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Ritournelle, par Dimitri Rouchon-Borie

Le deuxième roman du Dimitri Rouchon-Borie se fonde sur le récit d’un procès d’assises, que l’auteur a choisi d’enrichir avec son imagination. Ce choix du roman d’assises permet au journaliste et écrivain de dépasser les limites inhérentes à la chronique judiciaire, pour mieux appréhender une vérité qui ne jaillit jamais entièrement du prétoire.

par Julien Mucchiellile 30 juin 2021

Les cours d’assises sont des lieux de souffrance, où la vérité est inaccessible. L’expression consacrée, « vérité judiciaire », renferme toute la limite de l’office du juge, qui n’est pas un oracle omniscient mais le chef d’orchestre d’un concert à plusieurs parties. Cette vérité judiciaire prend forme au fil des débats ; elle est constituée de faisceaux d’indices, où s’entremêlent les faits et les discours, les silences et les mensonges. À la fin du procès, il ne reste rien des accusés. Aux victimes de se débattre avec leurs larmes et leur peine, aux journalistes de se dépêtrer pour former un récit.

« Il y a ceux, pour qui le texte officiel est un récit. Ceux pour qui il est un supplice. Et ceux pour qui il n’est qu’un outil », dit Dimitri Rouchon-Borie en incipit de Ritournelle. L’auteur, journaliste et chroniqueur judiciaire, a franchi la ligne de l’imaginaire pour combler le vide du récit judiciaire et reconstituer un récit avec les fragments lancés dans le prétoire par les accusés, bouts de vérité subjective, reconstitution à partir de souvenirs fumeux liés par le ciment d’un dossier.

« J’en fais le prétexte à des rêveries. Empathie saugrenue avec le réel, avec un passé dont j’ignore tout. Je m’empare des mots de la magistrate. J’imagine, je recompose, pour moi-même, le tableau des origines. Celui qui nous a tous conduits là, aujourd’hui. »

Et la chronique judiciaire entre dans la littérature. Après Le démon de la colline aux loups, rédigé dans une langue brûlante où le protagoniste, enfant maltraité, décrit les pulsions meurtrières sous les traits d’un démon qui le dévore de l’intérieur, Dimitri Rouchon-Borie a repris un texte précédemment publié aux éditions La Manufacture de livres sous la forme d’une chronique judiciaire, pour « l’enrichir d’éléments le faisant entrer dans la fiction, recherchant alors un peu plus encore une vérité inaccessible à un simple compte rendu ». Ce choix de s’affranchir des faits et discours réellement prononcés dans le prétoire se justifie par la frustration que chaque chroniqueur judiciaire a déjà ressentie au sortir d’un procès, l’absence d’explication convaincante, la pauvreté d’un récit, l’inaccessibilité d’une vérité. Avec l’expérience vient la conviction que, si tout doit être dit, tout ne peut pas l’être dans un procès.

Ritournelle, sans commentaire ni analyse, déroule sans lyrisme la trame criminelle. Comme souvent, tout commence au bistrot et finit dans un bain de sang. Ils sont trois, Monsieur Ka, Monsieur Ron et Monsieur Petit, ni marginaux ni parfaitement insérés, qui vivotent sur leur côte bretonne, cherchant le plaisir dans l’excitation pour oublier la médiocrité de leur existence. Dans une virée sans contrôle, mus par la cocaïne et le désir sexuel, les trois compères font sauter toutes les barrières morales et jubilent dans un déferlement de violences gratuites.

Des faits sordides sont racontés dans une langue crue, dénuée de boursouflures et d’emphase, la seule qui convienne, pour ne pas ajouter l’obscénité de l’adjectif à l’horreur du crime. Le style est loin de la langue de Duke, ce « parlement » ad hoc qui porte le premier roman de Dimitri Rouchon-Borie et qui n’appartient qu’au protagoniste du Démon de la colline aux loups. Le style de Ritournelle est sec et imagé. Il traque les détails de la cour d’assises que l’auteur connaît par cœur, les scènes familières qu’il dépeint avec virtuosité, sans pathos. Pas un mot de trop pour décrire en trois lignes les « douleurs respectives » des familles. En quelques mots, l’essentiel est montré, place à la scène suivante. L’attitude des accusés, qui ne convient jamais, l’interrogatoire du président – questions simples, réponses simples, évasives, imprécises, renvoyant une impression d’insolence. L’extrême pauvreté du discours des accusés est restituée ici par des dialogues secs en frustrants, dans lesquels le président de l’audience, comme souvent, semble arracher des bribes d’explication. Comme dans la « vraie vie », un sentiment de révolte peut gagner le lecteur, observateur, effaré par l’indifférence, la froideur renvoyée par ces hommes enfermés dans leur box vitré. Faits, personnalité, les accusés se racontent et leurs fragilités narcissiques apparaissent. Le schéma classique d’hommes fracassés dans leur enfance, bouffis de violence et dépourvus de repères.

