Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Sanctions américaines : la CJUE appelée à interpréter la loi de blocage de l’Union européenne

Selon l’avocat général, une entreprise de l’Union européenne cherchant à résilier une relation contractuelle s’inscrivant dans la durée avec une entité iranienne visée par les sanctions américaines doit démontrer que sa décision n’est pas motivée par le souhait de respecter ces sanctions.

L’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu, le 12 mai 2021, ses conclusions dans une affaire qui viendra poser une première pierre à l’édifice jurisprudentiel à propos du règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996 portant protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’une législation adoptée par un pays tiers, ainsi que des actions fondées sur elle ou en découlant, dit « loi de blocage de l’UE ». La future décision de la CJUE, très attendue, pourrait même pousser le législateur de l’Union à repenser le fonctionnement des règles actuelles qui placent les entreprises européennes devant un choix extrêmement difficile : se conformer aux mesures américaines et faire face aux conséquences pour avoir violé la loi de blocage de l’UE, ou respecter cette loi mais prendre le risque de perdre l’accès aux marchés des États-Unis.

En novembre 2018, le fournisseur de services de télécommunication allemand, Telekom Deutschland, a notifié à une banque iranienne, disposant d’une succursale à Hambourg, la résiliation de tous leurs contrats portant sur les services de télécommunications, avec effet immédiat. Cette résiliation est intervenue quelques jours à peine après l’entrée en vigueur des nouvelles sanctions américaines à l’encontre de sociétés et autres entités iraniennes, dont l’application avait été suspendue en 2015. Leur rétablissement découlait en effet de la décision de mai 2018 du président américain de l’époque, Donald Trump, de se retirer, au nom des États‑Unis d’Amérique, de l’accord sur le nucléaire iranien.

Selon la banque, la résiliation de ses contrats était motivée uniquement par le souci de Telekom Deutschland, qui réalise environ 50 % de son chiffre d’affaires aux États-Unis, de se conformer à la réglementation américaine interdisant aux entreprises non américaines d’entretenir des relations commerciales avec des entités iraniennes visées par des sanctions primaires et prévoyant des sanctions secondaires à l’encontre des entreprises non américaines en cas de violation de cette interdiction. Elle estime que l’opérateur allemand a enfreint la loi de blocage de l’Union européenne dont l’article 5, § 1, interdit aux sociétés européennes de se conformer aux mesures extraterritoriales américaines. Telekom Deutschland se fonde, en revanche, sur la note d’orientation de la Commission, pour soutenir que le premier alinéa de l’article 5 de la loi de blocage de l’UE ne modifie pas son droit à une résiliation ordinaire, qui ne dépend pas d’un motif de résiliation, étant donné que cet article lui permet de mettre un terme à sa relation commerciale avec la requérante à tout moment et quels que soient ses motifs.

Remarque : une distinction est faite en droit américain entre les sanctions « primaires », applicables aux « US Persons » relevant de la juridiction des États-Unis, et les sanctions « secondaires » qui ciblent les entités étrangères qui feraient des transactions avec les pays ou entités visés par les sanctions. Ces sanctions « secondaires » peuvent donc être extraterritoriales.

Dilemmes impossibles

Dans cette affaire, le Hanseatische Oberlandesgericht Hamburg (tribunal régional supérieur de Hambourg, Allemagne) a saisi la CJUE de plusieurs questions préjudicielles portant sur l’interprétation du premier alinéa de l’article 5 de la loi de blocage de l’UE, qui prévoit qu’« aucune personne visée à l’article 11 ne se conforme, directement ou par filiale ou intermédiaire interposé, activement ou par omission délibérée, aux prescriptions ou interdictions, y compris les sommations de juridictions étrangères, fondées directement ou indirectement sur les lois citées en annexe ou sur les actions fondées sur elles ou en découlant ». L’avocat général propose d’y répondre à la seule lumière de la loi de blocage de l’Union européenne et du droit primaire, à l’exclusion de la note d’orientation de la Commission et du règlement d’exécution (UE) 2018/1101 de la Commission du 3 août 2018 établissant les critères pour l’application de l’article 5, deuxième alinéa, de la loi de blocage de l’UE. Mais, avant toute chose, il regrette que « les sociétés européennes [soient] confrontées à des dilemmes impossibles – et très injustes – causés par l’application de deux régimes juridiques différents et directement opposés ». Il estime par conséquent que « le législateur de l’Union pourrait avantageusement revoir la manière dont cette loi opère actuellement ».

