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Rupture brutale d’une relation commerciale établie : application au contrat de gérance-mandat

Ont vocation à s’appliquer les règles de responsabilité instituées par l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce lorsque le préavis de résiliation prévu par le contrat de gérance-mandat est insuffisant au regard de la durée de la relation commerciale établie entre les parties.

par Xavier Delpechle 17 octobre 2019

L’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce, qui permet d’engager la responsabilité de l’auteur de la rupture brutale d’une relation commerciale établie, n’a pas fini de livrer tous ses mystères. Ce texte suscite une jurisprudence plus que nourrie qui n’a pas, loin de là, contribué à dissiper toutes les interrogations. Mais actuellement, l’actualité importante relative à ce texte est essentiellement législative. Il a, en effet, été réformé par l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du livre IV du code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées, dite « ordonnance EGAlim ». En particulier, cette ordonnance – outre qu’elle a déplacé ce texte à l’article L. 442-1, II, du code de commerce – prévoit que, « en cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l’auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d’une durée insuffisante dès lors qu’il a respecté un préavis de dix-huit mois ».

Et ce n’est sans doute pas fini. Une nouvelle modification de ce texte est évoquée, peut-être à l’occasion de la transposition prochaine de la directive (UE) 2019/633 sur les pratiques commerciales déloyales, ainsi que l’a proposé un rapport d’enquête de députés sur la situation et les pratiques de la grande distribution et de ses groupements dans leurs relations commerciales avec leurs fournisseurs (Doc. AN, n° 2268, 25 sept. 2019 ; ce rapport propose notamment, dans sa proposition n° 25, de « clarifier les notions de l’article L. 442-1 du code de commerce pour le rendre plus lisible et moins sujet à contentieux »).

Mais cette frénésie législative n’empêche nullement le juge de poursuivre son interprétation de ce texte, cela via des arrêts de portée inégale. C’est visiblement un arrêt de principe que celui rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 2 octobre 2019 ; en témoigne le fait qu’il soit assorti des mentions les plus élevées (FS-P+B+R) dans la hiérarchie des arrêts rendus par les magistrats du quai de l’Horloge.

Est-ce mérité ? Probablement, car la Cour de cassation n’avait jamais eu l’occasion de confronter le mécanisme du déséquilibre significatif au statut du gérant-mandataire, ce qu’il fait sans toutefois dissiper toutes les interrogations. On relèvera, en outre, ce qui ne saurait surprendre, que cet arrêt a été rendu en application de l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 24 avril 2019. Mais nul doute que les solutions qu’il pose ont vocation à s’appliquer au texte nouvellement rédigé.

Les faits de l’espèce méritent d’être brièvement exposés. Le 26 avril 2010, la société IDF management, spécialisée en conseil pour les affaires et la gestion, a conclu avec la société Gifi, enseigne de produits à bas prix pour la maison, en vue de l’exploitation d’un magasin appartenant à celle-ci, un contrat de gérance-mandat d’une durée d’un an avec tacite reconduction, prenant effet au 1er avril 2010. La société Gifi l’ayant informée, par lettre du 14 janvier 2013, que le contrat ne serait pas renouvelé au-delà du 31 mars 2013, la société IDF management l’a assignée, le 25 septembre 2013, en paiement de dommages-intérêts, notamment pour rupture brutale de la relation commerciale établie en application de l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce et, subsidiairement, sur le fondement de l’article 1240 (anc. art. 1382) du code civil, ainsi qu’en annulation de la clause de non-concurrence post-contractuelle et en réparation du préjudice correspondant.

