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Le secret des affaires à nouveau malmené par le droit à la preuve

Ne justifie pas légalement sa décision une cour d’appel qui condamne une société au paiement de dommages et intérêts pour avoir obtenu et produit, au cours de l’instance, une pièce protégée par le secret des affaires, sans rechercher, ainsi qu’elle y était invitée, si cette pièce n’était pas indispensable pour prouver les faits allégués de concurrence déloyale et si l’atteinte portée par son obtention ou sa production au secret des affaires n’était pas strictement proportionnée à l’objectif poursuivi, dans la logique propre au droit à la preuve résultant de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.

La consécration du droit à la preuve a-t-elle sonné le glas du droit au secret ? Telle est, en peu de mots, l’interrogation que suscite immanquablement la lecture du présent arrêt de la chambre commerciale, à rapprocher d’un précédent identique (Com. 5 juin 2024, n° 23-10.954, Dalloz actualité, 28 juin 2024, obs. Y. Heyraud ; D. 2025. 289 , note V. Fourment ; Dalloz IP/IT 2025. 50, obs. O. de Maison Rouge ; RTD civ. 2024. 708, obs. J. Klein ) et d’un autre tout aussi récent de la deuxième chambre civile ayant vu s’affronter le secret médical et le droit à la preuve (Civ. 2e, 30 janv. 2025, n° 22-15.702 ; v. généralement sur ces questions, G. Lardeux, La conciliation entre secrets juridiques et vérité judiciaire : méthodes et sources du droit en question, D. 2023. 898  ; La loi, le juge et le secret, D. 2024. 1502 ; G. Loiseau, Le droit à la preuve face aux secrets, RJS 2017. 82 ; La preuve transgressive aux débats, CCE 2024. Étude 5). À l’analyse, le secret – des affaires en l’occurrence – ressort de la confrontation, sinon vaincu, au moins sérieusement affaibli. C’est là l’apport d’une croustillante affaire née du négoce de la pizza à emporter.

Une société ABC Food exploite un point de vente de pizzas à emporter en qualité de franchisée. Une autre société exploite une activité identique, en qualité de franchisée d’un autre franchiseur. La société ABC Food reproche à ses concurrents, franchisé et franchiseur, des actes de concurrence déloyale consistant en l’octroi de délais de paiement excessifs et de prêts contraires au monopole bancaire. La première assigne donc les seconds en cessation de ces pratiques et versement de dommages et intérêts. Le franchiseur de la société demanderesse intervient volontairement à l’instance au soutien de sa franchisée.

Reconventionnellement, le franchiseur de la société défenderesse demande le paiement de dommages et intérêts du fait de l’obtention et de la production par les parties adverses de pièces couvertes par le secret des affaires. Il apparaît en effet que les sociétés demanderesses avaient obtenu de membres du réseau de franchise ennemi des documents manifestement confidentiels, puis les avaient formellement produits à l’instance pour étayer leurs allégations.

En cause d’appel, les demandes initiales du franchisé et du franchiseur agissant sur le fondement de la concurrence déloyale sont rejetées. En revanche, les demandes indemnitaires reconventionnelles fondées sur la violation du secret des affaires sont accueillies, de sorte que les demandeurs initiaux sont condamnés in solidum à payer une certaine somme en réparation du préjudice moral subi par leur adversaire.

La société ABC Food et son franchiseur se pourvoient en cassation.

Ils font d’abord grief à l’arrêt de rejeter leurs demandes fondées sur la violation du monopole bancaire. L’argumentaire associé est balayé par la chambre commerciale de la Cour de cassation, sans considérant normatif notable.

Les requérants font ensuite grief à l’arrêt de les condamner en réparation du préjudice moral subi par l’adversaire pour avoir obtenu et produit, en cours d’instance, des éléments couverts par le secret des affaires.

