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Saisie spéciale : précisions sur le contrôle de proportionnalité

Après requalification, la Cour de cassation vient confirmer l’étendue du contrôle qui doit s’opérer en matière de saisie pénale spéciale portant sur « l’instrument » de l’infraction : les juges doivent notamment procéder à un contrôle de proportionnalité, sous réserve qu’une telle garantie soit invoquée.

par Hugues Diazle 29 avril 2020

À la suite d’un signalement Tracfin, une enquête préliminaire a été ouverte des chefs d’abus de confiance, abus de biens sociaux, corruption, blanchiment, faux et usage de faux : les investigations ont mis au jour un montage financier complexe ayant pour effet d’attribuer la gestion d’un établissement de santé pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) sans mise en concurrence, ni procédure d’agrément. L’analyse de ces relations contractuelles – dont certaines paraissaient équivoques, a révélé l’existence d’une probable rétro-commission pour un préjudice évalué, au minimum, à un montant de 2 400 000 €.

Sur autorisation du procureur de la République, les services enquêteurs ont effectué six saisies en valeur, sur les comptes bancaires de différentes personnes et entités mises en cause, pour un montant total de 1 307 000 €. Après décisions de maintien du juge des libertés et de la détention (JLD), quatre ordonnances, frappées d’appel, ont été confirmées par la chambre de l’instruction.

Par suite, une nouvelle saisie en valeur a été autorisée, puis maintenue, sur les comptes d’une société immobilière pour un montant total de 840 000 €. Suivant appel, la chambre de l’instruction a confirmé la décision entreprise par le JLD dans la mesure où : la procédure laissait suggérer l’existence d’un pacte de corruption ; la saisie, fondée notamment sur l’alinéa 9 de l’article 131-21 du code pénal, correspondait ici à une saisie en valeur du produit de l’infraction ; nettement inférieure au solde créditeur du compte, la mesure coercitive n’apparaissait pas disproportionnée ; l’ensemble des saisies maintenues n’excédait pas le montant du produit total des infractions ; la mesure coercitive ne bloquait pas le fonctionnement du compte, seul le montant saisi en valeur devant être consigné à l’agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC).

Devant la Cour de cassation, la société articulait un premier moyen de cassation judicieux en reprochant à la cour d’appel de s’être déterminée par référence au produit supposé de l’ensemble des infractions poursuivies, sans avoir recherché si la somme saisie n’excédait par la valeur du produit du seul délit qui semblait lui être imputé. Dans un second moyen de cassation, elle protestait contre l’imperfection du contrôle de proportionnalité opéré par la chambre de l’instruction, le dossier d’enquête n’établissant pas, à son sens, qu’elle ait pu bénéficier de la totalité du produit de l’infraction (v. égal. en ce sens, Crim. 19 déc. 2018, n° 18-85.712, Bull. crim. n° 218 ; D. 2019. 74 ).

Si la Cour de cassation vient ici rejeter le pourvoi, elle désavoue tout autant l’approche juridique adoptée par les juges de fond : en effet, elle considère que la somme de 840 000 € constitue ici « l’instrument » de l’infraction de corruption active – en d’autres termes, il ne s’agissait pas en l’espèce de saisir un bien pour la valeur qu’il symbolise (équivalente donc au produit de l’infraction), mais à raison du lien de proximité qu’il présentait avec l’une des infractions poursuivies.

Après avoir estimé la saisie proportionnée, eu égard à la gravité des faits et la situation économique de la société titulaire du compte, la chambre criminelle conclut que la cassation n’est pas encourue dans la mesure où la question de la requalification avait été préalablement mise dans le débat.

En propos liminaires, il convient de rappeler que, historiquement, la saisie pénale a été conçue comme une mesure utile à la manifestation de la vérité : ce n’est qu’avec la loi n° 2010-768 du 9 juillet 2010 que le législateur a considérablement élargi, dès le stade de l’enquête et de l’instruction, les possibilités de saisie patrimoniale afin d’assurer l’effectivité des peines de confiscation susceptibles d’être prononcées par la juridiction de jugement, notamment en introduisant les mesures de saisies dites « spéciales » aux articles 706-142 et suivants du code de procédure pénale (Dalloz actualité, 22 juin 2018, obs. H. Diaz). Depuis lors, la Cour de cassation précise régulièrement les modalités pratiques d’accomplissement de ses saisies, qui doivent s’exercer sous le contrôle, notamment, de la chambre de l’instruction (Dalloz actualité, 31 juill. 2019, obs. C. Fonteix). Il faut principalement garder à l’esprit que l’office des juges d’appel se limite à contrôler le respect du formalisme procédural, ainsi que le caractère confiscable du bien, tout en précisant le fondement juridique de la mesure (V. not., Crim. 5 déc. 2018, n° 18-80.059, Bull. crim. n° 205, AJ pénal 2019. 159, obs. J. Hennebois ).