1. La société IDF management reproche tout d’abord à l’arrêt d’appel d’avoir rejeté sa demande subsidiaire de dommages-intérêts fondée sur l’article 1240 du code civil. Elle considère que la rupture brutale d’une relation commerciale établie engage la responsabilité délictuelle de son auteur ; dès lors, le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture doit être indemnisé sur le fondement du droit commun de la responsabilité délictuelle. Logiquement, le pourvoi est rejeté sur ce point. Pour la Cour de cassation, « les dispositions de l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, étant exclusives de celles de l’article 1382, devenu 1240, du code civil, c’est à bon droit que la cour d’appel a retenu qu’en l’absence de toute faute délictuelle distincte établie, la demande fondée sur ce dernier texte devait être rejetée ». La solution ne saurait surprendre. Relevons tout d’abord que, en droit interne, il est acquis depuis plusieurs années que la rupture brutale des relations commerciales établies a une nature délictuelle (Com. 20 mai 2014, n° 12-26.705, D. 2014. 1196 ; ibid. 2488, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2015. 943, obs. D. Ferrier ; ibid. 1056, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJCA 2014. 242, obs. A.-M. Luciani ; Rev. crit. DIP 2014. 832, note O. Boskovic ; CCC 2014, n° 8, p. 19, obs. N. Mathey). Le texte spécial – celui du code de commerce – évince donc le texte général – celui du code civil. La solution se justifie d’autant plus qu’il existe une spécialisation des juridictions en matière de pratiques restrictives de concurrence, le traitement du contentieux en la matière étant réservé à huit juridictions en première instance (et à la seule cour d’appel de Paris en appel). Admettre, en matière d’action en responsabilité pour rupture brutale d’une relation commerciale établie, la possibilité d’exercer une action en indemnisation sur le fondement du droit commun, ouvrirait sans doute la voie à un contournement des règles de compétence contentieuse en la matière.

2. Se pose ensuite la question de l’application ou non de l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce au contrat de gérance-mandat, plus exactement à la cessation des relations liant un gérant-mandataire et son mandant. Elle est inédite en jurisprudence. Ce statut, institué par la loi du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises, s’applique à un gérant juridiquement un mandataire indépendant (et non pas salarié ou assimilé salarié ; si tel était le cas l’application de l’article L. 442-6, I, 5°, ne se poserait pas). Il fait l’objet d’une définition légale qui a pour siège l’article L. 146-1, alinéa 1er, du code de commerce : « Les personnes physiques ou morales qui gèrent un fonds de commerce ou un fonds artisanal, moyennant le versement d’une commission proportionnelle au chiffre d’affaires, sont qualifiées de "gérants-mandataires" lorsque le contrat conclu avec le mandant, pour le compte duquel, le cas échéant dans le cadre d’un réseau, elles gèrent ce fonds, qui en reste propriétaire et supporte les risques liés à son exploitation, leur fixe une mission, en leur laissant toute latitude, dans le cadre ainsi tracé, de déterminer leurs conditions de travail, d’embaucher du personnel et de se substituer des remplaçants dans leur activité à leurs frais et sous leur entière responsabilité ».

La cour d’appel de Paris avait écarté l’application de l’article L. 442-6, I, 5°, estimant que la cessation du contrat de gérance mandat est régie par les dispositions spéciales de l’article L. 146-4 et que, au surplus, en l’espèce un préavis contractuel avait été convenu entre les parties en cas de non-renouvellement du contrat. Elle se réfère donc implicitement à la règle speciala generalibus derogant. On ajoutera, à l’appui de cette solution, que la Cour de cassation ne semble guère favorable à l’application de l’article L. 442-6, I, 5°, dans les réseaux de distribution, dans les relations entre tête de réseau et commerçant affilié, du moins lorsque leurs relations s’inscrivent dans le cadre d’un groupement, de type coopérative (Com. 18 oct. 2017, n° 16-18.864 P, D. 2017. 2148 ; ibid. 2018. 865, obs. D. Ferrier ; AJ Contrat 2018. 31 , obs. G. Parleani ; RTD civ. 2018. 114, obs. H. Barbier ; RTD com. 2018. 160, obs. D. Hiez ; ibid. 633, obs. M. Chagny ), voire groupement d’intérêt économique (Com. 11 mai 2017, n° 14-29.717, D. 2017. 1583, obs. E. Chevrier , note O. Deshayes et A. Tadros ; ibid. 2335, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau ; ibid. 2444, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2018. 371, obs. M. Mekki ; AJ Contrat 2017. 337, obs. F. Buy ; Rev. sociétés 2018. 250, note L. Godon ; RTD civ. 2017. 643, obs. H. Barbier ; RTD com. 2017. 593, obs. M. Chagny , à propos du « déséquilibre significatif »). Il faut dire qu’il n’est alors pas question d’une « relation commerciale établie », mais d’une prestation de services qui prend diverses formes (assistance, mise à disposition d’une marque, etc.).