De première part, les requérants estiment que les éléments litigieux n’étaient pas couverts par le secret des affaires. La Cour de cassation en disconvient en s’appuyant lourdement sur l’analyse des juges du fond. De seconde part et surtout, les requérants considèrent qu’à supposer opposable le secret des affaires, il incombait à la cour d’appel de vérifier, ainsi qu’elle y était invitée, si l’obtention et la production des éléments litigieux n’étaient pas justifiées par leur droit à la preuve – sorte de fait justificatif de nature à faire échapper les intéressés à la moindre condamnation indemnitaire. Cette fois, le moyen fait mouche.

La chambre commerciale développe sa motivation. Elle rappelle, en premier lieu, que selon l’article L. 151-8, 3°, du code de commerce, le secret des affaires n’est pas opposable, à l’occasion d’une instance relative à celui-ci, lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue pour la protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union européenne ou le droit national. Or, en second lieu, il résulte de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments couverts par le secret des affaires, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. La conclusion tombe en troisième et dernier lieu : la cour d’appel devait rechercher, comme elle y était invitée, si la pièce litigieuse produite n’était pas indispensable pour prouver les faits allégués de concurrence déloyale et si l’atteinte portée par son obtention ou sa production au secret des affaires de l’adversaire n’était pas strictement proportionnée à l’objectif poursuivi, dans la logique du droit à la preuve.

Cassation – toute partielle – est prononcée sur ces motifs.

L’arrêt ainsi rendu par la chambre commerciale est la réplique d’un précédent en date du 5 juin 2024 (Com. 5 juin 2024, n° 23-10.954, préc.), abondamment et judicieusement commenté. Il est néanmoins intéressant de s’y repencher avec le bénéfice du recul. L’apport sous l’angle de la couverture du secret des affaires n’est pas inintéressant (sur quoi, v. not., Y. Heyraud, Le secret des affaires peut être écarté par l’impératif du droit à la preuve, Dalloz actualité, 28 juin 2024, spéc. nos 6 s.). Cependant, l’essentiel gît, selon nous, dans l’idée que le droit à la preuve est de nature non seulement à autoriser l’obtention et la production d’une preuve illicite mais également à exonérer civilement de responsabilité la partie ayant violé le secret des affaires. Le droit à la preuve déploie ainsi ses ailes – une véritable « montée en puissance » selon l’expression exacte de Julie Klein (Le secret des affaires à l’épreuve du droit à la preuve, RTD civ. 2024. 708, ). Sans doute n’a-t-on pas fini d’en apprécier l’envergure.

Le droit à la preuve permet l’obtention et la production d’une preuve illicite

C’est l’aspect le moins spectaculaire de l’arrêt : le droit à la preuve permet l’obtention et la production d’une preuve illicite, en l’occurrence obtenue et produite en méconnaissance du secret des affaires. Ce principe est connu de longue date (Civ. 1re, 5 avr. 2012, n° 11-14.177, Dalloz actualité, 23 avr. 2012, obs. J. Marrocchella ; D. 2012. 1596 , note G. Lardeux ; ibid. 2826, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero ; ibid. 457, obs. E. Dreyer ; RTD civ. 2012. 506, obs. J. Hauser ). Sa consécration est bien antérieure à la récente et célèbre décision de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, qui a reconfiguré le régime applicable à la preuve déloyale en l’alignant sur celui de la preuve illicite (Cass., ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20.648, Dalloz actualité, 9 janv. 2024, obs. N .Hoffschir ; D. 2024. 291 , note G. Lardeux ; ibid. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki ; ibid. 296, note T. Pasquier ; ibid. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; ibid. 613, obs. N. Fricero ; ibid. 1636, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; JA 2024, n° 697, p. 39, étude F. Mananga ; AJ fam. 2024. 8, obs. F. Eudier ; AJ pénal 2024. 40, chron. ; AJCT 2024. 315, obs. A. Balossi ; Dr. soc. 2024. 293, obs. C. Radé ; Légipresse 2024. 11 et les obs. ; ibid. 62, obs. G. Loiseau ; RCJPP 2024, n° 01, p. 20, obs. M.-P. Mourre-Schreiber ; ibid., n° 06, p. 36, chron. S. Pierre Maurice ; RTD...

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