Les défauts de la mémoire sont comblés par le dossier judiciaire et les défauts du dossier judiciaire le sont par l’imagination de l’auteur, qui s’embarque à partir des fragments de vérité dans le récit de l’action. La narration procède par ellipses. À une scène de procès succède une scène d’action : c’est le théâtre judiciaire mêlé au théâtre de la vie. Ici, pas de genre déterminé, tout est tragique, tout est comique. Immersion dans le quotidien de vies banales. Étincelle, succession d’événements, les faits s’enchaînent avec une simplicité déconcertante, presque naturelle. Des hommes oisifs, insatisfaits de leur quotidien, cherchent le grand frisson dans la poudre blanche et raclent les bas-fonds de leur région pour y dégoter quelque plaisir charnel auprès de filles paumées, à tout prix. Mus par leurs désirs égoïstes, inconséquents et immoraux, ils se perdent dans une cavalcade où les paradis artificiels viennent brouiller la conscience et permettent la folie meurtrière, à moins que cette folie précède l’ivresse.

Cette folie ne touche pas à la santé mentale, mais bien à l’effondrement de toute barrière morale. Comment des hommes peuvent-ils commettre de tels faits, sans être les « monstres » que les gazettes grandiloquentes dépeignent en lettres grasses sur papier glacé ? Pour le comprendre, il faut aller derrière les gros titres et s’attacher à la nuance. Monsieur Ron, Monsieur Ka et Monsieur Petit ne sont pas Landru ou Fourniret, des sadiques irrécupérables, mais des individus qui ont dérapé très loin ; ils ont commis l’horreur, mais sont votre voisin, « toujours poli, qui tient la porte aux dames ». Ils portent en eux une part d’humanité et la société porte en elle cette part de « monstruosité » qui s’étale, en audience publique, devant les consciences. Ce décalage entre la normalité et la gravité extrême du crime ne peut être expliqué rationnellement, avec des outils et des concepts ; il doit alors être raconté, sous toutes ses formes et sans tabou, par les voix multiples qui ont commis le crime. Raconter un procès d’assises, c’est écrire un texte polyphonique sur le cheminement criminel, accepter le doute et admettre que tout ne peut être expliqué.

Il faut alors restituer minutieusement chaque instant de l’histoire pour déceler le glissement meurtrier, là où tout bascule, et c’est précisément la mission d’un procès d’assises. Tout doit être dit, sans aucune omission. Un procès d’assises ne se pare pas de la langue juridique ; c’est un parler ordinaire qui tente de raconter la banalité du mal. Les mots viennent comme ils peuvent, spontanés et souvent maladroits. L’humain est la priorité du roman, pas la procédure, c’est pourquoi le lourd protocole du procès criminel est gommé, les nombreux témoins et experts qui, tout le temps, se succèdent à la barre ne sont pas évoqués à l’exception de ceux dont l’auteur a estimé qu’ils servaient son propos. Le procès d’assises est ainsi dégraissé, pour aller à l’os.

La double temporalité du roman – le temps du récit, le temps du procès – permet au lecteur d’observer « en direct » le regard porté par les accusés sur leurs méfaits, sans que le récit soit mis en pause. La prose de l’auteur virevolte entre les personnages, fixe leurs pensées et réflexions dans une expression fleurie. Au tribunal, où le temps semble arrêté, les détails ordinaires de la vie de palais sont comme des respirations, avant de plonger de nouveau dans la nuit du crime. Un expert vient déposer à la barre, un témoin raconte la scène de crime et le juge, impartial, apprécie. Et toujours, l’agonie de la victime qui plane sur les débats.

 

Dimitri Rouchon-Borie, Ritournelle, Le Tripode, 2021