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Article
Salaires minima hiérarchiques : l’articulation des normes conventionnelles
Salaires minima hiérarchiques : l’articulation des normes conventionnelles
Le Conseil d’État met un terme au débat entre le ministère du Travail et les partenaires sociaux relatif au salaire minimum hiérarchique (SMH). Le SMH n’est pas – comme le prétendait le premier – constitué du seul salaire de base ; la convention de branche peut définir, d’une part le montant des SMH, mais aussi leur structure.
par Sonia Norval-Grivet, Magistratele 13 octobre 2021
L’affaire soumise à la plus Haute juridiction de l’ordre administratif présentait, outre son impact juridique et son écho médiatique, des originalités à plus d’un titre.
D’abord, du point de vue procédural, car celle-ci a donné lieu, compte tenu de ses enjeux, à l’inauguration, par le Conseil d’État, d’une expérimentation novatrice : une audience publique d’instruction, rejoignant les réflexions actuelles menées sur la réforme de la Cour de cassation (et l’idée d’instaurer, sur certaines « affaires phares », un débat exceptionnel, appelé « procédure interactive ouverte ») et visant, selon les termes du communiqué de presse du Conseil d’État, « à éclairer la formation de jugement, en amont de l’audience de jugement et en complément de l’instruction écrite, sur les enjeux de l’affaire » et « permettre aux parties d’apporter des éléments de réponse aux questions posées par les membres de la formation de jugement ». Ensuite, et dans une moindre mesure, du point de vue de l’origine de la saisine du Conseil d’État, car celle-ci émanait tant d’organisations syndicales que d’une organisation patronale, preuve que la place de la négociation collective dans l’ordonnancement juridique constitue de part et d’autre un enjeu majeur.
Par cet arrêt emblématique, le Conseil d’État vient préciser les contours de la notion de « salaires minima hiérarchiques », qui constitue la première des treize matières énumérées par l’article L. 2253-1 du code du travail qui représente le « noyau dur » conventionnel relevant par nature de la branche et qui échappe au principe de primauté des accords d’entreprise (posé par l’art. L. 2253-3 du même code). Ce faisant, il précise les places respectives des différents niveaux de négociation collective et celle du pouvoir exécutif.
Les termes du débat : le contexte de l’ordonnance du 22 septembre 2017
Une prévalence de l’accord d’entreprise consacrée par l’ordonnance du 22 septembre 2017
Alors que, jusqu’à l’adoption de la loi du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social, le niveau de négociation privilégié était celui de la branche, le conflit éventuel entre des normes conventionnelles de niveaux différents se résolvant par l’application de la norme la plus favorable aux salariés – ce que la doctrine a nommé « principe de faveur » (A. Jeammaud, Le principe de faveur, enquête sur une règle émergente, Dr. soc. 1999. 115 ), le législateur a, par cette loi, inversé le principe de primauté pour ériger le niveau de l’entreprise en échelon de droit commun de la négociation collective.
Ce mouvement, poursuivi par la loi du 20 août 2008 qui a consacré, en matière de durée du travail, de très nombreuses hypothèses dans lesquelles la primauté de l’accord d’entreprise est impérative, a été renforcé par l’ordonnance n° 2017-1385 du 22 septembre 2017 confortant le principe de cette primauté.
Cette ordonnance a refondu les exceptions à ce principe de prévalence de l’accord d’entreprise en énonçant treize matières, énumérées par le nouvel article L. 2253-1 du code du travail, constituant un « noyau dur » de domaines auxquels, lorsque la convention de la branche s’en empare, les accords d’entreprise ne peuvent déroger, à moins de comporter des garanties au moins équivalentes (selon un principe que l’on peut désormais appeler non plus « de faveur » mais « d’équivalence »).
Les salaires minima hiérarchiques, une notion non définie par le législateur
Parmi ce noyau dur figure, au premier rang de ces dispositions (le 1°), les salaires minima hiérarchiques – qui relèvent, pour reprendre l’expression utilisée par la Haute juridiction administrative, du « premier bloc ».