En cette matière, les recours en contestation sont abondants : face aux prérogatives exorbitantes de l’autorité judiciaire, la défense mobilise souvent un très large éventail de fondements juridiques (tels que la présomption d’innocence, le droit de propriété, la durée excessive de la procédure, l’absence de risque de dissipation, ou parfois même le droit à la vie privée), parmi lesquels le principe de proportionnalité trouve souvent une place prééminente.

Pour mémoire, la Cour de cassation juge que le contrôle de proportionnalité est proscrit lorsque la saisie porte sur le « produit » de l’infraction, que la mesure soit réalisée en nature (Crim. 12 oct. 2016, n° 16-82.322, Bull. crim. n° 265) ou même en valeur (Crim. 5 janv. 2017, n° 16-80.275, Bull. crim. n° 7). En revanche, le contrôle de proportionnalité est exigé, lorsqu’une telle garantie est invoquée, si la saisie porte sur « l’instrument » de l’infraction, que la mesure soit effectuée en nature (Crim. 25 sept. 2019, n° 18-86.627 ; 25 sept. 2019, n° 18-86.641) ou même en valeur (Crim. 6 nov. 2019, n° 19-82.683, Dalloz actualité, 4 déc. 2019, obs. S. Goudjil ; D. 2019. 2139 ; ibid. 2020. 567, chron. A.-L. Méano, L. Ascensi, A.-S. de Lamarzelle, M. Fouquet et C. Carbonaro ) – étant observé que le contrôle consiste alors à évaluer l’atteinte portée au droit de propriété au regard de la gravité concrète des faits reprochés et de la situation de la personne concernée.

C’est bien cette solution que la chambre criminelle vient ici rappeler : « lorsque l’instrument de l’infraction est, au moment des faits, la propriété du mise en cause ou qu’il en a la libre disposition et que le propriétaire est de mauvaise foi, ledit instrument peut être saisi […] sous réserve, lorsque cette garantie est invoquée, du contrôle de proportionnalité » (Application du principe de proportionnalité à la saisie en valeur de l’instrument de l’infraction, 18 déc. 2019, M. Hy, Lexbase) – étant ajouté que les conditions de confiscation de l’instrument de l’infraction sont donc prévues par le deuxième alinéa de l’article 131-21 du code pénal.

À ce stade, une précision s’impose puisque, sauf erreur, il n’existe en droit interne aucune véritable définition des termes « produit » et « instrument ». Ces deux notions, qui ont été singulièrement introduites aux articles 41-4, 99, 373 et 481 du code de procédure pénale par la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016, portant notamment transposition de la directive 2014/42/UE du 3 avril 2014 relative au « gel et la confiscation des instruments et des produits du crime dans l’Union européenne », sont précisément définies par ladite directive :

  • par « produit » de l’infraction, il faut entendre « tout avantage économique tiré, directement ou indirectement, d’infractions pénales ; il peut consister en tout type de bien et comprend tout réinvestissement ou toute transformation ultérieurs des produits directs et tout autre gain de valeur » (art. 2.1) ;
  • par « instrument » de l’infraction, il faut comprendre « tout bien employé ou destiné à être employé, de quelque façon que ce soit, en tout ou en partie, pour commettre une ou des infractions pénales » (art. 2.3).

Pour la Cour de cassation, l’idée, probablement, est que le « produit » de l’infraction matérialise un profit illégitime : l’appareil répressif ne saurait consentir à ce que la personne poursuivie puisse s’enrichir en conservant, même marginalement, un bénéfice de l’infraction. À l’inverse, « l’instrument » ne procède pas d’une origine délictuelle puisqu’il préexiste à la commission de l’infraction : il appartient donc aux juges d’apprécier, lorsque la défense les y invite, l’atteinte alors portée au droit de propriété.

L’arrêt commenté permet également de rappeler que la « substitution de fondement » de la mesure de saisie est admise devant la chambre de l’instruction à condition que les juges d’appel aient préalablement invité les parties à en débattre contradictoirement (Crim. 17 févr. 2016, n° 14-87.845, Dalloz actualité, 16 mars 2016, obs. C. Fonteix ; AJ pénal 2016. 221, obs. O. Violeau ; Dr. pénal 2016. Comm. 69, obs. A. Maron et M. Haas ; 17 mai 2017, n° 16-87.320 ; 26 juill. 2017, n° 17-81.260). Néanmoins, de manière semble-t-il plus inédite, la « requalification » est ici opérée directement par la chambre criminelle – sans qu’il ne soit véritablement permis de décrypter les conditions dans lesquelles ce point de droit aurait pu être débattu contradictoirement.

À exagérer le trait, on pourrait écrire que la logique répressive est : « Saisissez ! Nous verrons après. Si la chambre de l’instruction ne rectifie pas, la Cour de cassation s’en chargera ». Sous couvert d’efficacité, il faut bien reconnaître que le droit positif offre des prérogatives absolument considérables aux autorités judiciaires pour faire procéder à de telles saisies (celles-ci s’avérant parfois injustifiées une fois la procédure achevée…).