Aussi est-il quelque peu surprenant que l’arrêt d’appel ai été cassé sur ce point. En effet, la Cour de cassation se prononce pour une application combinée de ces deux textes, estimant tout simplement qu’ils ne parlent pas de la même chose, autrement dit qu’ils ont un champ d’application différent : l’un (art. L. 442-6, I, 5°) parle de préavis, l’autre (art. L. 146-4) non. S’agissant de la question du préavis et de la réparation du préjudice né de l’insuffisance de préavis, le premier a donc vocation à s’appliquer, le distributeur ne méritant pas d’être privé de la protection prévue par ce texte. L’idée est exprimée en ces termes : « si le régime institué par les articles L. 146-1 et suivants du code de commerce prévoit, en son article L. 146-4, le paiement d’une indemnité minimale au profit des gérants-mandataires en cas de résiliation du contrat sans faute grave de leur part, il ne règle en aucune manière la durée du préavis à respecter, que le même texte laisse à la convenance des parties, ce dont il se déduit qu’ont vocation à s’appliquer les règles de responsabilité instituées par l’article L. 442-6, I, 5°, du même code lorsque le préavis consenti est insuffisant au regard de la durée de la relation commerciale établie entre les parties et des autres circonstances ».

De toute façon, la cour d’appel avait estimé l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce ici inapplicable, en ce que le contrat en cause – de gérance-mandat – « n’implique pas de flux d’affaires entre les parties ». La notion de « flux d’affaires » est, en effet, étroitement liée à celle de « relation commerciale établie », condition d’application du régime protecteur prévu par ce texte. Sur ce point, l’arrêt est cassé pour défaut de base légale. Ce qui signifie très clairement, pour la Cour de cassation, que l’article L. 442-6, I, 5°, est applicable à la cessation du contrat de gérance-mandat, mais à condition que les juges du fond, s’ils le décident, motivent parfaitement les décisions, en d’autres termes apportent les éléments de fait nécessaires pour l’établir. Nous l’avons dit plus haut, une réponse positive ne va pas du tout de soi. En réalité, un élément est sans doute à prendre en compte : le fait que le contrat de gérance-mandat se double ou non d’un contrat d’approvisionnement – et singulièrement avec engagement d’exclusivité ou de quasi-exclusivité – du gérant-mandataire auprès de l’enseigne, c’est-à-dire du mandant. Si tel est le cas, la réponse est incontestablement positive, mais cela tient essentiellement – voire exclusivement – au contrat d’approvisionnement. Reste à espérer que la cour d’appel de Paris, désignée, autrement composée, comme cour d’appel de renvoi, nous apporte un éclairage sur ce point.

3. Enfin, une clause de non-concurrence post-contractuelle avait été stipulée dans le contrat de gérance-mandat. Cela est fréquent en pratique, comme dans tous les contrats de distribution. Le gérant-mandataire n’étant pas salarié, la validité de ladite clause n’est pas subordonnée à l’exigence du versement d’une contrepartie financière à son profit. Simplement, il est admis que cette clause de non-concurrence doit s’interpréter strictement, s’agissant d’une exception au principe de la liberté du commerce. Son application ne doit donc pas être étendue à des hypothèses qui n’ont pas été expressément prévues par ladite clause (Paris, 12 déc. 2018, n° 16/22323, Ledico févr. 2019, n° 111x0, p. 3, obs. C.-E. Bucher). En l’occurrence, la clause de non-concurrence avait été annulée par les juges d’appel qui l’ont jugée disproportionnée.

La Cour de cassation confirme la solution, considérant qu’une clause de non-concurrence comportant une interdiction de réinstallation à la fois dans le temps et dans l’espace peut toutefois être « rachetée », mais à la condition que l’enseigne justifie l’intérêt légitime – la protection du réseau ? – qui préside à sa stipulation : « la clause de non-concurrence prévue au contrat, qui fixe à un rayon de cinquante kilomètres à vol d’oiseau autour des magasins Gifi l’interdiction pour la société IDF management ou ses représentants d’exercer une activité concurrente, conduit, compte tenu de la densité du réseau de la société Gifi sur l’ensemble du territoire français et de la diversité de son activité, à une impossibilité, de fait, de toute réinstallation ; qu’il retient encore que la clause ne décrit ni n’établit l’intérêt légitime de la société Gifi, justifiant une telle interdiction pendant une durée de deux années ».