La notion de SMH est toutefois une notion nouvelle, jusqu’alors inconnue du droit du travail, et qui n’a jusqu’à présent fait l’objet d’aucune définition textuelle. Devant ce vide juridique, la Direction générale du travail (DGT) a globalement retenu, depuis plusieurs années, une conception restrictive, considérant que relève du SMH – et de la garantie de primauté de l’accord de branche qui en découle – le salaire de base stricto sensu, intégrant certains avantages mais excluant tout complément de salaire.
L’arrêté ministériel dont la légalité a été appréciée par le Conseil d’État dans la présente affaire s’inscrivait dans la lignée de cette doctrine.
En mai 2018, quatre organisations syndicales et une organisation patronale de la branche du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire avaient ainsi, par un avenant à leur accord de branche, fixé des SMH comprenant non seulement un salaire de base, mais également une prime de fin d’année et une rémunération du temps de pause.
Par un arrêté du 5 juin 2019, la ministre du Travail a procédé à l’extension de cet avenant, mais en excluant toutefois du champ de cette extension des stipulations prévoyant que les SMH incluent certains compléments de salaire, au motif que les SMH entrant dans le champ de l’article L. 2253-1 du code du travail – et s’imposant, à ce titre, aux accords d’entreprise – ne peuvent se rapporter qu’à un salaire de base. L’arrêté contesté avait, par ailleurs, formulé une réserve d’interprétation similaire relativement au salaire minimum mensuel garanti pour les cadres à temps complet.
Une brèche comblée par le Conseil d’État : l’interprétation extensive de la notion de SMH
Le Conseil d’État, après un rappel de l’état du droit antérieur dont la valeur pédagogique est renforcée par la publication du communiqué de presse déjà mentionné, censure doublement cette interprétation restrictive de l’administration.
Le rappel des règles antérieures à l’entrée en vigueur de l’ordonnance de 2017
La haute juridiction rappelle ainsi qu’avant l’entrée en vigueur de cette ordonnance, « il revenait à la branche, par voie d’accord collectif s’imposant à tout accord d’entreprise, de fixer un salaire minimum conventionnel pour chaque niveau hiérarchique […], auquel la rémunération effectivement perçue par les salariés de la branche ne pouvait être inférieure », relevant qu’à cet égard, « les conventions de branche pouvaient déterminer, d’une part, le montant de ce salaire minimum conventionnel, et, d’autre part, les éléments de rémunération à prendre en compte pour s’assurer que la rémunération effective des salariés atteigne au moins le niveau du salaire minimum conventionnel correspondant à leur niveau hiérarchique ».
Elle précise, en se fondant sur la « jurisprudence constante de la Cour de cassation » – et cette référence explicite, si elle a été déjà utilisée par la Haute assemblée en matière fiscale (CE 22 févr. 2017, n° 394647 A, SCI Les Roches, Lebon ; AJDA 2017. 916 ), est suffisamment notable pour être soulignée – qu’à défaut de stipulations conventionnelles expresses sur les éléments de rémunération des salariés à prendre en compte pour procéder à cette comparaison, il convenait de retenir le salaire de base et les compléments de salaire constituant une contrepartie directe à l’exécution de la prestation de travail par les salariés. Sur ce point la Cour de cassation avait en effet jugé qu’« en l’absence de dispositions conventionnelles contraires, toutes les sommes versées en contrepartie du travail entrent dans le calcul de la rémunération à comparer avec le salaire minimum garanti », la circonstance qu’une prime ait pour objectif le maintien du pouvoir d’achat n’excluant pas qu’elle soit versée en contrepartie du travail (Soc. 7 avr. 2010, n° 07-45.322 P, Dr. soc. 2010. 712, obs. C. Radé ).