Entrant ensuite dans le vif du sujet, l’avocat général relève que l’alinéa premier de l’article 5 de la loi de blocage de l’UE s’applique même lorsqu’un opérateur se conforme à la législation mentionnée à l’annexe de cette loi sans avoir préalablement reçu une injonction en ce sens de la part d’une administration ou d’un organe judiciaire étrangers. Cette interprétation est confortée par le libellé, l’objectif et le contexte de l’interdiction contenue dans la loi de blocage. L’avocat général observe, à cet égard, qu’en pratique de nombreuses grandes sociétés ont déjà mis en place des départements de compliance pour s’assurer que leurs actions sont conformes au régime de sanctions américaines, même en l’absence de toute instruction à cet effet.

Reconnaissance d’un droit de recours au profit des entreprises de pays tiers

L’avocat général considère, en outre, qu’une entreprise européenne cherchant à résilier un contrat normalement valable conclu avec une entité iranienne visée par les sanctions américaines doit démontrer, et convaincre la juridiction nationale, qu’elle ne l’a pas fait par souci de se conformer à ces sanctions. À cet égard, il relève que si la loi de blocage de l’UE ne vise pas à protéger les entreprises de pays tiers directement visées par les mesures américaines, elle leur confère néanmoins un droit de recours. Si tel n’était pas le cas, la mise en œuvre de la politique exprimée dans le premier alinéa de l’article 5 de cette loi reposerait uniquement sur la volonté des États membres et, indirectement, sur la Commission. Selon l’avocat général, la loi de blocage impose même une obligation de fournir une justification à la résiliation d’une relation commerciale avec une personne visée par des sanctions primaires. En effet, les objectifs poursuivis par cette loi seraient compromis si une entité pouvait discrètement donner effet à la législation américaine en gardant un silence opaque ne permettant pas de connaître ses motifs ni de contrôler ses méthodes. En l’espèce, l’avocat général estime qu’il appartient à Telekom Deutschland d’établir qu’il existait une raison objective, autre que le fait que la banque iranienne en cause était visée par des sanctions primaires, pour résilier les contrats en cause et qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier la véracité de tels motifs. Il précise que c’est l’intention de l’opérateur économique de se conformer aux sanctions qui importe, indépendamment du point de savoir s’il est effectivement préoccupé par leur application. Il admet toutefois qu’une entité puisse démontrer qu’elle est activement engagée, de manière cohérente et systématique, dans une politique de responsabilité sociale d’entreprise (RSE), qui l’oblige notamment à refuser de négocier avec toute société ayant des liens avec le régime iranien.

Absence de violation de la liberté d’entreprise

Enfin, l’avocat général considère qu’en cas de non‑respect, par une entreprise de l’Union, de l’interdiction faite par la loi de blocage de l’UE de se conformer à la législation américaine prévoyant des sanctions secondaires, la juridiction nationale saisie par une partie contractante visée par des sanctions primaires est tenue d’enjoindre à l’entreprise de l’Union de maintenir ces relations contractuelles. Selon lui, le premier alinéa de l’article 5 de la loi de blocage de l’UE n’est pas en soi contraire à la liberté d’entreprise protégée par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, d’autant plus que les opérateurs économiques peuvent demander à la Commission à être autorisés à déroger à l’interdiction prévue par cette loi dans la mesure où, notamment, un autre comportement léserait gravement leurs intérêts ou ceux de l’Union.

La balle est désormais dans le camp de la CJUE, qui, dans la grande majorité des cas, suit les conclusions de l’avocat général.

 

Éditions Législatives, édition du 26 mai 2021