. Com. 5 févr. 2020, n° 18-15.075 NP, LEDEN mars 2020, n° 113d2, p. 1, note F.-X. Lucas ; 5 févr. 2020, n° 18-15.062 NP, Gaz. Pal., 21 avr. 2020, n° 377r0, p. 90, note T. Montéran ; de trois mois, v. Com. 5 févr. 2020, n° 18-15.070 NP ; de neuf mois, v. Com. 5 févr. 2020, n° 18-15.064 NP).
Nonobstant ces éléments, nous ne pensons pas que l’arrêt commenté constitue un revirement de jurisprudence.
D’une part, il faut souligner qu’en la matière, les juges du fond ont un pouvoir d’appréciation souverain et la Cour de cassation n’opère qu’un contrôle de qualification (Com. 15 juin 2011, n° 10-18.585 NP).
D’autre part, relevons que le comportement des dirigeants et la situation globale de l’espèce inclinaient à la clémence. Pour ne prendre qu’un exemple, si la cessation des paiements a été fixée au 5 juillet 2010, il est vrai que le bilan de la société arrêté au 31 décembre de la même année faisait apparaître une légère amélioration de sa situation.
Malheureusement, le signal envoyé par l’arrêt – qui plus est publié au bulletin – est troublant.
Une nouvelle fois, la décision confirme l’insaisissabilité du clivage entre ce qui relève de la faute de gestion et ce qui est du domaine de la simple négligence. Au regard de l’arrêt ici rapporté, la tendance semble désormais pencher en faveur de la mansuétude envers les dirigeants tandis que la doctrine semblait présager le contraire (F.-X. Lucas, Réforme de l’action en comblement de passif, art. préc.).
Certes, la portée de l’arrêt peut être discutée, mais il est indéniable qu’il porte en lui le risque de voir s’amenuiser le domaine des fautes de gestion répréhensibles au bénéfice d’une conception trop large de la notion de simple négligence.
Toutefois, peut-être est-ce là le prix à payer du fameux droit au rebond pour les dirigeants de la personne morale en liquidation judiciaire ?
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