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Rétention dérogatoire par nécessité : illuminer un motif obscur

Lorsqu’un individu fait l’objet d’une rétention dérogatoire par nécessité, les magistrats doivent déterminer les circonstances ou contraintes matérielles rendant nécessaire la mise en oeuvre d’une telle mesure.

par Warren Azoulayle 5 juillet 2018

L’amplification du phénomène de l’urgence que connaît la matière pénale conduit l’institution judiciaire à privilégier des temps courts et à fonctionner sur le registre de l’immédiateté (V., H. Merle-Béral-Estrade, Urgence et justice, Empan, 2011/4, n° 84), une réactivité qui permettrait alors à la justice de tempérer l’idée d’une lenteur exaspérant tant les professionnels que les justiciables (ibid. p. 95).

Doublée d’une volonté d’instaurer une « culture de résultat » (V., V. Gautron, L’impact des préoccupations managériales sur l’administration locale de la justice pénale française, Champ pénal/Penal field, vol. 11, 2014) en élevant le taux de réponse pénale, cette systématisation de la rédaction judiciaire a amené la pratique à évoluer afin de faire face à la difficulté que représente le traitement d’un contentieux de masse. La rétention dérogatoire illustre de façon topique l’une des conséquences pouvant résulter d’un rouage grippé de la machine judiciaire, à l’instar de l’impossibilité pour un parquetier d’entendre un mis en cause devant être déféré devant lui.

En l’espèce, un individu était arrêté pour avoir organisé un jeu de « bonneteau », lequel consiste à inciter des passants à jouer après les avoir mis en confiance. Placé en garde à vue le 8 mars 2016, celle-ci prenait fin le 9 mars, au terme de 24 heures, sans être renouvelée. Si l’article 803-2 du code de procédure pénale prévoit qu’un individu déféré à l’issue de sa garde à vue ou de sa retenue doit comparaître le jour même devant le procureur de la République, cette comparution peut en revanche être reportée dans un délai de 20 heures « en cas de nécessité » (C. pr. pén., art. 803-3). Il n’était alors procédé à son déferrement que le lendemain à 11h15, soit 19h30 plus tard. Condamné en première instance du chef d’escroquerie, la cour d’appel relevait pour sa part que cette présentation au parquet avait été décalée « par nécessité en raison de contingences matérielles », sans plus de précisions. Il formait un pourvoi devant la Cour de cassation qui quant à elle énonçait, pour la première fois, qu’il appartient aux magistrats de déterminer ces circonstances ou contraintes matérielles ayant rendue nécessaire la mise en œuvre d’une mesure de contrainte entre la fin d’une garde à vue et le défèrement.

En effet, il n’existait avant 2004 aucun encadrement légal quant au temps séparant la fin d’une mesure de garde à vue et la présentation d’un individu à un membre du parquet. Il arrivait qu’en pratique cette durée, n’étant pas codifiée, soit particulièrement longue et qu’elle s’écoule dans des conditions de séjours extrêmement précaires (V., not., Rép. pén., vo Comparution immédiate, par C. Guéry, nos 35 s.). Malgré ce vide juridique, la chambre criminelle s’efforçait de valider par une jurisprudence constante et abondante cette période de « petit dépôt ».

Ainsi les magistrats de la Cour de cassation ont-ils pu rejeter l’exception de nullité soulevée par un demandeur qui, étant conduit aussitôt sous escorte au palais de justice à l’issue d’une période de garde à vue, n’était introduit dans le cabinet d’un juge d’instruction que deux heures plus tard, cette période de rétention ne constituant pas une prolongation illégale (Crim. 19 juill. 1993, no 93-82.090). Ils validaient également le raisonnement d’une cour d’appel selon lequel « le fait de déposer [une] personne dans les geôles à la disposition du procureur de la République vaut présentation à ce magistrat » (Crim. 18 oct. 2000, no 00-84.471). De même, le requérant soutenant qu’il s’était écoulé neuf heures entre la fin de sa garde à vue et le moment de sa comparution devant le magistrat instructeur, délai pendant lequel il se trouvait privé de liberté, était débouté de ses demandes dès lors que la mesure de garde à vue n’avait pas été prolongée au-delà de sa durée légale, et que, d’autre part, à l’issue de cette mesure, l’individu avait été aussitôt mis à la disposition du magistrat (Crim. 9 févr. 2000, no 99-87.659). Enfin, la Haute juridiction avait formulé que la rétention d’un justiciable entre la fin de sa garde à vue et sa comparution le lendemain à 11h11 devant le magistrat informant résultait de l’ordre du juge, et que le délai ainsi écoulé trouvait à l’évidence sa cause dans la nécessité d’attendre que la permanence de l’instruction dont le magistrat avait la charge ainsi que les autres tâches liées à la gestion de son cabinet lui permettent de prendre connaissance de la procédure (Crim. 9 juill. 2003, no 02-85.899).

Ces illustrations jurisprudentielles traduisaient la nécessité d’encadrer une pratique contra legem, carence normative que la loi dite « Perben II » (L. no 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité) venait combler par l’introduction des articles 803-2 et surtout 803-3 du code de procédure pénale. Le Conseil constitutionnel venait par ailleurs valider cette rétention dérogatoire en soulignant « qu’eu égard aux conditions, aux limites et aux garanties dont il a assorti la mise en œuvre de cette mesure, le législateur a adopté des dispositions propres à assurer la conciliation entre l’objectif de bonne administration de la justice et le principe selon lequel nul ne doit être soumis à une rigueur qui ne soit pas nécessaire » (Cons. const. 17 déc. 2010, no 2010-80 QPC, consid. 8, Dalloz actualité, 6 janv. 2011, obs. S. Lavric ; Constitutions 2011. 525, obs. E. Daoud et A. Talbot ; RSC 2011. 193, chron. C. Lazerges ).

La privation de liberté qu’entraîne une rétention dérogatoire ne s’explique alors plus par des considérations intrinsèques à l’individu comme son besoin de protection, la protection des tiers ou la sauvegarde de l’ordre public. Elle ne s’explique pas non plus en raison de l’infraction commise ou d’indices suffisants quant à la participation de la personne à la commission d’un délit ou d’un crime, mais trouve sa cause dans un dysfonctionnement de l’institution judiciaire, d’un « engrenage » bloquant de la machine qui peut, « en cas de nécessité », retenir un individu. L’exigence apportée par la Cour de cassation en l’occurrence peut être à porter au crédit d’une meilleure transparence dans l’administration de la justice, tant pour les droits de la défense pénale que pour la Haute juridiction, laquelle aura à contrôler l’usage fait du concept indéterminé de « nécessité » jusqu’ici modelable à souhait pour celui ayant à le passer au prisme de sa raison. Si l’on sait désormais que le fait d’invoquer des « contingences matérielles », comme le faisaient les juges du fond, est insuffisant pour fonder la mise en œuvre d’une rétention dérogatoire, un inconnu demeure quant au critère de précision et de rigueur relatif à la détermination de ces contraintes.