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Robert Badinter, Idiss

Dans ce livre poignant et personnel, Robert Badinter brosse le portrait de cette femme extraordinaire que fut sa grand-mère maternelle, Idiss. Cet ouvrage d’une très grande sensibilité, remarquable à bien des égards, témoigne de la terrible ampleur, de la Bessarabie tsariste au Paris de Vichy, de ce fléau qu’est l’antisémitisme.

par Thibault de Ravel d’Esclaponle 13 décembre 2018

Le dernier livre de Robert Badinter est fort et important. Fort, nous aurons l’occasion d’y revenir, parce qu’il raconte avec délicatesse et sensibilité, le parcours de sa famille à travers l’un de ses principaux personnages, Idiss, sa grand-mère maternelle, vue du tendre regard de l’enfant qu’il a été, puis de l’homme de justice qu’il fut ensuite. Important, le livre de Robert Badinter l’est assurément pour de nombreuses raisons. En évoquant, dans des termes si justes, teintés de cette élégante réserve qui est la sienne, la belle figure de sa grand-mère maternelle, l’ancien ministre de la Justice nous permet de mieux comprendre comment il est devenu cet homme de combat et de conviction. Cette « fontaine d’amour » qu’était sa grand-mère, dont la vie s’est tragiquement empêtrée dans une « boucle de malheur », pour reprendre les mots prononcés par l’éminent juriste chez François Busnel lors de l’émission La Grande Librairie, a certainement forgé pour partie la personnalité du futur avocat. 

Il faut dire que la vie n’a pas été tendre avec Idiss Rosenberg (1863-1942). Elle fuit le fléau de l’antisémitisme pour le retrouver plus tard, de sorte que le bonheur qu’elle a connu entre ces deux bornes atroces s’est trouvé n’être qu’une longue parenthèse. Elle est de cette région de l’Europe orientale que l’on nomme le Yiddishland, plus précisément en Bessarabie, une aire géographique, à l’époque rattachée à l’empire tsariste, mais correspondant globalement à la Moldavie actuelle. La vie au shtetel est difficile ; l’époux adoré d’Idiss, Shulim, est à l’armée du Tsar. Idiss doit pouvoir nourrir ses deux jeunes garçons. Les pages, avec leurs cocasses anecdotes, que consacrent Robert Badinter à cette période où la jeune femme officia un temps, semble-t-il, comme contrebandière de tabac, dévoile le portrait d’une femme de poigne ! Une poigne et une force qu’elle retrouvera par la suite pour organiser, avec son époux revenu, leur départ de cette région gangrénée par un antisémitisme virulent et violent. Comme le rappelle l’auteur, « en Bessarabie, le XXe siècle débuta par des pogroms d’une violence inouïe, notamment à Kichinev » (p. 27). Dans ces conditions, Paris s’impose. La ville agit comme un aimant. Les deux fils, Avroum et Naftoul, décident de s’y rendre à l’orée de leurs vingt ans. Idiss, Shulim et leur fille Chifra – la mère de Robert et Claude Badinter – se décident à les rejoindre quelques temps plus tard.

S’ouvre alors la période parisienne. Avroum et Naftoul ont monté un petit commerce. Chifra, devenue Charlotte est inscrite à l’école. La famille habite près de la place Monge, puis à Fontenay-sous-Bois. Bien sûr, la France connaît un antisémitisme très dur. Mais les pogroms de Bessarabie sont, pour le moment, éloignés. Bien sûr encore, la faucheuse de la Grande Guerre assombrit sérieusement l’atmosphère, emportant avec elle nombre de jeunes soldats au combat. Mais au fil du temps, tout au long des années 1920, le sort de la famille s’améliore. Idiss, comme l’écrit son petit-fils, se parisianise. Les séances du samedi après-midi à l’Eldorado rythment une partie de ses semaines. Malheureusement, son époux décède, ce dont elle ne se remettra jamais vraiment. Ceci étant, la vie reprend. Sa fille Charlotte épouse Simon Badinter ; deux garçons naissent. Pour Idiss, « la réussite de sa famille en France lui donnait un sentiment de fierté. Mais au fond d’elle-même subsistait le sentiment que ces bienfaits étaient fragiles et que l’antisémitisme n’avait pas disparu » (p. 112).

En effet, la relative stabilité internationale de ces années est très précaire. L’Europe résonne, dans le grésillement des postes de TSF, des discours de haine hurlés par Hitler. Robert Badinter restitue avec justesse l’angoisse progressive qui monte face à la déferlante nazie en Allemagne, puis en France, une fois la frontière franchie. C’est à compter de là que s’amorce cette seconde borne terrible qui va affecter dans des conditions dramatiques la vie d’Idiss. Les illusions que nourrissait le père de Robert Badinter sur la France s’effondrent au fur et à mesure que s’édictent les ignobles mesures prises à l’encontre de la population juive en France. Le commerce de Simon Badinter est mis sous séquestre, ce dernier est obligé de se réfugier à Lyon. On ne rappellera jamais assez combien ce basculement progressif vers l’horreur suscite l’angoisse et la peur du lendemain, ce qui est déjà une première forme de violence. La vie est organisée « en attendant » et cette tension constante est insoutenable. Dans ce délitement progressif de l’humanité, Idiss est encore une fois confrontée à l’effroi et à la crainte. La chronique de cette période est importante ; elle est absolument nécessaire pour que cette mémoire ne s’efface jamais. Pour cette raison, le livre de Robert Badinter est une œuvre pour l’avenir, pour que l’on ne cesse, jamais, de se souvenir.

C’est un récit intimiste que livre l’écrivain. L’histoire de cette époque dévoile aussi la sienne, celle de son frère, de ses parents, de ses oncles et de ses grands-parents. Et sans nul doute y aurait-il, pour chacun d’entre eux, un livre à écrire. Pour ce qui concerne Idiss, c’est une femme pleine de combativité, une femme pleine de vie que décrit Robert Badinter. Dans la pénombre de cette Europe qui va vaciller dans l’horreur, le souvenir d’Idiss illumine. Elle est une ode à la vie. C’est le plus bel hommage que Robert Badinter pouvait rendre à sa grand-mère.

 

Robert Badinter, Idiss, Fayard, 2018, 226 p.