La consécration, dans le cadre de l’ordonnance de 2017, de la liberté conventionnelle au niveau supérieur de la branche en matière de définition des SMH
S’agissant des nouvelles dispositions applicables issues de l’ordonnance de 2017, dont le Conseil d’État rappelle qu’elle a notamment modifié l’articulation entre les conventions de branche et les accords d’entreprise, la décision relève qu’elles impliquent que la convention de branche peut définir les garanties applicables en matière de SMH, auxquelles un accord d’entreprise ne peut déroger que s’il prévoit des garanties au moins équivalentes.
En outre, si la convention de branche peut, y compris indépendamment de la définition des garanties applicables en matière de SMH, prévoir l’existence de primes, ainsi que leur montant, les stipulations d’un accord d’entreprise en cette matière prévalent sur celles de la convention de branche, qu’elles soient ou non plus favorables (sauf, le cas échéant, en ce qui concerne les primes pour travaux dangereux ou insalubres pour lesquelles la convention de branche, lorsqu’elle le stipule expressément, s’impose aux accords d’entreprise qui ne peuvent que prévoir des garanties au moins équivalentes – C. trav., art. L. 2253-2).
Cette précision, logique au regard de l’esprit et de l’architecture générale de l’ordonnance de 2017, permet d’articuler la liberté conventionnelle que conserve la branche et l’absence d’inclusion des primes au sein du noyau dur garanti par l’article L. 2253-1 du code du travail.
En revanche, en l’absence de définition par ce texte de la notion de SMH, et de tout éclairage sur ce point par les travaux préparatoires de l’ordonnance, le Conseil d’État juge qu’il est loisible à la convention de branche d’en fixer les contours, tout comme les éléments de référence auxquels ils ont vocation à être comparés (soit les seuls salaires de base, soit les rémunérations effectives incluant également certains compléments de salaire), et, bien entendu, d’en fixer le montant par niveau hiérarchique.
Une souplesse d’interprétation consacrée à travers le principe d’équivalence
Pour appliquer ce raisonnement, la Haute juridiction administrative n’exclut pas, a contrario, que même dans l’hypothèse où la convention de branche prévoit que les SMH incluent, outre le salaire de base, les compléments de salaire qu’elle identifie, un accord d’entreprise puisse réduire ou même supprimer ces compléments de salaire minimum. Toutefois, reprenant le « principe d’équivalence » dans une logique de modération de l’ancien « principe de faveur » du système antérieur, il assortit cette faculté de dérogation à la condition que cet accord prévoit alors « d’autres éléments de rémunération permettant aux salariés de l’entreprise de percevoir une rémunération effective au moins égale au montant des SMH fixé par la convention ». Le niveau des garanties salariales fixées à l’échelon de la branche s’en trouve ainsi, globalement, renforcé, mais une souplesse est reconnue à l’accord d’entreprise pour convenir de leurs modalités.
La limitation des prérogatives du pouvoir exécutif et du contrôle politique de la négociation de branche
De ce raisonnement en trois temps, le Conseil d’État déduit que l’exclusion et la réserve retenues par l’arrêté d’extension du ministre du Travail sont entachées d’une erreur de droit.
Ce faisant, il encadre les prérogatives de l’exécutif, et ainsi l’immixtion du pouvoir politique par le biais des restrictions qu’il peut apporter à l’extension des négociations collectives menées au niveau des branches.
Rappelons que la procédure d’extension, instaurée par la loi du 24 juin 1936 permet de généraliser, pour toutes les entreprises entrant dans son périmètre (au-delà donc de celles qui adhèrent aux organisations signataires de l’accord), l’application d’un accord collectif, et poursuit à la fois un objectif tant d’égalité sociale (en offrant des garanties équivalentes aux salariés d’une même branche ou d’une même profession) qu’économique (en soumettant des entreprises concurrentes aux mêmes coûts sociaux et en limitant les risques de « dumping social »).
