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Saisine d’une juridiction non spécialisée en droit des pratiques restrictives : l’incompétence plutôt que l’irrecevabilité - Les hésitations

La règle découlant de l’application combinée des articles L. 442-6, III (devenu l’art. L. 442-4, III) et D. 442-3 (devenu l’art. D. 442-2) du code de commence, désignant les seules juridictions indiquées par ce dernier pour connaître de l’application des dispositions du I et du II de l’article L. 442-6 précité (devenues l’art. L. 442-1) institue une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir.

Dès lors, lorsqu’un défendeur à une action fondée sur le droit commun présente une demande reconventionnelle en invoquant les dispositions de l’article L. 442-6 précité (devenues art. L. 442-1), la juridiction saisie non-spécialisée doit, si son incompétence est soulevée, selon les circonstances et l’interdépendance des demandes : soit se déclarer incompétente au profit de la juridiction désignée par ce texte et surseoir à statuer dans l’attente que cette juridiction spécialisée ait statué sur la demande ; soit renvoyer l’affaire pour le tout devant cette juridiction spécialisée.

1. L’arrêt du 18 octobre 2023 de la chambre commerciale de la Cour de cassation suscite diverses certitudes : la saisine d’une juridiction non spécialisée en matière de pratiques restrictives de concurrence se paie, non plus d’une irrecevabilité de la demande, mais d’une incompétence de la juridiction, à raison de la méconnaissance de règles de compétence d’attribution exclusive ; c’est dès lors le régime des exceptions de procédure, et même du déclinatoire de compétence, qui doit être scrupuleusement observé par les parties. Pour les juridictions non spécialisées qui s’estimeraient incompétentes, cela entraînera la transmission directe du dossier à la juridiction spécialisée jugée compétente, à la façon d’une passerelle directe. En outre, ce changement de sanction entraîne un maintien de l’effet interruptif associé à la demande en justice mal orientée en application de l’article 2241 du code civil. Au-delà de ces certitudes bienvenues (v. M. Barba, Saisine d’une juridiction non spécialisée en droit des pratiques restrictives : l’incompétence plutôt que l’irrecevabilité – Les certitudes, Dalloz actualité, 7 nov. 2023), l’arrêt du 18 octobre 2023 suscite des hésitations, certaines générales et d’autres propres à l’appel.

Incertitudes générales

2. En première instance, une juridiction non spécialisée doit-elle (ou peut-elle) relever d’office son incompétence lorsque le droit des pratiques restrictives est invoqué ?

Antérieurement, la fin de non-recevoir tirée du défaut de pouvoir juridictionnel devait être relevée d’office par la juridiction non spécialisée (Com. 31 mars 2015, n° 14-10.016, Dalloz actualité, 22 avr. 2015, obs. X. Delpech ; D. 2015. 798 ; ibid. 996, chron. J. Lecaroz, F. Arbellot, S. Tréard et T. Gauthier ; ibid. 2526, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; AJCA 2015. 276, obs. J.-D. Bretzner ). C’était une fin de non-recevoir d’ordre public au sens de l’article 125 du code de procédure civile. La question est à présent de savoir si la règle de compétence d’attribution exclusive est d’ordre public au sens de l’article 76 du code de procédure civile, l’article 77 intéressant plutôt la compétence territoriale.

Lorsque le défendeur ne comparaît pas, l’incompétence peut toujours être relevée d’office (C. pr. civ., art. 76). Lorsque le défendeur comparaît, c’est bien différent : l’incompétence ne peut être relevée d’office qu’en cas de violation d’une règle de compétence d’attribution d’ordre public (C. pr. civ., art. 76). Les mots ont un sens et si la chambre commerciale retient que la règle qui désigne les juridictions spécialisées en matière concurrentielle institue une compétence d’attribution exclusive, elle ne retient explicitement pas qu’il s’agit d’une règle d’ordre public.

Mieux : elle indique que, lorsque le défendeur à une action fondée sur le droit commun invoque une disposition relevant du droit des pratiques restrictives, la juridiction saisie doit réagir « si son incompétence est soulevée » (§ 17).

Dès lors, la Cour de cassation non seulement modifie la sanction – l’incompétence au lieu de l’irrecevabilité – mais amoindrit aussi l’office du juge non spécialisé : celui-ci ne doit pas relever d’office son incompétence à raison de la matière concurrentielle. Le peut-il seulement ? Sans doute pas. D’une part, l’article 76 précité limite les possibilités de relevé d’office au cas de la violation d’une règle de compétence d’attribution d’ordre public, hors le cas où le défendeur ne comparaît pas. D’autre part, la Cour de cassation exige elle-même que l’incompétence soit « soulevée » (§ 17). Or le verbe « soulever » intéresse l’action des parties, cependant qu’est employé le verbe « relever » pour viser celle du juge. Cela pour dire que la règle de compétence d’attribution exclusive découverte par la chambre commerciale est certainement d’ordre privé : aux parties de soulever l’incompétence, avec interdiction faite au juge de la relever d’office.

Il est vrai que le nouvel article L. 444-1, A, du code de commerce précise désormais que les textes du droit des pratiques restrictives instaurent des dispositions « d’ordre public ». Cela étant, il apparaît nettement au regard des travaux préparatoires à la loi n° 2023-221 du 30 mars 2023 qu’il s’est agi de moduler l’application internationale des dispositions afin d’éviter leur contournement au moyen d’une clause de choix de loi ou d’un choix de juridiction ; il ne s’est nullement agi de commander l’office du juge français s’agissant de la spécialisation des juridictions, ce que l’examen de l’intégralité dudit article montre aussi bien. De sorte que cet article nouveau n’est pas de nature à faire de la compétence d’attribution exclusive des juridictions spécialisées une compétence d’ordre public, qui semble donc être plutôt d’ordre privé.

Si cette analyse est correcte, l’effectivité de la spécialisation juridictionnelle est compromise. Volontairement ou involontairement, les parties manqueront de soulever – ou soulèveront de façon irrégulière, ou se refuseront à soulever – l’incompétence de la juridiction non spécialisée, laquelle en connaîtra donc et rendra jugement, qu’il s’agisse d’une demande initiale fondée sur le droit des pratiques restrictives ou d’une demande incidente fondée sur le même droit.

3. Allons plus loin en restant dans la même veine : est-il loisible aux parties de déroger volontairement à ces règles de compétence d’attribution exclusive ? Une fois encore, les mots ont un sens. La chambre commerciale de la Cour de cassation parle de compétence d’attribution exclusive et non de compétence d’attribution impérative ou d’ordre public. De surcroît, elle paraît admettre que si les parties ne soulèvent pas l’incompétence d’une juridiction non spécialisée, cette dernière n’a pas le pouvoir de la relever d’office. De l’accord procédural né du silence des parties à la possibilité d’une dérogation anticipée et conventionnelle à la compétence d’attribution des juridictions spécialisées, il n’y a qu’un pas… qu’il faut pourtant hésiter à franchir.

L’hésitation procède d’abord des conditions générales de licéité des clauses attributives de juridiction matérielle. L’article 41 du code de procédure civile ne les autorise que fort...

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