Ayant largement contribué à ce que la grande majorité des salariés soient aujourd’hui couverts par un accord de branche, bénéficiant ainsi de droits conventionnels et de garanties étendues, elle est encadrée par le code du travail (art. L. 2261-15 s.), et permet au ministre de pallier l’absence ou la carence des organisations de salariés ou d’employeurs qui fait obstacle à la conclusion d’une convention ou un accord dans une branche d’activité ou un secteur territorial.
Le ministre chargé du travail peut exclure de l’extension, après avis motivé de la Commission nationale de la négociation collective, les clauses qui seraient en contradiction avec des dispositions légales. Il peut également refuser, pour des motifs d’intérêt général, notamment pour atteinte excessive à la libre concurrence ou au regard des objectifs de la politique de l’emploi, l’extension d’un accord collectif.
Si le Conseil d’État n’a pas eu à rendre, au contentieux, de décisions de principe l’amenant à contrôler l’appréciation portée par le ministre de motifs d’intérêt général sur lesquels il se serait fondé pour exclure certaines stipulations du champ de l’extension, l’arrêt commenté marque la volonté de la Haute juridiction d’exercer pleinement son contrôle de l’erreur de droit, y compris, dans le silence des textes, au regard de l’état du droit antérieur et de l’articulation des normes consacrée par la jurisprudence judiciaire.
Le raisonnement adopté par le Conseil d’État apparaît d’autant plus remarquable qu’en la matière, le dialogue entre les deux ordres de juridiction est fondamental. Il est vrai que si le juge administratif est compétent pour apprécier la légalité de l’arrêté, c’est au juge judiciaire qu’appartient l’appréciation de la légalité de l’accord conclu. Lorsque la légalité de l’arrêté d’extension est subordonnée à l’appréciation de la validité de la convention collective, le juge administratif doit ainsi surseoir à statuer et renvoyer l’examen de la question préjudicielle au juge judiciaire (CE 4 mars 1960, Dr. soc. 1960. 274, concl. Nicolay ; 7 mars 1986, D. 1988. Somm. 78, obs. Chelle et Prétot ; 3 mai 1993, RJS 1993. 449, n° 767). Réciproquement, en présence d’un arrêté ministériel d’extension, dès lors que l’extension d’un accord collectif par arrêté du ministre du Travail rend les stipulations de l’accord obligatoires pour tous les salariés et employeurs compris dans son champ d’application, il appartient seulement au juge judiciaire saisi d’un litige relatif à l’application d’un accord étendu de déterminer si l’employeur est compris dans le champ d’application de ce dernier (Civ. 2e, 12 mars 2020, n°Â 18-14.382 P, RJS 5/2020, n°Â 247). Pour autant, les deux ordres juridictionnels ne peuvent s’ignorer et leurs jurisprudences s’enrichissent mutuellement, sous l’impulsion notamment de la jurisprudence récente du tribunal des conflits : le juge, administratif comme judiciaire, saisi au principal peut en effet trancher la question lui-même s’il apparaît manifestement, « au vu d’une jurisprudence établie » (de la juridiction supérieure de l’autre ordre juridictionnel), que la contestation peut être accueillie (T. confl. 15 déc. 2008, n° 3652, Kim c/ Établissement français du sang, Lebon ; AJDA 2009. 365 , chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi ; RTD com. 2009. 296, obs. G. Orsoni  ; CE 31 mars 2017, n° 401069, Orange (Sté), Lebon ; AJDA 2017. 718 ; AJFP 2017. 307, et les obs. ). L’arrêt du 7 octobre 2021 s’inscrit dans cet esprit de pragmatisme juridictionnel.
Cette décision, largement saluée par les partenaires sociaux, aura probablement un impact majeur sur les entreprises des secteurs indépendants et de la grande distribution, en facilitant, dans le contexte inflationniste actuel, l’extension à un grand nombre de salariés des garanties de pouvoir d’achat minimum négociées au niveau de la branche.Â
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